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05/11/2025

Christian Prigent, Zapp & zip

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Quant à ce que couramment on appelle poésie « contemporaine », poésie « vivante » (et que d’ailleurs on n’appelle plus ainsi que par commodité distraite : sans guère savoir de quoi l’on parle, sans nul souci de le savoir mieux), ça s’affaire plutôt à oublier la poésie : la poésie comme question posée aux parlants sur le fait qu’ils parlent et que parler fait justement d’eux des « poètes », même s’ils ne savent rien de ce qu’est la poésie, n’en lisent jamais, n’en écrivent pas.

Rien de neuf : il y aura toujours des démangés pour appeler poésie des expressions d’affects ou des jaculations d’opinons découpées en lignes d’inégale longueur, des chroniqueurs pour trouver ça très bien puisque ça parle du monde, dit « réel », des lecteurs attendris pour en prendre connaissance (en écoutant leur profération plutôt qu’en déchiffrant leur version écrite) parce que ça ne fait que répéter les connaissances qu’ils ont déjà.

La poésie inquiète elle-même (qui suis-je ? que puis-je ? où vais-je ?), soucieuse de ce qu’elle fut (encombrée du coup d’une lourde bibliothèque), curieuse de ce qu’elle sera (pas sûr a priori que son illusion ait quelque avenir), cette poésie-là n’a aucune chance face aux rengaines que l’époque nomme poèmes bien que ne les travaille aucune des questions que je dis (elle n’y croit pas (elle n’y voit que ringardise et manie intello.)

 

Christian Prigent, Zapp & zip, P.O.L, 2025, p. 680-681.

 

04/11/2025

Christian Prigent, Artaud, le toucher de l'être

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Artaud accomplit dans la violence, dans les mots, dans la radicalité du geste stylistique, un destin d’humain pour autant qu’humain veut dire parlant. Et s’il l’accomplit, c’est parce que ses écrits sont sans doute, parmi tous ceux que compte notre « bibliothèque », ceux qui emportent au plus loin le tracé de ce qui fonde l’être humain en tant qu’être séparé parce qu’il parle. La puissance de fascination que peut exercer Artaud vient à mon sens de la sensation qu’il donne de pousser à bout d’une façon à la fois savante et impulsive, implacablement rythmée et superbement arrogante dans sa douleur même, cette logique de la séparation : parce qu’il forme sans cesse la langue (le chant) du séparé (d’avec le corps, d’avec le monde) et nous assène à chaque coup la vérité sans fleurs. Or, c’est là, à mon sens, le point névralgique auquel touche toute expérience littéraire digne de ce nom. Artaud nous situe au cœur d’une question à laquelle aucune formule théorique ou stylistique ne saurait répondre sinon par la mise en évidence de sa propre énigme et de son propre ratage – au sens où l’œuvre d’Art est ratée mais où c’est dans ce ratage magnifique qu’est sa nécessité (son toucher de l’être). C’est dans ce commentaire infini sur le ratage de l’humain (son inadéquation au réel immédiat et à sa propre réalité corporelle), que se trouve, je crois, la vérité de l’expérience littéraire.

Je suis frappé de voir que les jeunes gens qui écrivent aujourd’hui ne lisent plus guère Artaud. Il n’appartient pas à leur bibliothèque. Peut-être est-ce l’une des conséquences de leur méfiance envers toute tentative de penser globalement la question de la littérature, voire d’une sorte de rejet de la littérature comme pensée et de l’interrogation théorique sur l’essence de la littérature.

Christian Prigent, Artaud, le toucher de l’être, entretien avec Olivier Penot-Lacassagne, dans Artaud en revues, sous la direction d’O. Penot-Lacassagne, L’Âge d’Homme, 2005, p. 137-138. 

 

 

12/10/2025

Christian Prigent, À quoi bon des poètes

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Je crois […] que faire de la littérature c’est poser la question même du sens, faire glisser les sens les uns dans les autres, dessiner des espaces de prolifération et d’indécision du sens. Et je crois que ce geste (qu’impulse une négativité têtue) a aussi le sens d’une violente affirmation : il affirme empiriquement (dans l’expérience du jeu des langues) qu’il y a toujours quelque chose d’inqualifiable, de suspendu, de vide au cœur du rapport que les parlants entretiennent avec le monde, avec les choses, avec leur corps, avec les autres ; un trou dans la communauté, qui rend la communauté à la fois impossible et possible ; un vide qui rend la communauté intolérable et qui pourtant lui donne l’élasticité, la porosité sans quoi toute communauté serait panoptique et carcérale (totalitaire).

