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10/04/2022

Georges Didi-Huberman, Gestes de l'air et de pierre

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La plus juste parole n’est surtout pas celle qui prétend « dire toujours la vérité ». Il ne s’agit même pas de la « mi-dire », cette vérité, en se réglant théoriquement sur le manque structurel dont les mots, par la force des choses, sont marqués (1). Il s’agit de l’accentuer. De l‘éclairer — fugitivement, lacunairement — par instants de risque, décisions sur fond d’indécisions. De lui donner de l’air et du geste. Puis, de laisser sa place nécessaire à l’ombre, qui se referme, au fond qui se retourne à l’indécision qui est encore une décision de l’air. C’est donc une question, une pratique de rythme : souffle, geste, musicalité. C’est donc une respiration. Accentuer les mots pour faire danser les mots et leur donner puissance, consistance de milieu en mouvement. Accentuer les manques pour faire danser les mots et leur donner puissance, consistance de corps en mouvement.

 

(1) Lacan, « Télévision » (1971), Autres écrits, Paris, Le Seuil, 200, p. 109.

 

Georges Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre, éditions de Minuit, 2005, p. 9.

01/01/2022

Georges Didi-Huberman, Imaginer recommencer, ce qui nous soulève 2

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Dire il est temps, c’est tout autre chose que de dire on a le temps, par exemple. Celui qui croit pouvoir affirmer qu’il « a le temps », croit, en réalité, disposer du temps ou le posséder, l’« avoir » en quelque sorte, ce qui lui permettra toutes les manœuvres subjectives, toutes les procrastinations, tous les calculs, toutes les fuites, toutes les lâchetés politiques. Mais quand il est temps — et plus encore quand il est grand temps, façon d’« intensifier ou d’accentuer l’expérience de ce temps ci — nous ne disposons plus de rien, c’est plutôt le temps lui-même qui dispose de nous, nous entraîne dans son tourbillon et nous « possède », nous investit de sa force qui est souveraineté du  kairos, irruption ou éruption de l’urgence historique... La question demeurant de savoir, à chaque fois, quand et comment les subjectivités accordent leurs désirs, depuis le temps où ils se sont psychiquement formés pour comprendre, pour décider qu’il leur faut agir à temps, et donc se soulever maintenant ou jamais.

 

Georges Didi-Huberman, Imaginer recommencer, ce qui nous soulève 2, éditions de Minuit, 2021, p. 12.

06/12/2021

Georges Didi-Huberman, Niki Giannari, Passer, quoi qu'il en coûte

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(...) Après tout, les réfugiés ne font que revenir. Ils ne « débarquent » pas de rien, ni de nulle part. Quand on les considère comme des foules d’envahisseurs venus de contrées hostiles, quand on confond en eux l’ennemi avec l’étranger, cela veut surtout dire que l’on tente de conjurer quelque chose qui, de fait, a déjà eu lieu : quelque chose que l’on refoule de sa propre généalogie. Ce quelque chose, c’est que nous sommes tous des enfants de migrants et que les migrants ne sont que nos parents revenants, fussent-ils « lointains » (comme on parle des cousins). L’autochtonie que vise, aujourd’hui, l’emploi paranoïaque du mot « identité », n’existe tout simplement pas et c’est pourquoi toute nation, toute région, toute ville ou tout village sont habités de peuples au pluriel, de peuples qui coexistent, qui cohabitent, et jamais d’« un peuple » autoproclamé dans son fantasme de « pure ascendance ». Personne en Europe n’est « pur » de quoi que ce soit — comme les nazis en ont rêvé, comme en rêvent aujourd’hui les nouveaux fascistes — et si nous l’étions par le maléfice de quelque parfaite endogamie pendant des siècles, nous serions à coup sûr génétiquement malades, c’est-à-dire « dégénérés ».

 

Georges Didi-Huberman, Niki Giannari, Passer, quoi qu’il en coûte, éditions de Minuit, 2017, p. 31-32.

06/07/2020

Georges Didi-Huberman, Éparses

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Éparses, les positions psychiques que chacun est susceptible de tenir au creux d’une seule, d’une simple expérience émotionnelle.

