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11/03/2024

Georges Perros, Œuvres

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                                      X 

Que les hommes se suicident, c’est assez logique. On comprend. Qu’ils deviennent fous, c’est beaucoup plus troublant. Que la folie puisse constituer l’issue d’une pensée trop vécue — court-circuitée — cela met en cause l’authenticité de tout homme pensant qui ne devient pas fou. Penser est fou. S’installer dans cette région minée, la rationaliser, comme on dit, et dès lors travailler… hum !

Le travail ne vaut que dans la mesure où il retient les cavales de la folie. « Si je ne travaille pas, je deviens fou », se dit l’homme. Or combien sont devenus fous malgré leur travail, ce dernier au cœur même de leur existence.

Il y a donc une folie organisée. Qui bouche les trous. Répare en vitesse les lézardes. Puis la mort naturelle arrange tout.

Je n’aime pas les déclarations d’avant-mort. En général, c’est : « tant mieux, y en a marre ». Formule généralement soufflée par ceux qui ont fait preuve d’un optimisme débordant. Pour faire croire quoi ? à qui ?

 

Georges Perros, Œuvres, Quarto/Gallimard, 2020, p. 960.

04/11/2023

Jules Renard, Journal, 1887-1910

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Pourquoi se déplacer ? D’une certaine hauteur de rêve, on voit tout.

À relire des vieilles lettres, j’éprouve déjà un plaisir de vieux.

Métro : on entre dans la gueule populaire.

Travailler à n’importe quoi, c’est-à-dire faire de la critique.

La mort ne nous prend peut-être que tout à fait développés : ma lenteur à croître me rassure. 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 1097, 1097, 1103, 1104, 1108.

16/09/2021

Baudelaire, Fusées, Mon cœur mis à nu

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Pour guérir de tout, de la misère, de la maladie et de la mélancolie, il ne manque absolument que le goût du travail.

Sois toujours poète, même en prose. Grand style (rien de plus beau que le lieu commun).

Le premier venu, pourvu qu’il sache amuser, a le droit de parler de lui-même.

Relativement à la Légion d’Honneur : Si un homme a du mérite, à quoi bon le décorer. S’il n’en a pas, on peut le décorer, parce que [cela] lui donnera un lustre.

Être un homme utile m’a paru toujours quelque chose de bien hideux.

 

Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, Pléiade/Gallimard, 1961, p. 1266, 1267, Mon cœur mis à nu, 1271, 1272-3, 1274.

21/02/2021

Philippe Beck, Traité des Sirènes suivi de Musiques du nom

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Dignité 17. Le silence des Sirènes, Kafka le fait dépendre d’un capitaine qui refuse d’entendre ce qu’elles semblent chanter : il imagine l’entente de la fin de la musique (de la disparition du son éloquent) et ce mutisme lyrique est peut-être le silence des algues séchées au bord de l’eau, ou des joncs que le vent fait chanter d’ordinaire, témoins paradoxaux des jungles aux mille violences nues comme Orphée est une discrète tanière aux mille monstres. Ulysse déploie et signe la première tentative pour « écouter le silence sublime et effrayant : la mer d’huile est la promesse d’un suspens du travail chanté, que le dirigeant interdit ; C’est peut-être pourquoi Kafka  change le récit homérique et imagine la cire qui ferme Ulysse aux bruits suspendus de l’océan : il fait du capitaine un étrange matelot soumis au besoin d’entendre la silencieuse loi du travail qu’impose la mer sans vent ; dans Homère, le silence des Sirènes est la conséquence d’un courage autoritaire, et du pénible courage d’entendre ce qui précède  le silence : la plainte pure, avant tout voyage au pays de l’effort. L’Odyssée n’entend pas (mais fait résonner) la plainte des marins que la cire ne préserve pas des tortures de la rame sur une mer étale, au soleil de midi. Les marins, soumis au rythme du silence sont pourtant les Sirènes les plus proches, et endurent Sirius qui dessèche les efforts.

 

Philippe Beck, Traité des sirènes suivi de Musiques du nom, Le bruit du temps, 2020, p. 27.

08/07/2019

Armand Robin, Le Monde d'une voix

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                Solitaire

 

Solitaire, sans pays,

 

Je n’ai pas de jour selon vos bonjours,

Mes jours ne veulent bonjours

Que dans l’aube authentique du règne du travail.