Ce quelque chose est dans le langage, le fait du langage (qui nous sépare du monde). Tenter d’en effacer le point d’obscurité (dans la cohérence des systèmes explicatifs, la stase enchaînée des concepts, l’éclat des visions utopiques, voire l’homogénéité des fictions qui articulent du temps) est l’objectif des énoncés positifs (sans lesquels la communauté sombrerait dans la barbarie sans lois). La ramener obstinément dans et par la langue est l’objectif de la littérature, sans quoi la communauté sombrerait dans la barbarie totalitaire de la loi. Il faut faire avec ça, avec cette fatigante ambivalence : aucune chance de penser le monde (et de vivre un monde ouvert, un monde vivable) si on ne joue pas sur les deux tableaux.

 

Christian Prigent, À quoi bon encore des poètes, collection 222, 1994, p. 33-34.

06/10/2025

Christian Prigent, Artaud, le toucher de l'être

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Artaud accomplit dans la violence, dans les mots, dans la radicalité du geste stylistique, un destin d’humain pour autant qu’humain veut dire parlant. Et s’il l’accomplit, c’est parce que ses écrits sont sans doute, parmi tous ceux que compte notre « bibliothèque », ceux qui emportent au plus loin le tracé de ce qui fonde l’être humain en tant qu’être séparé parce qu’il parle. La puissance de fascination que peut exercer Artaud vient à mon sens de la sensation qu’il donne de pousser à bout d’une façon à la fois savante et impulsive, implacablement rythmée et superbement arrogante dans sa douleur même, cette logique de la séparation : parce qu’il forme sans cesse la langue (le chant) du séparé (d’avec le corps, d’avec le monde) et nous assène à chaque coup la vérité sans fleurs. Or, c’est là, à mon sens, le point névralgique auquel touche toute expérience littéraire digne de ce nom. Artaud nous situe au cœur d’une question à laquelle aucune formule théorique ou stylistique ne saurait répondre sinon par la mise en évidence de sa propre énigme et de son propre ratage – au sens où l’œuvre d’Art est ratée mais où c’est dans ce ratage magnifique qu’est sa nécessité (son toucher de l’être). C’est dans ce commentaire infini sur le ratage de l’humain (son inadéquation au réel immédiat et à sa propre réalité corporelle), que se trouve, je crois, la vérité de l’expérience littéraire.

Je suis frappé de voir que les jeunes gens qui écrivent aujourd’hui ne lisent plus guère Artaud. Il n’appartient pas à leur bibliothèque. Peut-être est-ce l’une des conséquences de leur méfiance envers toute tentative de penser globalement la question de la littérature, voire d’une sorte de rejet de la littérature comme pensée et de l’interrogation théorique sur l’essence de la littérature.

Christian Prigent, Artaud, le toucher de l’être, entretien avec Olivier Penot-Lacassagne, dans Artaud en revues, sous la direction d’O. Penot-Lacassagne, L’Âge d’Homme, 2005, p. 137-138. 

 

 

28/06/2024

Christian Prigent, Chino fait poète : recension

christian prigent,chino fait poète : recension

                                        « l’obscur acrimonieux du monde »

 

Une biographie, si détaillée soit-elle, ne retient toujours que quelques aspects d’une vie, même quand elle est construite à partir de documents d’archives, de manuscrits et qu’elle s’appuie sur tous les ouvrages déjà écrits sur le sujet. On pense à la monumentale Vie de Sade de Gilbert Lely ou à celle de Jean-Jacques Pauvert : l’une et l’autre laissent le lecteur seulement moins ignorant.  Tout autre est Chino fait poète de Christian Prigent ; dernier d’une série « dont le protagoniste est son double Chino, petit Breton de Saint-Brieuc » ; la matière serait tirée pour l’essentiel de ce que l’auteur a vécu et se rangerait dans un genre littéraire relativement récent, l’autobiographie.

