24/10/2014
Jacques Moulin, Portique, Dessins d'Ann Loubert
Portique : il s'agit de l'appareil de levage qui, sur des montants mobiles, permet de déplacer de lourdes charges... Dans ces cinq poèmes autour du portique, Jacques Moulin a abandonné jardins et oiseaux1) pour les quais des ports, les marchandises en conteneurs descendues des navires ou qui les rejoignent. Cependant, grâce à l'homonymie, apparaissent un instant les grues cendrées à côté des grues métalliques ; celles-ci, comme les oiseaux, cris(ss)ent par les poulies, appelant le grincement des mots, et toutes deux, de fer ou de chair, ont bec et cou et « même grégarité ». Mais l'une demeure dans la boue des quais quand l'autre s'élève dans le ciel pour migrer. C'est à un autre oiseau, l'albatros (« Il y a de l'albatros en lui »), que peut faire penser le portique, par sa taille et l'apparente maladresse de ses mouvements et c'est pourquoi, à son propos, Jacques Moulin reprend en partie un vers de Baudelaire, « Ses ailes de géant l'empêchent de sombrer ». Enfin, le bruit des poulies, les déplacements sur le quai du portique entraînent un nouveau rapprochement, cette fois entre métal et mouette : l'on entend « leur cri rauque dans le silence du poème. »
Parallèlement à l'opposition entre l'espace quasi immobile du travail des hommes et celui du déplacement des oiseaux, est construite une opposition temporelle par renvoi à Zénon, fondateur du stoïcisme : mot issu d'un mot grec signifiant "portique" — Zénon, selon la tradition, enseignait sous un portique —, et le philosophe, comme l'engin de levage fait grincer les poulies, a fait « grincer » les mots. Par ailleurs, le portique lève sur le quai de lourdes charges qui disparaissent vite de la vue, comme s'il s'en emparait pour les dévorer : il évoque ainsi le Minotaure ou le dragon, figures mythologiques des temps anciens. C'est à l'espace méditerranéen que renvoie encore le portique par sa forme, qui ressemble aux « colonnes grecques et arcs romains réunis » ; comme eux, il est voué à la destruction et à l'oubli ; il deviendra ruine et fait songer aux « ruines des portiques de Palmyre ».
Une autre relation analogique s'établit, cette fois entre les mouvements sur les quais, portique, grues, marchandises, et le poème qui se construit. L'appareil semble chercher les conteneurs comme on cherche les mots du poème — ou l'inverse ; le déplacement des boîtes s'opère et les quais se vident : métamorphose comme celle des mots qui ont trouvé leur place sur la page, ainsi « le poète est pontier portiqueur passeur de mots ». Un autre glissement peut s'observer du conteneur, « forme fixe », au poème et, de même que le conteneur est posé pour un temps sur le quai par le portique, le poème « pose des mots ».
Le lien le plus étroit entre portique et poème est peut-être celui du travail. Tous les mouvements sur les quais sont ceux des engins conduits par les hommes, « Tout ça trafique manœuvre s'empile », conteneurs avec leurs marchandises qui ont circulé sur les mers et maintenant amas sur le port, comme des rochers que bougerait un invisible Sisyphe. Quant au poète, Jacques Moulin l'assimile au palonnier et, alors que le « port est polyglotte », lui « cherche sa langue » ; les marchandises représentent le travail de transformation des choses du monde, incessant, et le poème s'efforce de restituer ce qu'est ce mouvement ; « C'est dans l'appui au quai qu'on parcourt le monde et reçoit son message », et qu'on peut tenter de le transmettre. La transmission, ici, évite très souvent l'ordre d'une syntaxe sage — sujet verbe complément... — : les choses sont là et sont nommées simplement nommées, au lecteur de les imaginer, « Bassins de mer au couchant mirages d'abbayes en mélancolie » ... À leur manière, les dessins d'Ann Loubert donnent à voir les mouvements sur les quais en laissant sa place à la rêverie.
Jacques Moulin, Portique, Dessins d'Ann Loubert, L'Atelier contemporain, 2014, 62 p., 10 €.
Recension publiée dans Sitaudis le 21 octobre
____________________________
(1) Voir récemment À vol d'oiseaux (2013), Comme un bruit de jardin (2014).