 

Mes bonjours ne salueront

Que l’aube authentique du monde du travail !

 

Armand Robin, Le Monde d’une voix, préface Henri

Thomas, Gallimard, 1968, p. 163.

11/04/2019

Valérie Rouzeau, Neige rien

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Manœuvres

 

À l’étroit les trois huit

Virés salaires de rien

Micheline Michelin

Paradis pour demain

 

Allez toi va-t’en vite

Micheline Michelin

On te remercie bien

 

Valérie Rouzeau, Neige rien, dans

Pas revoir suivi de N r, La petite

Vermillon, 2010, p. 104. 

27/12/2018

James Sacré, Figures de silences

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On se dit, voilà je vais savoir

Savoir un peu plus, savoir

Qu’on ne saura pas. Écrire un poème

S’en va dans l’ignorance et des mots

C’est que façon de continuer pareil

Que tout là-bas travail

Autrefois dans les champs le dernier chou

       planté, demain

Faut tout recommencer, demain tu vas mourir.

C’est tout ce qu’on sait

Pour finir.

 

James Sacré, Figures de silences, Tarabuste, 2018, p. 39.

 

 

02/06/2016

Albert Camus, Carnets III, mars 1953-décembre 1959

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Cahier VII, 1953

Nécessité d’une aristocratie. Dans le présent, on ne peut en imaginer que deux : celle de l’intelligence et celle du travail. Mais l’intelligence à elle seule n’est pas une aristocratie. Ni le travail (les exemples, dans les deux cas, sont évidents). L’aristocratie n’est pas d’abord la jouissance de certains droits, mais d’abord l’acceptation de certains devoirs qui, seuls, légitiment les droits. L’aristocratie c’est à la fois s’affirmer et s’effacer. Pour sortir de soi (définition du devoir) l’intelligence ne peut aller vers les privilèges. Les uns font partie d’elle-même, les autres sont le contraire de l’intelligence. Et le devoir ne consiste ni à s’affirmer ni à se supprimer mais à faire servir ce qu’on affirme. Elle ne peut donc aller que vers le travail qui est son devoir et sa limite. Le travail de son côté ne peut aller vers l’abêtissement, inconscient ou conscient (humiliation généralisée de l’intelligence) qui est ou lui-même, ou son contraire (voir plus haut). Il ne peut donc aller que vers l’intelligence… Finalement l’aristocratie du travail et celle de l’intelligence ne sont possibles, dans le présent, que si elles se reconnaissent l’une l’autre, et commencent à marcher l’une vers l’autre pour consacrer un jour une seule image supérieure de l’homme.

 

La seule source de l’aristocratie c’est le peuple. Entre les deux, il n’y a rien. Ce rien qui est la bourgeoise, depuis 150 ans, essaie de donner une forme au monde et n’obtient qu’un néant, un chaos qui ne se survit encore qu’à cause de ses anciennes racines.

 

Albert Camus, Carnet III, mars 1953-décembre 1959, Folio / Gallimard, 2013 (1989), p. 122-123, 123.

13/03/2016

Jean-Pierre Chevais, Sans titre, dans Rehauts n° 36, automne 2015

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Sans titre

 

on fait la pause on a eu en partant un sandwich mais on est deux ils n’ont pas dit ce qu’il y avait dedans on fait quand même la pause

 

on a fini la pause on n’a plus rien à faire, on en aurait eu un chacun on serait encore à s’occuper pas longtemps mais un peu

 

on fait une deuxième fois la pause on n’a en partant rien eu d’autre on hésite à poursuivre on va quand même le faire

 

en rentrant de la pause on a trouvé dans la cour un sandwich il était pas trop abîmé mais on est deux on l’a pas ramassé

 

ils nous cachent quelque chose on va rentrer de la pause un peu plus tard peut-être qu’ils ont besoin d’un peu de temps c’est tout

 

la fois suivante on n’a pas eu le temps de rentrer ils ont demandé pourquoi qu’est-ce qu’on en sait et même si on savait

 

[...]

Jean-Pierre Chevais, ‘’Sans titre », dans Rehauts, n° 36, automne 2015, p. 47-48.

04/01/2016

André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein

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[...]