 

Les titres des sept chapitres excluent d’emblée toute continuité dans un récit qui rapporterait des parties de la vie : on passe de "Chino sur la falaise" à "Chino fait poète", avant "Chino au bocage", etc. : chaque ensemble est autonome et si le livre a une unité, on ne la perçoit pas dans l’histoire de Chino. Le poème d’ouverture oriente vers autre chose que l’autobiographie. Son titre "8 h. aux doigts de rose" renvoie à L’Odyssée (« L’aurore aux doigts de rose »), et, en même temps, refuse le ton épique : on est loin de l’aurore à 8h ; refus confirmé par les deux premiers vers, « drrring : les doigts rosses ! un dé / gobillé d’aube a déboulé ». Le lecteur est bien dans la poésie et non dans une autobiographie, ce qu’explicite sans ambiguïté la quatrième de couverture, « Décors et figures roulés dans la farine syllabique, embrouilles avec l’espace, méli-mélo de temps, cadences têtues, ratures pour rire, ratés calculés : appelons ça poésie ».

On pourrait courir à la fin du livre, il s’achève avec un "testament", sur le modèle médiéval : c’est dire que chacun aura bien peu pour se souvenir du donateur, une écharde pourrie de la vraie croix ou un calcul rénal. On lira sans hâte en relevant (ou non) les nombreux renvois explicites ou allusifs aux œuvres littéraires. Prigent apprécie les classiques latins, ici Ovide, mais il n’omet pas, ironiquement, les citations qui faisaient le succès des pages roses du Petit Larousse, comme « ô-temps-ô-mœurs-et-cetera » (Cicéron, o tempora o mores) ; la plupart des écrivains présents appartiennent au substrat littéraire de l’auteur, comme Rimbaud (qui ouvre l’ensemble "bocage" avec « et les églogues en sabots / grognant dans le verger », les Illuminations), Baudelaire, Rabelais, Sterne, Artaud et Le Pèse-nerfs, Hölderlin, cité en allemand — « L’image de mon cœur peut être trouvée dans l’ombre ou ici », Nietzsche se jetant au cou d’un cheval, Zanzotto. Quelques mots, un titre suffisent parfois pour identifier un écrivain ; « le dimanche de la vie » pour Queneau, « louve » pour Denis Roche, « double » pour Artaud. Avec « la possibilité d’un calamar » renvoi est fait à un roman à succès, et « la terre (ô) ne ment jamais à leurs sabots » est une référence (cruelle pour la revue Argile) à un discours de Pétain (25 juin 1940 « la terre, elle, ne ment pas »), passage repris pour décrire ce qui est vu « par la fenêtre » : « la terre car c’est elle ah / ah elle ne ment jamais / pue pourri salut ça pullule » — tout commentaire serait superflu. On est tenté de dire qu’il n’y a là rien de nouveau : l’œuvre de Prigent ne peut être séparée d’une plongée dans la littérature dont elle se nourrit, pas plus que du réel qui est son assise.

 

Le réel tel qu’il est dans Chino fait poète n’est en rien aisé ou plutôt il est à peu près comme chacun le connaît s’il ne ferme pas les yeux et ne se bouche pas le nez. Le monde est d’abord vivant des corps qui l’occupent, avec « la pisse des chevaux / les pétales à l’égout ». Un quatrain, en forçant le trait, résume ce qu’est le « dehors », "Dehors pue bon" :

 

                       l’odeur d’eau d’heur d’or où

                       pue-t-elle mieux qu’aux doux

                       fumiers déconcertants ? aimées

                       ordures que ne cessent vos fumées !

 

(On notera au passage le plaisir des allitérations et assonances, dont on ferait volontiers un florilège en y ajoutant quelques rimes bien venues, comme « fesse / face »). Cela ne gêne en rien sauf à refuser la réalité ou à imaginer qu’elle deviendra belle en la donnant telle, « non la clarté des mondes / mais le cœur amoureux de l’immonde ». Ce qui est difficile à supporter, à penser, c’est « l’obscur acrimonieux du monde » et la conscience de la fin : le vieux thème lyrique est revisité à plusieurs reprises, « que tu te dis qu’étant né / tu files au néant ». La mort est bien présente, jusqu’à    parfois tout envahir, « la maison la mort la mort la maison / mmmm mercy murmure la maison »,    et l’on est déjà un peu dans la forme du testament avec la graphie de « mercy ». On ne sort de l’obscur qu’avec la relation amoureuse, au moins quand elle est écrite : un ensemble y est consacré ("Chino #sex-addict"), mais elle est présente ailleurs dans les poèmes, par exemple : « ferme les yeux tu verras mieux con / centré de matière amoureuse de toi / (peut-être) fondre et coller / à ta couenne […] ».