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23/10/2014
Ambrose Bierce, Épigrammes, traduit par Thierry Gillybœuf
"Immoral" : tel est le jugement du bœuf dans son étable devant l'agneau qui gambade.
C'est vrai que l'homme ne connaît pas la femme. Mais la femme non plus.
Si vous voulez passer pour grand auprès de vos contemporains, ne le soyez pas beaucoup plus qu'eux.
Le premier homme que vous croiserez est un imbécile. Si vous pensez le contraire, interrogez-le et il vous le prouvera.
Une patte de lapin peut vous porter chance, mais elle ne l'a pas portée au lapin.
Laissons celui qui voudrait redoubler chacune de ses expériences jacasser sur la valeur de la vie.
Un auteur populaire est quelqu'un qui écrit ce que pense le peuple. Le génie les invite à penser autre chose.
Ambrose Bierce, Épigrammes, traduit par Thierry Gillybœuf, éditions Allia, 2014, p. 7, 7, 11, 13, 14, 20,
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22/10/2014
Norma Cole, Avis de faits et de méfaits, traduction Jean Daive
Méfaits
1
Quatre oiseaux bruns
voltigent dans le faux
poivrier
conscient de
la brume moi et
dehors quand
commence
le passé ?
2
La nuit
imaginer ne pas
résoudre cela puis
son propre lit surveillé
le second état
même l'espace ne
se répète
More facts
1
Four brown birds
fly up into the false
pepper tree
conscious of
mist myself and
outside—when
does the past
begin?
2
The night's
to imagine not
salve it then
home bed checks
second state
even space does
not repeat
Norma Cole, Avis de faits et de méfaits,
présenté et traduit par Jean Daive,
Corti, 2014, p. 100-103.
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21/10/2014
Bartolo Cattafi, Mars et ses ides
Une pierre
Un geste de courage
lancé dans le vent
une pierre roulant lentement tout au long de son trajet
qui dans sa plénitude se reconnaît
et admire ses arêtes
puis émerge comme un marbre depuis la mêlée
ton front
blanc prend peur
inerte défaite poussiéreuse
tombée à tes pieds
mais retentissante
après t'avoir touché.
Gris
Dans ce temps dans ce gris
j'ouvre la porte
j'y entre aisément
comme une goutte dans la mer
mon visage est gris
comme les vêtements qui couvrent
le gris de mon corps
mon âme se montre
aux fenêtres des yeux
avec une part de gris
puisque le reste est encore
charbon non consumé.
Bartolo Cattafi, Mars et ses ides, traduit de l'italien par
Philippe di Meo, Héros Limite, 2014, p. 13, 53.
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20/10/2014
Jean Frémon, Silhouettes
Une journée de R. W.
La passion de servir. Être un autre. Manquer de respect au premier venu. Ne pas conclure. Bêcher le jardin. Trier des pois, tourner de la ficelle, coller des sacs de papier. Prendre une ou deux résolutions. Remettre son départ au lendemain. Un même amour pour le provisoire et l'éternel. Suivre la courbe des nuages dans la vitre, une herbe dans la bouche. Cet épi rétif dans les cheveux. Brusquer une décision. L'incompréhension générale est votre liberté. Ne pas en faire une règle. Une fin sans histoire, longtemps préparée. Je vous lègue mon chapeau.
Abschied
Un foulard de laine en cache-nez. Le bonjour donné à la ronde. L'haleine en nuage devant soi. Le crissement de la neige sous les pas. Peu de barrières aujourd'hui, peu de retenue. Le ciel très haut que traverse, de gauche à droite, un corbeau.
Une résolution. Poings serrés dans les poches. Suivre la pente, s'en écarter doucement. L'air froid aspiré profond. Une sorte d'asymptote.
Jean Frémon, Silhouettes, dessins de Nicola de Maria, éditions Unes, 1991, p. 39 et 41.
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19/10/2014
Henri Michaux, Poteaux d'angle
Pour le trentième anniversaire de la mort de Henri Michaux,
le 19 octobre 1984
Celui qui a cru être ne fut qu'une orientation. Dans une autre perspective sa vie est nulle.