Je me souviens — c’était il y a longtemps —qu’un jour où je pleurais beaucoup, je rencontrai par hasard mon visage dans le miroir. Quelque chose alors se brisa, quelque chose apparut : mon existence devint éparse, clivée. Je découvris, à me voir pleurant, une perception nouvelle : cela partait sans doute de moi-même et de mon chagrin du moment, mais cela ouvrait soudain une dimension bien plus large, impersonnelle et intéressante. Un ailleurs dans l’ici-même. C’était devenu, en un seul instant et sans doute pour le reste de ma vie, la leçon d’un nouveau regard. Il était né de la mise à distance, fatale dans cette situation optique : me voyant pleurer, j’observai tout à coup, comme de l’extérieur, ce que l’émotion, chose toute intérieure, modifiait sur l’interface de mon visage (pas beau à voir, d’ailleurs : régressif, grimaçant, chiffonné).

 

Georges Didi-Huberman, Éparses, éditions de minuit, 2020, p. 9-10.

13/10/2018

Georges Didi-Huberman, Passer, quoi qu'il en coûte

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(…) Après tout, les réfugiés ne font que revenir. Ils ne « débarquent » pas de rien ni de nulle part. Quand on les considère comme des foules d’envahisseurs venues de contrées hostiles, quand on confond en eux l’ennemi avec l’étranger, cela veut surtout dire que l’on tente de conjurer quelque chose qui, de fait, a déjà eu lieu : quelque chose que l’on refoule de sa propre généalogie. Ce quelque chose, c’est que nous sommes tous les enfants de migrants et que les migrants ne sont que nos parents revenants, fussent-ils lointains (comme on parle des « cousins »). L’autochtonie, que vise, aujourd’hui, l’emploi paranoïaque du mot « identité », n’existe tout simplement pas et c’est pourquoi toute nation, toute région, toute ville ou tout village sont habités de peuples au pluriel, de peuples qui coexistent, qui cohabitent, et jamais d’ « un peuple » autoproclamé dans son fantasme de « pure ascendance ». Personne en Europe n’est « pur » de quoi que ce soit — comme les nazis en ont rêvé, comme en rêvent aujourd’hui les nouveaux fascistes —, et si nous l’étions par le maléfice de je ne sais quelle endogamie pendant des siècles, nous serions à coup sûr génétiquement malades, c’est-à-dire « dégénérés ».

 

Georges Didi-Huberman, Niki Giannari, Passer, quoi qu’il en coûte, éditions de minuit, 2017, p. 31-32.

18/03/2015

Georges Didi-Huberman, Écorces

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J’ai levé les yeux vers le ciel. En cet après-midi de juin où l’azur était plombé, couleur de cendre, j’ai senti la lumière implacable comme on reçoit un coup. La ramure des bouleaux au-dessus de ma tête. J’ai fait une ou deux photographies à l’aveugle, sans trop savoir pourquoi — je n’avais, à ce moment, aucun projet de travail, d’argument, de récit —, mais je vois bien aujourd’hui que ces images adressent vers les arbres du Birkenwald une question muette. Une question posée aux bouleaux eux-mêmes, les seuls survivants si l’on y pense, qui continuent de croître ici. Je constate, en comparant mon image avec celle du photographe clandestin de Birkenau, que les troncs des bouleaux sont désormais bien plus épais, bien plus solides qu’ils ne l’étaient en juin 1944.

   La mémoire ne sollicite pas seulement notre capacité à fournir des souvenirs circonstanciés. Les témoins majeurs de cette historie — David Szmulewski, Zalmen Gradowski, Lejb Langfus, Zalmen Lewental, Yakov Gabbay ou Filip Müller — nous ont transmis autant d’affects que de représentations, autant d’impressions fugaces, irréfléchies, que de faits déclarés. C’est en cela que leur style nous importe, en cela que leur langue nous bouleverse. Comme nous importent et nous bouleversent les choix d’urgence adoptés par le photographe clandestin de Birkenau pour donner une consistance visuelle — où le non reconnaissable le dispute au reconnaissable , comme l’ombre le dispute à la lumière —, pour donner une forme à son témoignage désespéré.