 

Ce qui importe, semble-t-il, c’est justement de continuer à écrire sans concession, hors de toute école — les images surréalistes chères à Breton sont expulsées — et tout aussi fermement le retour contemporain à une nature souvent mythifiée, quand ce n’est pas l’éloge du "chant" des oiseaux, « plus flore & faune décampent / plus il leur colle au cul le poète ». Rejeter les tentations formalistes dans lesquelles « on / bouge la langue pas / plus qu’un chœur d’opéra », rester « hostile au style »,

Prigent écrit à nouveau ce qui est le fond de sa poétique ; où est la beauté ? « (non l’image : l’énorme / soufflerie d’émoi /le charabia / l’informe) ».

                       

 Christian Prigent, Chino fait poète, P.O.L, 2024, 176 p., 19 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 3 mai 2024. 

 

 

10/07/2021

Christian Prigent, Chino au jardin

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[Chino] monte et descend le long de son jardin comme un élastique énervé avec des pétarades de pancartes à la mitraillette :

 

                           Toute l’écriture

est de la cochonnerie

 

            ou

 

                      La poésie : merde pour ce mot

 

                                       ou

 

                                    Poésie ?

                                  La Haine !

 

 

                                       ou

 

                                    La poésie ?

                                  Inadmissible !

                                                              *d’ailleurs n’existe pas !

 

On n’y co :=prend rien si on n’est pas du coin. Passe ton chemin, touriste au doigt vissé à la tempe ! Si tu lèves le nez vers le bleu du ciel, tu verras circuler dans les courants oscillants quelques parapentistes impatients. Ils attendent een tournicotant qu’on débarrasse le plancher pour atterrir les pieds dans le plat. À moi Antonin ! Francis ! Georges ! Denis ! appelle d’en bas époumoné d’extase de midinet Chino. Qu’on égaille un peu les familles classées par affinités qui patouillent la vase poétiquement dans des crottes de vers ! Et sans transition, il va au-devant d’une petite troupe gaie qui se tord les pieds dans le cailloutis. Car entre les bruyères qui crient les voici ! et les tamaris qui pleurent que tant pis ! s’amènent échevelée de coiffures christiques la clique aux flancs creux en pétard contre tout et rien dont le capital exploiteur du monde, les cloches de Sorbonne qui tout amochissent et la poésie perte de la pensée.

 

Christian Prigent,  Chino au jardin, P.O.L, 2021, p. 214-216.

 

09/07/2021

Christian Prigent, Chino au jardin

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Mais pressons pressons. Déjà cent étoiles au ciel. Prends ton chapeau, mets tes bretelles : si tu rates la messe, la soupe après c’est pas l’oignon, c’est la grimace. On se précipite, pite, patte, deux pattes quatre à quatre au trot toutes jambes caro cari cara caracole hop là au galop. Qui botte en tra tra versant cataclop le carré tchouc tchouc aux choux tagada le cul de qui qui encombre ? GM, de Ki, le chien qu’a un œil qui dit kaoc’h à l’autre. S’il en avait deux qui diraient merde, ce serait Kiki. Avait qu’à pas japper beurton en large sur le seuil en plus d’aboyer chinot en long dans l’allée : va voir si y a pas du lapin ailleurs dans les Pointus d’Hiver.

 

Christian Prigent, Chino au jardin, P.O.L, 2021, p. 175.

14/11/2019

Reinhard Priessnitz, 44 poèmes

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Large au séant

 

                     Et pourquoi qu’tu trompaytes ?

                    j. van hoddis

 

moins de fesses, d’yeux, cerveaux,

ça suffirait. moins de mains.

bien. moins de texte. ôter l’image ;

moins de mots. nuls relais,

rejets, nulle vapeur ! sans pin-pon

écrire encore moins de vagues.

plus de  papier, moins de trombones

à cul lisse aussi dégonflé. nul présent !

 

Reinhard Priessnitz, 44 poèmes, traduction

Alain Jadot, préface Christian Prigent,

NOUS, 2015, p. 147.

05/08/2019

Reinhard Priessnitz, 44 poèmes, Poésie complète

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Large aux séant

 

                         Et, pourquoi qu’tu trompaytes ?

                          j.van hoddis

 

moins les fesses, d’yeux, cerveaux,

ça suffirait, moins de mains,

bien. moins de texte, ôter l’image ;

moins de mots. nuls relais,

rejets, nulle vapeur !  sans pin-pon

écrire encore, moins de vagues.

plus de papier, moins de trombone,

à cul lisse aussi, dégonflé, nul présent !