La révélation qu'ils n'étaient qu'un personnage (on le sait par nombre de biographies) anéantissait les saints. Le diable, pensaient-ils, avec la permission du ciel et en punition de leur orgueil, leur infligeait cette souffrance. Ainsi appelaient-ils leur lucidité abominable.
L'autre lucidité soudain manquait. Elles s'excluent.
Que de gènes insatisfaits en tous, en chacun !
Et toi aussi, tu pouvais être autre, tu pouvais même être quelconque et... l'accepter.
De quel être t'es-tu mis à être ?
Communiquer ? toi aussi tu voudrais communiquer ?
Communiquer quoi ? tes remblais ? — la même erreur toujours. Vos remblais les uns les autres ?
Tu n'es pas encore assez intime avec toi, malheureux, pour avoir à communiquer.
Henri Michaux, Poteaux d'angle, dans Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Pléiade, Gallimard, 2004, p. 1064-1065.
Les craquements
À l'expiration de mon enfance, je m'enlisai dans un marais. Des aboiements éclataient partout. « Tu ne les entendrais pas si bien si tu n'étais toi-même prêt à aboyer. Aboie donc. » Mais je ne pus.
Des années passèrent, après lesquelles j'aboutis à une terre plus ferme. Des craquements s'y firent entendre, partout des craquements, et j'eusse voulu craquer moi aussi, mais ce n'est pas le bruit de la chair.
Je ne puis quand même pas sangloter, pensais-je, moi qui suis devenu presque un homme.
Ces craquements durèrent vingt ans et de tout partait craquement. Les aboiements aussi s'entendaient de plus en plus furieux. Alors je me mis à rire, car je n'avais plus d'espoir et tous les aboiements étaient dans mon rire et aussi beaucoup de craquements. Ainsi, quoique désespéré, j'étais également satisfait.
Mais les aboiements ne cessaient, ni non plus les craquements et il ne fallait pas que mon rire s'interrompît, quoiqu'il fît mal souvent, à cause qu'il fallait y mettre trop de choses pour qu'il satisfît vraiment.
Ainsi, les années s'écoulaient en ce siècle mauvais. Elles s'écoulent encore...
Henri Michaux, Épreuves exorcismes, dans Œuvres complètes I, édition établie par Raymond Bellour, avec Ysé Tran, Pléiade, Gallimard, 1998, p. 781-782.
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18/10/2014
Giorgio Manganelli, Dall'inferno (Depuis l'enfer)
Long et flexible corps, serpentin, désossé, apte à glisser entre les doigts d'un astucieux sectateur qui poursuit pour réséquer ; visqueuse peau qui retient une main, livide pour figer de préhensibles chélates, scintillante, afin d'aveugler et dépouiller d'imprudentes paupières. Du cuir d'ailes se détache du buste, parce que voltigeur, en bonds prolongés et lents je passe d'arbre en arbre, de branche en branche ; je puis brièvement faire halte entre ciel et terre, pour lorgner la toile de fond, alentour, vers le haut ennemi ocellé, le diable, souverain putatif de l'ici-bas. Puis, élastiquement, je m'élance pour élire domicile dans une anfractuosité d'arbre faux, ou de roche de théâtre. Je suis reptile, écureuil, rat, taupe, couleuvre, ichneumon, scorpion, chauve-souris, amphisbène ; mais de tous-là, j'ai des choses que d'autres de leur espèce ne connaissent point ; ailes de taupe et regard de chauve-souris, en tant que rat je vole, couleuvre, je creuse des galeries au cœur de la terre. J'ai peur. Les fictions qui se pressent alentour, la fausse forêt, la complexe et sage astuce des vrombissements, des claquements, manifestement élaborés par les mains d'un alchimiste inepte ne me rassurent pas, mieux, m'alarment, comme indice d'invasion calculée et glacée, ruse intentionnelle pour me capturer et manipuler ma plurale nature, me décomposer, me corrompre et me défaire. Inlassables, mes yeux tournent et fixent, je rampe, j'oblique de lieu en lieu, d'ombre en ombre ; ma longue langue goûte les vénéneux engins que je redoute ; si les arbres sont des fictions, ils peuvent être des menaces, des pièges, de divines tromperies. Un insecte frémissant bourdonne, multiplie les pulsations de mes innombrables cœurs, je puis me décomposer en divers animaux en fuite, chacun est capable de méditer, de retrouver le vestige de lui-même, où s'évanouit le péril. Si une ombre change, je prends subitement mon envol. Je scrute, tente de langue, de queue. J'ai peur. Je vois que des formes de terreur jaillissent de mon corps, et que je fais ce que j'ai engendré ; mais ici-bas chacun engendre ses propres erreurs privées. Je fuis avec art, habile et subtil, avocassier, mais cela ne suffit pas : je dois m'interroger sur la chute de la lune. Je n'ignore pas que j'ai été lune.