Alain Veinstein

   Quelle a été la fonction des carnets par rapport à l’écriture des poèmes, et des livres. Vous insistiez sur le travail, tout à l’heure : précisément, on retrouve dans les livres des phrases des carnets soumises à un processus de travail.

 

André du Bouchet

Dans les vrais livres, dans ce qui a pris forme de poème, il y a un travail d’élaboration qui, chaque fois, m’a obligé à sortir du carnet. Il y a un point de cristallisation et de travail sur des mots sortis du carnet qui fait que ce qui est un poème a un commencement et un point final. Lequel constitue généralement une difficulté pour le lecteur Quand on interrompt, on prend congé de ce que l’on a écrit, c’est une rupture, et une rupture appelle un commencement, qui vous engage bien davantage qu’une succession de notes courant indéfiniment. La fin d’un poème vous renvoie en sens inverse au commencement. Pour commencer, comme pour finir, il faut s’engager. Je pense que dans ce qui fait un poème, il y a une difficulté absente d’un livre de notes. Le livre de notes paraît beaucoup plus facile. On prend quelque chose qui est en cours. Peut-être que le lecteur est libéré de la décision qu’il devrait prendre, comme moi-même, au fond, j’ai été libéré de la responsabilité de ce livre, assumée à l’origine par quelqu’un d’autre que moi.

 

André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein, L’Atelier contemporain / Institut National de l’Audiovisuel, 2016, p. 78.

13/10/2015

Jean-Pierre Chevais, Sans titre, dans Rehauts

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                                 Sans titre

 

on fait la pause on a reçu en partant un sandwich mais on est deux ils n’ont pas dit ce qu’il y avait dedans on fait quand même la pause

 

on a fait la pause on n’a plus rien à faire on en aurait eu un chacun on serait encore à s’occuper pas longtemps mais un peu

 

on fait une deuxième fois la pause on a en partant rien eu d’autre on hésite à poursuivre on va quand même le faire

 

                                             *

en rentrant de la pause on a trouvé dans la cour un sandwich il était pas trop abîmé mais on est deux on l’a pas ramassé

 

ils nous cachent quelque chose on va rentrer de la pause un peu plus tard peut-être qu’ils ont besoin d’un peu de temps c’est tout

 

la fois suivante on n’a pas eu le temps de rentrer ils ont demandé pourquoi qu’est-ce qu’on en sait et même si on savait

                                              *

quand on hésite à quoi penser on repense au sandwich dans la cour on le sait bien pourtant penser dans ces cas-là ça n'a jamais suffi

 

on s'est en fin de compte séparés on n'avait rien à se dire n'empêche ça n'a pas été rien d'abord on n'y arrivait pas à la fin si

 

on fait maintenant la pause chacun à part ça repose c'est vrai quand même il y a des jours on crierait bien mais alors fort

[...]

Jean-Pierre Chevais, "Sans titre", dans Rehauts, automne-hiver 2015, n° 36, p. 47-48.

Rehauts, 112 p., 13 €. Abonnement 1 an, 2 numéros : 22 € ; 2 ans, 39 €.

13/09/2015

Jules Renard, Journal, 1887-1910

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Il lisait un livre. Il voulait être célèbre comme l’auteur et, pour cela, travailler de l’aube à la nuit ; puis, ayant pris fermement cette résolution, il se levait, allait se promener, faire un tour, souffler.

 

S ! l’inspiration existait, il faudrait ne pas l’attendre ; si elle venait, la chasser comme un chien.

 

La peur de l’ennui est la seule excuse du travail.

 

Amitié, mariage deux êtres qui ne peuvent pas coucher ensemble.

 

La mort des autres nous aide à vivre.

 

Lire toujours plus haut que ce qu’on écrit.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, édition Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 130, 133, 134, 136, 136, 145.

 

06/06/2015

Jules Renard, Le petit bohémien

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                                    Le petit bohémien

 

   En sortant de l’épicerie du village, avec une bouteille, il courut après des moutons que leur berger ramenait à la ferme. Il ne dit rien à ce berger qui avait la tête de plus que lui et n’aurait pas répondu, mais il suivit le troupeau et s’en occupa, de loin, comme un second berger.

   Quand une brebis restait en arrière, c’était sa part : il pouvait la flatter, tremper ses doigts dans sa laine, lui parler en maître jusqu’à ce que le chien vint la reprendre.