 

Reinhard Priessnitz, 44 poèmes, Poésie complète,

traduction Alain Jadot, préface Christian Prigent,

NOUS, 2015, p. 147.

16/03/2018

Reinhard Priessnitz, 44 poèmes

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premier jet d’un projet

 

glisser perturbé dans la chaleur

patiner confus vers l’équarri

flotter affolé vers l’agenouillé

 

le bourdon harcèle l’après-fête

amortir l’achevé contaminé

refouler des douleurs incongrues

 

gicler tremblant sur le rivé

parsemer terrifié le pompé

débouler étonne l’ déjà donné

 

fendre bluffé sur l’ancré

dériver pâle dans l’immergé

asperger frissonnant le méconnu

 

Reinhard Priessnitz, 44 poèmes, traduction

Alain Jadot, préface Christian Prigent,

NOUS, 2015, p. 135.

06/03/2018

Christian Prigent, Merde pour ce mot

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                          Merde pour ce mot par Christian Prigent

 

 Journal, 2 mars 2018

 

L’Humanité est mon journal, j’ai dit ailleurs pourquoi. Cet amour, parfois, est déçu. Hier : pages « poésie » (le Printemps s’amène, des becs gorgés de vers vont cuicuiter dans les librairies, centres d’art, théâtres, maisons de poésies…). Fronton : « La poésie ? Un arc-en-ciel qui se lève à minuit ». Ça commence fort. Plus fort : « Muse, sa parole ailée déchire la nuit, la lumière filtre ». Toujours les cieux de convention, les yeux blancs, les mollets lyriques cambrés, « le cœur à l’écoute », le moi qui bave, le « chant du désir », la « fraîcheur du vent », maman Nature mon adorée, la chatouille sous les bras rhétoriques pour des exaltations sur-jouées. A côté, puisqu’il faut aussi au « Poète » (grand pet) « séquestrer les jougs contraires », les déplorations rituelles sur les espaces médiatiques « dramatiquement rétrécis », la misère marginalisée de la corporation (mais sa dignité dans ces déboires).

Où est le pire ? dans l’insignifiance paresseuse du poète chroniqué ? dans la logorrhée abrutie du chroniqueur (un « poète », lui aussi, forcément) ? En tout cas, dans le fourmillant petit monde poétique, rien n’a changé. Toujours les mêmes ignorances, les faiblesses de pensée, les narcissismes artistes, les formes abandonnées aux enchaînements réflexes, aux lieux communs, aux pires clichés, aux vieilleries métaphoriques recyclées sans scrupule. Le mot même de « poésie » s’étire là-dedans comme un chewing-gum mille fois remastiqué, délavé de tout goût, avec des petites bulles d’œuf peinturluré comme effet voulu bœuf. « Merde » pour lui, comme disait Ponge, s’il ne nomme que ça.

Que le Printemps des Poètes se nourrisse de ces déjections du temps est dans l’ordre des choses et n’a pas d’importance. Mais que L’Huma célèbre ces niaiseries réactionnaires me navre.

Texte publié sur Sitaudis le 5 mars 2018.

 

 

 

19/11/2017

Christian Prigent, L'orthographe au zoo

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Au zoo, la-le visiteur.trice grammairien.ne admiratif.tive peut désormais observer les bêt.e.s suivant.e.s : la-le léopard.e, la-le giraf.e, la-le hippopotam.tame, la-le rhinocéros.rosse, la-le kangouroux.rousse, la-le impale-la, la-le crocodil.delle, la-le lamantin.tine, la-le zébu.e, la-le phacocher.chère, la-le bison.ne, la-le grand.e koudoux.douce, la-le porc-que épic-que, la-le castor.e, la-le chat.te pêcheur.cheuse.cheresse, la-le civet.te de lapin.pine, la-le gazil.zelle, la-le antilop.lope, la-le autruc.truche, la-le babouin.e et tout.te.s sort.te.s de animâles-femelles plus petit.te.s : la-le belet-te, la-le souris.se, la-le raton.ne laveur.veuse, la-le perroquet-quette, la-le tourtereau-relle, les corbeaux-belles et les freux.frelles sur les fils.filles électriques, la-le maquereau-relle et la-le carpe.pette dans la-le bassin.ne chez les phok-que.s et les nombreux.breuses mouch.e.s sur  le œil et la oreille du-de la panthèr.e

 

Christian Prigent, L'orthographe au zoo, publié sur Sitaudis le 11 novembre 2017.