Giorgio Manganelli, Dall'inferno (Depuis l'enfer), traduit par Philippe Di Meo, Denoël, 1985, p. 62-64.
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17/10/2014
Jules Supervielle, Les Amis inconnus
L'oiseau
« Oiseau, que cherchez-vous, voletant sur mes livres,
Tout vous est étranger dans mon étroite chambre.
— J'ignore votre chambre et je suis loin de vous,
Je n'ai jamais quitté mes bois, je suis sur l'arbre
Où j'ai caché mon nid, comprenez autrement
Tout ce qui vous arrive, oubliez un oiseau.
— Mais je vois de tout près vos pattes, votre bec.
— Sans doute pouvez-vous approcher les distances
Si vos yeux 'ont trouvé ce n'est pas de ma faute.
— Pourtant vous êtes là puisque vous répondez.
— Je réponds à la peu que j'ai toujours de l'homme
Je nourris mes petits, je n'ai d'autre loisir,
Je les garde en secret au plus sombre d'un arbre
Que je croyais touffu comme l'un de vos murs.
Laissez-moi sur ma branche et gardez vos paroles,
Je crains votre pensée comme un coup de fusil.
— Calmez donc votre cœur qui m'entend sous la plume.
— Mais quelle horreur cachait votre douceur obscure
Ah ! vous m'avez tué, je tombe de mon arbre.
— J'ai besoin d'être seul, même un regard d'oiseau !...
— Mais puisque j'étais loin au fond de mes grands bois ! »
Jules Supervielle, Les Amis inconnus, dans Œuvres poétiques complètes, édition sous la direction de Michel Collot, Pléiade, Gallimard, 1996, p. 300-301.
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16/10/2014
Marie de Quatrebarbes, La vie moins une minute : recension
La vie moins une minute (vers d'un des poèmes) s'ouvre par une allusion au conte de Perrault, Barbe Bleue : c'est l'annonce de deux récits, vite mis en place et que l'on suit dans les trois parties du livre, celui d'une enfance dans une famille, celui d'une histoire amoureuse. Les deux récits, source d'autres histoires esquissées et presque aussitôt interrompues, s'entrecroisent, l'un appelant l'autre, au point qu'on ne peut toujours démêler les fils tant des éléments de l'un sont enchâssés dans l'autre.
Le conte de Barbe Bleue réapparaît de manière allusive avec l'introduction du placard, celui qui ne doit pas être ouvert, mais, parodie, si la narratrice pousse une porte, contrairement à l'épouse curieuse du conte, elle précise : « Avant de sortir, j'ai veillé à tout remettre en ordre ». Le conte est encore présent, avec insistance, par le rappel du contrat : « C'est un contrat, et si on le rompt on ne lèse que soi » ; et la contrainte, édictée ici par la narratrice, devient dans le couple une condition de son équilibre, et même de son existence : « Tu accepteras mes mystères et j'accepterai les tiens », la règle pouvant d'ailleurs être jouée: « je te dis rien, je te dis tout ». Le conte est également présent dans le récit de l'enfance, puisqu' « on invente des histoires pour les derniers petits », et c'est l'enfant qui réclame la suite de l'histoire avec son insatiable « et après ? ». La demande d'une suite de l'histoire se dit, peut se dire ailleurs, partout identique expression du désir de savoir : « What happens next ? » ; mais la formule "et après", reprise dans un autre contexte, signifie alors "qu'est-ce que ça fait ?", non plus tentative de se satisfaire mais mots de la désillusion. Enfin, le conte entre dans le récit amoureux avec le "Il était une fois", qui associe dans un poème Valentine et Sade ; dérision peut-être de la saint Valentin, et le divin marquis se trouve à l'aise puisqu'il est question de sodomie et de femmes dans les égouts.