 

Georges Didi-Huberman, Écorces, éditions de Minuit, 2011, p. 51-52. Photo Georges-Didi-Huverman

06/05/2014

Georges Didi-Huberman, Essayer voir

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« Comment essayer dire ? » (how try say ?), se demande Beckett1. Et il répond par l'indication d'un geste double ou dialectique, un geste constamment reconduit à la façon dont nos propres paupières ne cessent d'aller et venir, de battre au-devant de nos yeux : « Yeux clos » (clenched eyes), pour ne pas croire que tout serait à notre portée comme le matériau intégral d'une demonstration ad oculos. « Yeux écarquillés » (staring eyes), pour s'ouvrir et s'offrir à l'irrésumable expérience du monde. « Yeux clos écarquillés » (clenched staring eyes), pour penser enfin, et même pour dire, essayer dire tout cela ensemble2. Si le langage nous est donné, le dire nous est constamment retiré, et c'est par une lutte de tous les instants, un essai toujours à recommencer, que nous nous débattons avec cet innommable de nos expériences, de notre défaut constitutionnel devant l'opacité du monde et de ses images.

 

Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Les Éditions de Minuit, 2014, p. 53.

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1 S. Beckett, Worstxard Ho, London, John Calder, 1983, p. 17 (repris chez Faber en 2009). Trad. E. Fournier, Cap au pire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 20.

2 Ibid, p. 11 (trad. cit., p. 12).

02/04/2014

Georges Didi-Huberman, Sentir le grisou

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   Sentir le grisou, comme c'est difficile. Le grisou est un gaz inodore et incolore. Comment, alors, le sentir ou le voir, malgré tout ? Autrement dit, comment voir sentir la catastrophe ? Et quels seraient les organes sensoriels d'un  tel voir venir, d'un tel regard-temps ? L'infinie cruauté des catastrophes, c'est qu'en général elles deviennent visibles bien trop tard, une fois seulement qu'elles ont eu lieu. Les catastrophes les plus visibles — les plus évidentes, les plus étudiées, les plus consensuelles —, les catastrophes auxquelles on a spontanément recours pour justifier ce qu'est une catastrophe, ce sont les catastrophes du passé, celles que d'autres, selon nous, n'ont pas su ou pas voulu voir venir, celle que d'autres n'ont pas su empêcher. Nous les reconnaissons d'autant plus facilement que nous n'en sommes pas — ou plus — comptables aujourd'hui.

   Une catastrophe s'annonce bien rarement comme telle. Il est facile de dire, dans l'absolu du passé, « ce fut une catastrophe » lorsque tout a explosé, lorsque beaucoup sont déjà morts. Il est aussi facile de dire, dans l'absolu du futur, « ce sera une catastrophe » pour tout et n'importe quoi, puisque tout et n'importe quoi, c'est l'évidence, un jour disparaîtra par lente ou soudaine destruction. Mais il est bien plus difficile de dire « la voici qui arrive, maintenant, ici, cette catastrophe », la voici qui arrive dans une configuration que l'on était loin d'imaginer si fragile, si offerte au feu de l'histoire. Voir une catastrophe, c'est la voir venir dans sa singularité masquée, dans cette particulière « fêlure silencieuse » [...], cette fêlure qu'elle a creusée mine de rien. Et lorsque tout brûle, lorsque la catastrophe bat son plein sans que nul ne puisse plus l'arrêter, il ne reste, à ceux qui la subissent de plein fouet mais espèrent encore depuis leur souffrance voie leur mort prochaine, que l'énergie d'en appeler au témoignage, à l'archive, à la documentation pour une histoire future de la catastrophe.

 

Georges Didi-Huberman, Sentir le grisou, éditions de Minuit, 2014, p. 9-10.