01/11/2017

Christian Prigent, Journal

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27/08 [2017) (écrire / ne pas écrire)

 

Les longues périodes (des mois parfois) sans « écrire » (écrire vraiment : creusement des mémoires, parcours des archives, lectures tout entières programmées par leur utilité pour le travail en cours, effort acharné au style, poursuite de l’expression sensorielle « juste », élaboration des tensions, phrase/phrasé, soucis techniques de composition, séances régulières et longues, perspective de « livre » — publication)…

Ces phases m’ont toujours enfoncé dans des états péniblement dépressifs. Sans doute parce que peu à peu, alors, s’en va toute chance de prise symbolique, toute initiative souveraine, toute possibilité de résistance à la pression paradoxalement dé-réalisante du dehors (le « monde » saturé de représentations, la « réalité » toujours-déjà fixée en mots et images, le lieu commun où s’évanouit et s’aliène la singularité sensible de l’expérience.

Du monde, alors, je ne comprends plus rien, il flotte devant moi et en moi comme un nuage fuyant, ce n’est qu’un paysage flou. C’est comme si tout sens et toute vie m’abandonnent. Ne reste qu’une pénible sensation de débilité et de déréliction, sans doute à chaque fois arrivée (misérablement avivée pour autant que mêlée de honte, de sentiment du ridicule), par la terreur, inscrite au plus profond de moi, de la perte d’amour, d’abandon, de ce que j’ai appelé un jour la « seulaumonditude » : je ne suis pas « au monde », le monde n’est plus ni en ni à « moi », etc.

 

Christian Prigent, Journal (extraits), Sitaudis, 2017.

 

 

23/10/2017

Christian Prigent, Chino aime le sport : recension

 

christian prigent,chino aime le sport : recension

     Chino aime "le" sport ? le football et le cyclisme sont privilégiés, parce qu’à un moment ou un autre pratiqués par Christian Prigent, mais beaucoup d’autres activités sportives sont présentes, natation, boxe, rugby, marathon, etc. ; toutes liées soit à la biographie de Christian Prigent et à son histoire familiale, soit plus largement à « quelques épisodes marquants de la « grande » histoire 1945 [année de la naissance de C.P.]-2015. » (4ème de couverture). Le destin individuel est inclus dans le mouvement collectif, ce qui explique en partie la présence d’un paratexte inhabituel dans un livre de poèmes.

   En caractères romains, corps réduit, des dates à la droite de certains vers renvoient à un événement historique, parfois à la biographie de C.P., dates qui invitent à consulter les notes en fin de volume. À la suite des notes, un tableau à plusieurs entrées : à une date déterminée correspondent trois colonnes : politique, sport, texte, par exemple :

1958 / Débuts de la Ve République / Création a Tunis de l'équipe de foot du FLN/ 

                                                                                                                               Mekhloufi

   Les parents de C.P. étaient adhérents du Parti communiste, ce n’est pourtant pas dès l’enfance que le politique entre dans sa vie et ce qui s’est passé au cours des années 50 est reconstruit. Au moment de l’insurrection en Hongrie, en 1956, contre le régime communiste, « on crabouille tout sous les chenilles / Socialistes (bien fait ! nous dit l’Huma / L’à Staline et Thorez dévoué Kanapa » (82) — la mère de C.P. déchire sa carte, « papa pas » et « ça lui torticole à fond le ki / Ki cocu » pour accepter la répression. Quant à C.P., il est en dehors, comme ensuite au moment de la prise de pouvoir en France par de Gaulle, « Mais que piges-tu de tout ça ? Peu voire nib ou couic » (89). On relève cependant à divers endroits sa présence, et la dernière partie ("Envoi"), la plus brève, s’ouvre sur une photographie récente (2015) ou l’on voit C.P. en short — en séance de gymnatique sur une plage ? courir vers la mer ? Le réel biographique s’insère dans une histoire familiale et, plus discrètement peut-être, dans la région natale, la Bretagne : le poème d’ouverture est un hommage à Éric Tabarly, un titre comprend le nom d’un camarade d’enfance, Auguste Delaune est évoqué (résistant dirigeant de la région Normandie-Bretagne, torturé à mort par les nazis), et l’on note au fil de la lecture un jeu de mots (« d’Armor à mort », 89), des mots en breton (« tad coz », = grand-père). Cependant ces éléments, comme d’autres, sont parties minuscules d’un ensemble.