   À la porte de la bergerie, le petit bohémien fut sérieusement utile.

   Les agneaux nouveaux-nés, qui n’avaient pas vu leur mère de la soirée, se précipitaient dehors, sous elles. Il les aida à retrouver chacun la sienne. Il en sépara deux qui s’obstinaient à donner des coups de tête au même ventre. Il en rattrapa un autre qui, joyeux d’être libre, oubliait de téter et bondissait imprudemment vers la mare.

   Puis, pour sa récompense, le petit bohémien voulut pénétrer dans la bergerie. Il se croyait chez lui. Mais le berger lui ferma au nez le bas de la porte divisée en deux parties. Le petit bohémien posa à terre sa bouteille, se pendit à la porte basse, et regarda par-dessus. Ses yeux essayaient de percer l’ombre.

   Il n’eut pas le temps de se fatiguer les poignets. Le berger, sa besogne terminée, ressortit, ferma cette fois la porte tout entière, le haut et le bas, au verrou, et s’en alla du côté de la soupe, avec son chien.

   Le petit bohémien qui le suivait encore, le vit entrer dans la maison et s’asseoir près des autres domestiques, à la table commune. Il resta seul au milieu de la cour.

   Personne ne faisait attention à lui, et la fermière ne se dérangea pas pour le chasser.

Il renifla fortement et revint à la bergerie coller son oreille à la porte. Les agneaux calmés se taisaient un à un. Il s’assura que le verrou extérieur était bien poussé, et par précaution chercha une grosse pierre afin de caler la porte. Cela fait, n’imaginant plus rien à faire, il reprit sa bouteille et se décida à quitter la ferme.

   C’est à ce moment qu’il aperçut un monsieur sur la route. Il ôta ses sabots, mit ses mains dedans, et pieds nus, rattrapa vite le monsieur.

   Il ne me dit pas bonjour.

[...]

   Je parlai le premier et lui dis :

« Qu’est-ce qu’il y a de jaune dans ta bouteille « 

— De l’huile et du vinaigre que j’ai achetés à l’épicerie.

— Pour mettre dans ta salade ?

— Dame ! pas dans ma soupe.

[...]

 

Jules Renard, Le Vigneron dans sa vigne, dans Œuvres I, textes établis par Léon Guichard, Pléiade / Gallimard, 1970, p. 820-821.

01/05/2015

Francis Ponge, Douze petits écrits

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                         Le patient ouvrier

 

   Des camions grossiers ébranlent la vitre sale du petit jour.

   Mal assis, Fabre, à l’estaminet, bouge sous la table des souliers crottés la veille. L’acier de son couteau, attaqué par la pomme de terre bouillie, il le frotte avec un morceau de pain, qu’il mange ensuite. Il boit un vin dont la saveur affreuse hérisse les papilles de la bouche, puis le paye au patron qui a trinqué.

   À sept heures ce quartier a l’air d’une cour de service. Il pleut.

   Fabre pense à son wagonnet qui a passé la nuit dehors, renversé près d’un tas de sable, et qu’il relèvera brutalement, grinçant, décoloré, dans le brouillard, pour d’autres charges.

   Lui est encore là, à l’abri, avec, dans une poche de sa vareuse, un carnet, un gros crayon, et le papier de la caisse des retraites.

 

Francis Ponge, Douze petits écrits, dans Œuvres complètes I, sous la direction de Bernard Beugnot, Pléiade / Gallimard, 1999, p. 8.

11/03/2015

Jack Kerouac, Le LIvre des esquisses, 1952-1954

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[...]

encore 500 miles jusqu’à Denver,

j’ai 1, 46 $ — mais

me sens de nouveau vivant & même

que je serai sauvé, c-à-d,

je ne suis pas un canard crevé,

ni un criminel, un

    clodo, un idiot, un imbécile

  mais un grand poète

& un brave type & maintenant que c’est établi je

vais arrêter de me plaindre de

   ma situation —&— me concentrer

sur mon travail à la Sp. RR pour

assurer mes besoins, comme ça je

   pourrai écrire en paix, mettre en route

   l’œuvre de ma vie sur mon

      univers intérieur, 2e partie,

car Docteur Sax était

à coup sûr la première partie !

 

Jack Kerouac, Livre des esquisses, 1952-1954,

La Table ronde, 2010, p. 123-124.