Les éléments de récits, dispersés, seraient à associer par le lecteur, sans à vrai dire qu'il puisse reconstituer une histoire cohérente ; c'est heureux, nous ne sommes pas dans la représentation et il suffit de repérer des bribes, depuis les lieux communs revisités, attachés aux discours sur l'enfant — bébé a peur et a faim, mon enfant ne mange pas (« il faut manger si on ne veut pas finir crevée ») —, jusqu'à la présence de « maman », la découverte de la manière dont sont conçus les enfants, la passage de l'état de petite fille à l'adolescence et à l'amour. Rien de linéaire : si la narratrice semble revenir sur une enfance dans la seconde partie (titrée "Looping", donc suggérant un retour, un renversement de perspective) : « j'ai été cette petite fille solitaire », la dernière partie retourne à l'enfance, d'où vient le titre du livre : « l'enfant bascule, tête en avant / plus rien dire sinon la chute / la vie moins une minute ».
La sortie de l'enfance, c'est la rencontre de l'amour ? Sans doute mais, pas plus que ceux relatifs à l'enfance, les fragments d'une histoire amoureuse ne se prêtent à une reconstruction linéaire, ne serait-ce qu'à cause de la difficulté de passer, d'un poème à l'autre, d'un narrateur féminin à un narrateur masculin. Mais c'est surtout qu'aucun récit amoureux ne peut trouver un ordre sans réponses aux questions posées à la fin de la première partie : « Comment faire pour vivre ? [...] Comment faire pour vivre à deux ? » et « Comment (re)devenir 1 femme ». Il y aura donc l'amour réalisé (« j'ai fait tomber ma pudeur aux oubliettes »), les « amours déchues », l'amour-toujours, les étreintes (« prends-moi dans tes draps ») dont on ne peut dire qu'elles ne sont que corps en mouvement : « claquements et rythmes / éphémères et pourtant » ; il y a aussi le passage de « l'amour : un » à « maintenant il est deux » (p. 69), et l'ironique « belle comme un os à moelle ». Tout cela, brisé, elliptique, avec retours et contradictions, restitue quelque chose de la "vraie" vie, bien mieux qu'un récit ordonné.
Au désordre, aux croisements et superpositions des récits, il faut ajouter d'autres fils, par exemple celui des lectures qui s'introduisent dans les vers. On reconnaîtra par exemple le cimetière marin — associé aux vagues et aux varechs — ou Hawthorne avec la maison aux sept pignons, ou Liszt avec la rhapsodie en do, etc. On lira aussi, dans le poème qui ouvre la seconde partie, une manière d'hommage à Rimbaud : ici, le titre "Dingo" et le vers « Je commençai par les hallucinations olfactives », évoquent « L'histoire d'une de mes folies » et « Je m'habituai à l'hallucination simple » de "Alchimie du verbe". Autre rencontre ? On se souvient que, dans "Après le déluge", on lit « le sang coula, chez Barbe Bleue ». Une autre relation, celle-là constante, est celle à Lewis Carroll ; Marie de Quatrebarbes retrouve la grâce des énoncés nonsensiques, en faisant se succéder des vers que le lecteur ne peut assembler pour construire un sens, comme « si monsieur Smith voulait bien me la faire / du savon noir pour récurer » ; on verra là aussi une manière de poser la question du vers, mais laissons ce problème de côté. Nombreux aussi les énoncés dans lesquels s'introduit un vers qui rompt la lecture : « des plaisirs immédiats / elle joue son ombre / sont ceux de la chair et c'est tout /» (souligné par moi). D'autres ruptures contribuent à détruire, ou gêner, le rassemblement des bribes de récit, ce sont les jeux de mots de toutes sortes trop nombreux pour qu'on les rassemble ; jeu sur l'homophonie (« l'anneau se ressert autour du doigt », passage de "de ses seins" à dessin"), l'inversion (« fait des claques et des têtes à bulles »), la polysémie, y compris en anglais (« sheath », signifiant "préservatif" et "vagin"), la variation sonore (« ça décapite .../ ça décapote ... / çadécapsule »), etc.