   Ce qui est en premier plan, ce sont des événements qui ont modifié (modifient encore) la vie de populations entières, pas seulement celle de C.P. : le Front populaire, par exemple, avec les premiers départs en congés payés — sont rappelés les premiers mots d’une chanson de 1936, « Ma blonde entends-tu dans la ville [Siffler les fabriques et les trains /Allons au-devant de la bise, / Allons au-devant du matin] ». Bien d’autres bouleversements sont rappelés et mis en relation avec le présent ; le stalinisme, la fin de l’URSS, la chute du mur de Berlin en 1989 et presque immédiatement après cette chute « le flash de pub Camel s’épin / Gla(s) tonitruant et déblatérant chameau » (136) et c’est partout le triomphe de « l’Euro / Ligarchie financière », alors qu’est « crabouzillée contre les barrières de barbelés / Ou asphyxiée la viande syrienne en camion immigrée » (138). Ajoutons le camp d’Argelès où s’entassèrent les réfugiés espagnols qui, « survivants / Gelaient comme à Calais (Sangatte) on / Gèle » (61), la guerre d’Algérie ; etc. :Le point commun de nombreux événements, c’est qu’on y voit tout — choses, lieux, corps — en argent par le capitalisme triomphant et, il fallait s’y attendre, même Auschwitz devient un site touristique comme un autre.

   Et le sport ? Ce que conserve C.P. des événements sportifs passés illustre l’absence d’autonomie du sport. Dans l’Allemagne nazie des années 1930, les athlètes juifs n’existent plus en tant que tels, le footballeur hongrois Ferenc Puskás passe à l’Ouest après 1956, Emil Zatopek condamne l’intervention soviétique à Prague en 1968 et est exclu du Parti communiste, et. L’histoire d’autres sportifs, qui pourraient sembler guidée par des choix de l’individu, est tout autant liée au monde extérieur ; ainsi celle des sportifs qui se droguent, pour gagner, comme Lance Armstrong, ou que l’on oblige à prendre des stéroïdes anabolisants comme l’athlète de l’ancienne Allemagne de l’Est Marlies Göhr ; défilent Javier Sotomaros suspendu à vie pour drogue, Tom Simpson mort à la suite d’un dopage…

   Ironie tragique, le skipper Éric Tabarly meurt noyé, Roger Rivière reste paralysé après une chute, Marcel Cerdan disparaît dans un accident d’avion, Luis Ocana atteint d’un cancer se suicide. N’y a-t-il pas de figure heureuse ? C.P. retient celle du cycliste Gino Bartali qui portait des messages aux résistants et des faux papiers pour sauver des Juifs, celle des athlètes noirs américains Tommie Smith et John Carlos qui levèrent le poing (ganté de noir) quand l’hymne américain fut exécuté aux J. O. de 1968. Certes, quelques sportifs ont vécu à l’écart de la marchandisation généralisée, pourtant à partir de l’ensemble des morceaux choisis dans l’histoire des sports se construit une représentation d’un monde qui se défait. Qu’en tirer ?

Ah ! que ce soit boxe ou vélo ou art

Ça sert à quoi de s’bouger la graisse

(…) on finit

À serrer les dents sous le pissenlu

(« graisse » rime avec « détresse »…)

 

Lisons autrement. Dans cette représentation du monde viennent s’insérer d’autres éléments, notamment la littérature. Explicitement avec trois exemples : Pier Paolo Pasolini, assassiné, tapait le ballon ; Maïakovski par le biais de Yachine, gardien de but qui était quasiment son sosie, « car gapette prolo + mâchoires / Id + double mètre = ego ! ; les trois complices de C. P. dans la revue TXT (Éric Clémens, Jean-Pierre Verheggen, Jean-Luc Steinmetz — les trois poèmes se suivent. On relèvera également la parodie d’un vers de Baudelaire, à propos des anciens cyclistes (« leurs pompes de Géants les empêchaient de marcher », 148), la reprise d’un fragment du Bateau ivre (« l’Europe aux anciens parapets », l’allusion à une chanson de Boris Vian et à Beckett avec « en attendant Goddet » (nom du directeur du Tour de France à partir de 1936). On reconnaît encore avec une expression archaïque déformée (« vous en-t-il souvient (pour dire l’émotion) », 147) Le Lac de Lamartine (« Un soir, t’en souvient)il… »). Le cinéma est aussi présent (« Stan Laurel est mort les G.I. débarquent au Vietnam », 95), pas toujours directement (« Groucho Merckx », 94). Mais ce ne sont pas ces éléments qui apparaissent d’abord au lecteur, c’est une écriture qui rompt avec sa propre pratique et avec l’idée que l’on se fait de la poésie.