30/10/2013

Georges Didi-Huberman, Soulèvements poétiques (poésie, savoir, imagination)

Georges Didi-Huberman, "Soulèvements poétiques (poésie, savoir, imagination), peinture, heuristique, Rimbaud, Baudelaire

                     Le poème comme don de mots-voyances

 

   Séparément, sans doute, les mots sont aveugles. Mais certaines façons de les agencer, certaines tournures pour leur faire prendre position, certaines phrases en somme, sont capables de devenir voyances. Ce n'est pas le seul mot pan qui nous fait voir quelque chose dans la peinture de Vermeer depuis le texte de Marcel Proust, ce n'est pas le seul mot rigole qui nous fait voir quelque chose dans la peinture de Rembrandt depuis le texte de Jean Genet : mais la façon de montage rythmique de la langue que ces mots, aux bons moments, viennent scander. Ayant compris assez vite que regarder n'était pas simplement une affaire optique puisqu'on regarde aussi avec des phrases, j'ai construit toutes mes tentatives, toutes mes approches — historiques ou philosophiques —  de l'image, à travers une heuristique de la langue descriptive et théorique, un jeu constant pour sortir des conventions littéraires où les discours sur l'art, depuis l'ekphrasis antique, se sont trop souvent enfermés.

   J'ai donc lu et relu les lettres fameuses où Arthur Rimbaud, en 1871, dit et répète à l'envi qu'il s'agit en poésie de « trouver une langue [pour] être voyant. [...] se faire voyant. [...] se rendre voyant » et parvenir — « un jour, j'espère » — à ce qu'il nomme carrément une « poésie objective ». Pendant des années je n'ai pas commencé un seul de mes textes sans avoir relu préalablement quelque texte de Charles Baudelaire. Il ne s'agissait pas de citer des poèmes en exergue comme on met une cerise sur le gâteau de la pensée philosophique : il s'agissait de regarder une image avec les mots d'un poète que cette image me semblait particulièrement appeler. Ce que, vis-à-vis des usages différents qui ont cours dans l'histoire ou la critique d'art je n'ai pu que modestement nommer des "fables". Ainsi pour phraser mon regard des empreintes de cendre inventées par Claudio Parmiggiani, il m'a fallu "suivre de la langue" — comme on dit "suivre du regard" — des phrases trouvées dans Lucrèce (cet homme qui a eu l'audace unique en Occident d'exposer un système philosophique complet sous la forme d'un seul, fût-il gigantesque, poème).

 

Georges Didi-Huberman, "Soulèvements poétiques (poésie, savoir, imagination)", dans PO&SIE, n° 143, juin 2013, p. 154-155.

 

 

 

 

22/04/2012

Georges Didi-Huberman, Écorces

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  Ce baraquement du camp d’Auschwitz a été transformé en stand commercial : il vend des guides, des cassettes, livres de témoignage, des ouvrages pédagogiques sur le système concentrationnaire nazi. Il vend même une bande dessinée très vulgaire, qui semble raconter les amours d’une prisonnière et d’un gardien du camp. Il est donc un peu tôt pour se réjouir complètement. Auschwitz comme Lager, ce lieu de barbarie, a sans doute été transformé en lieu de culture, Auschwitz comme « musée d’État », et c’est tant mieux. Toute la question est de savoir de quel genre de culture ce lieu de barbarie est devenu le site exemplaire.

   Il semble qu’il n’y ait aucune commune mesure entre une lutte pour la vie, pour la survie, dans le contexte d’un « lieu de barbarie » comme le fut Auschwitz en tant que camp, et un débat sur les formes culturelles de la survivance, dans le contexte d’un « lieu de culture » comme l’est aujourd’hui Auschwitz en tant que musée d’État. Il y a pourtant bien une commune mesure. C’est que le lieu de barbarie a été rendu possible — puisqu’il fut pensé, organisé, soutenu par l’énergie physique et spirituelle de tous ceux qui y travaillèrent à nier la vie de millions de personnes — par une certaine culture, une culture anthropologique et philosophique (la race, par exemple), une culture politique (le nationalisme, par exemple), voire une culture esthétique (ce qui fit dire, par exemple, qu’un art pouvait être « aryen » et qu’un autre était « dégénéré ». La culture, ce n’est donc pas la cerise sur le gâteau de l’histoire : c’est encore et toujours un lieu de conflits où l’histoire même prend forme et visibilité au cœur même des décisions et des actes, aussi « barbares » ou « primitifs » soient-ils.

 

Georges Didi-Huberman, Écorces, éditions de Minuit, 2012, p. 19-20.

© Photo Georges Didi-Huberman, p. 19.