Que conclure d'une lecture réjouissante ? La vie moins une minute confirme la maîtrise de la langue, le souci de construction d'un ensemble, le goût du récit et l'humour que l'on reconnaissait dans les livres précédents (1) de Marie de Quatrebarbes.
_______________________________________________
(1) Les pères fouettards me hantent toujours (Lanskine, 2012) et Transition pourrait être langue (Les Deux Siciles, 2013).
Marie de Quatrebarbes, La vie moins une minute, Lanskine, 2014, 14 €
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15/10/2014
Juan Gris, Écrits : "Des possibilités de la peinture"
Des possibilités de la peinture [1924]
[...]
Un objet devient spectacle aussitôt qu'il y a un spectateur pour le considérer. Or, on peut considérer cet objet de multiples manières. Ainsi une table peut être considérée âr une ménagère dans un but plus ou moins utilitaire. Un menuisier remarquera la façon dont elle est faite et la qualité de bois employé à sa fabrication. Un poète — un mauvais poète — imaginera tout autour la paix du foyer, etc. Pour un peintre elle sera tout simplement un ensemble de formes plates colorées. Et j'insiste sur les formes plate, car considérer ces formes dans un monde spatial serait plutôt l'affaire d'un sculpteur.
Donc, chaque objet peut offrir des aspects professionnels très variés, mais il y a en plus des aspects professionnels quelque chose que nous pourrions appeler l'idée première des objets. Cette idée ou notion est en dehors des professions et des vérités scientifiques. C'est quelquefois même une erreur héréditaire. Scientifiquement, toutes les lignes verticales sont convergentes vers le centre d'attraction terrestre ; humainement, elles sont parallèles. malgré ces aspects différents, la table dont j'ai parlé tout à l'heure est la même idée de table pour la ménagère, le menuisier et le poète. Ce n'est que les éléments qu'ils en tirent qui sont différents.
Or, pourquoi vouloir s'un peintre tire de cet objet des éléments d'autres professions ? Pourquoi ne se contenterait-il pas simplement des éléments qui appartiennent à sa propre profession ? Celui qui en peignant une bouteille pense à exprimer sa matière au lieu de peindre u ensemble de formes colorées, mérite d'être verrier plutôt que peintre.
[...]
Juan Gris, Écrits, La Nerthe, 2014, p. 12-14.
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14/10/2014
Pierre Reverdy, La lucarne ovale
Grandeur nature
Je vois enfin le jour à travers les paupières
Le persiennes de la maison se soulèvent
Et battent
Mais le jour où je devais le rencontrer
N'est pas encore venu
Entre le chemin qui penche et les arbres il est nu
Et ces cheveux au vent que soulève le soleil
C'est la flamme qui entoure sa tête
Au déclin du jour
Au milieu du vol des chauve-souris
Sous le toit couvert de mousse où fume une cheminée
Lentement Il s'est évanoui
Au bord de la forêt
Une femme en jupon
Vient de s'agenouiller
Pierre Reverdy, La lucarne ovale, dans Œuvres complètes, tome I, édition présentée et annotée par Étienne-Alain Hubert, Flammarion, 2010, p. 109.