   Il faut un certain temps pour s’inventer sa lecture, et dresser la liste de ce qi déborde la norme aboutirait à un ensemble complexe. Sont mis à mal la syntaxe ()et la morphologie (l’héros, skon, endsous, xest, d’mo, etc. — ce qui ne surprend plus trop depuis Queneau), y compris avec la formation de néologismes chairdepoulé, tamtamant, on s’aplaventre), le plus souvent sous la forme de mots valises. Le vocabulaire emprunte au Moyen Âge (sadinet, bran), aux langues régionales et au français dit "populaire", et les langues étrangères sont abondamment sollicitées : elles ont pour fonction de défaire la lisibilité — quel lecteur pratique le japonais et le russe et la graphie gothique de l’allemand ? —, mais cette graphie signale aussi un moment particulier de l’histoire, tout comme l’introduction de l’italien est liée à certains personnages, comme Pasolini, l’anglais au capitalisme, etc. Les mots valises eux-mêmes ne sont que rarement des créations humoristiques : qu’on relise « camaorades » (21 pour évoquer un engagement politique, « septombe » (24) pour les Touts jumelles de New York, « l’huile hon / Tueuse » (43) pour la mort de Tom Simpson, « la réuni / Frication » (130) pour la réunion des deux Allemagne ; etc.

  1. P. privilégie les accords phoniques en tous genres, souvent dérangeants parce qu’ils sont proches de ce que l’on attribuerait à un potache, de « au rhum enrhume » (50) à « la mousse de sa moustache » (119), parce qu’ils donnent à voir le jeu de la langue (la langue a du jeu), avec l’introduction d’un calligramme « OO » (54) pour figurer des jumelles, avec la répétition de sons (« moite d’moi on mata », 148 ; « le pipi des pipettes », 150), etc., les onomatopées, l’usage d’éléments perturbateurs comme les sigles, les nombres, etc. Tout cela, on en conviendra, communément à l’écart de la poésie.

   On ne dira rien de la composition du livre, qu’explicite les titres de « I. Court » à « IV. Très long », ni de la versification avec la préférence de C. P. pour l’impair, le 11 syllabes (aussi vers de 9 et de 15) et son usage des ressources connues pour obtenir le nombre de syllabes voulu : « multiplicati-on » (83), e muet compté ou non — cette question demanderait une étude particulière. Ce qui importe, et ce sur quoi il faut insister, c’est que l’ensemble est porté par une singulière allégresse, qui me semble lisible dans l’autoportrait qui ouvre l’avant dernier poème :

Ex-cyclococo ex-maofooteux ex-pop’poète ex-

Épique opaque avant-gardiste ex-occupé par le sexe

 

Ex-(sous peu)tout dans ton âge sage ( ?) à peu de tifs plus d’os

Rhumatismeux vazy roule ce qui te reste de bosse

 

En touriste d’Europe aux anciens parapets (…)

 

Christian Prigent, Chino aime le sport, P.O.L, 2017, 176 p., 18 €.

Cette note a été publiée sur Sitaudis le  10 septembre 2017.

 

 

 

 

03/10/2017

Christian Prigent, Ça tourne, notes de régie

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Littérature = affrontement catastrophique à l’innommable. 

 

Je pars de ceci qui concerne empiriquement TOUS les êtres parlants : qu’aucun des discours positifs (science, morale, idéologie, religion…) ne rend compte de l’expérience que nous faisons intimement, chacun pour notre compte, du monde (de la manière dont le réel nous affecte). Parce que le monde (le monde dit « extérieur » société, politique, histoire — et le monde « intérieur » — nos « cieux du dedans » — mémoire, inconscient, imaginaire) ne nous vient pas comme sens, mais comme confusion, affects ambivalents, jouissance et souffrance mêlées, chaos, fuite, polyphonie insensée.

 

Christian Prigent, Ça tourne, notes de régie, L’Ollave, 2017, p. 22.