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13/10/2014
Édith Azam, À propos de la poésie féminine
À propos de la poésie féminine
À côté de chez moi, il y a une forêt, et dans cette forêt, il y a des limaces. Elles sont jaunes fluo. Je ne les aime pas. Aussi chaque matin, après avoir avalé mes tartines, je prends mon fusil tire-bouchons, mes deux molosses grandes babines, et nous partons leur faire la chasse. La chasse aux limaces est un jeu de fille. C’est un jeu de fille car aucun garçon sérieux ne jouerait à la chasse aux limaces. Mes chiens ne sont pas des garçons sérieux, si molosses soient-ils, et babines comprises ; mes chiens n’ont rien de très viril, preuve en est, ils arpentent la forêt avec moi pour jouer à la chasse au limaces. S’ils ne le faisaient pas, un tas de questions me viendraient à l’esprit. Mes chiens sont-ils virils ? Mes chiens sont-ils des garçons ? Les garçons sont-ils des chiens ? Tous les garçons sont-ils des chiens ? Les garçons-chiens sont-ils des hommes ? Comment devenir un homme? Là, vous comprendrez sans difficulté, que tout cela, la question de la virilité ou d’être un homme n’a rien à voir avec la chasse aux limaces. Pour ce qui est de la poésie et de la féminité, cela n’étonnera personne : il en va de même. Il n’est pas plus d’écriture féminine, que de chasse masculine, etc…, à la limite oui, il est quelque part sur terre, une limace poétique. Et quelque part aussi, des poèmes sur les limaces, mais pas beaucoup si mes informations sont bonnes. Bref, certes, je concède volontiers, qu’il m’est impossible d’écrire en me grattant les couilles. Cela dit, pas certain que je l’eusse fait si Jean Nussu. (Suivez suivez ! Je vous en prie, en plus c’est drôle ! ) Du reste, se gratter les parties, est-ce la seule manière d’écrire un poème ? Car s’il est une chose qui reste, et une seule à sauver, sûr, ce ne sont pas les êtres et leurs noms de papier, mais bien les textes. Or, lorsqu’il s’agit d’écriture, de quoi parle-t-on ? Sans doute pas du taux de testostérone ou progestérone dans le sang. Le texte à lui tout seul fait sexe, au sens où le lecteur le pénètre autant qu’il le reçoit, et ce, indépendamment de son auteur, n’en déplaisent aux narcissiques patenté(e)s, baiseurzébaiseuses chroniques, incorrigibles libidineux-zéneuses, qu’ils soient auteurs, lecteurs, critiques ou autres. Et pour finir et pour faire simple, les mythes, comme les anges, n'ont pas de sexe. Homme ? Femme ? Mais de quoi on se mêle ? Ou, pour dire autrement : coupons-leur noms et tête : mélangeons tout !
Édith Azam, À propos de la poésie féminine (inédit)
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12/10/2014
Andrea Zanzotto, Idiome, traduction Philippe Di Meo
Petits métiers
Comment puis-je oser
vous appeler ici, vous faire signe de la main.
Une main qui n'est plus que son ombre
avare et mesquine
et d'ailleurs une serre, mais tendre comme de la mie de pain.
Et pourtant, quelque chose maintenant la soutient,
e ne sais s'il s'agit d'une crampe ou d'une force ;
pour autant qu'elle vaille elle est toute vôtre,
et vous donnez-lui la force de vous appeler.
Donnez-lui une plume qui ne se torde,
faites que sa pointe ne trébuche sur la feuille.
Il me semble n'avoir rien à écrire
pour commencer ce télex
qui doit tout le néant traverser
(la brûlante difficulté qui brule comme soufre,
qui corrode, étourdit. )
Mais j'essaierai de suivre la trace, au moins, d'un amour —
en dehors, là dans l'obscurit&
profonde des prés du passé.
Ainsi
............................................................
[...]
Mistieròi
Come elo che posse 'ver corajo
de ciomarve qua, de farve segno co la man.
No man che no l'é pi de la só ombria
cagnina e caía.
anzhi 'na sgrifa, ma tèndra 'fa molena.
Epuro ades calcossa la tien sú.
no so se 'n sgranf o se 'na forzha ;
par quel che l'é, la é tuta vostra,
e voi dèghe l'polso par ciamarve.
Dèghe 'na pena che no la sa schinche,
fè che la ponta sul sfój no la se inciónpe.
Me par de no 'ver gnent da méter-dó
par scuminzhiar 'sto telex
che tut al gnent bisogna che 'l traverse
(tut al gran seramént
che 'l brusa come solfer
che l'incaróla e l'intrunis).
Ma proarò la trazha, almanco, de 'n amor —
fora par là inte 'l scur
orbo dei pra del passà.
Cussì
..................................................
[...]
Andrea Zanzotto, Idiome, traduit et présenté par Philippe Di Meo, Corti, 2006, p. 145-147 et 144-146.
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11/10/2014
Alain Veinstein, Voix seule
Aujourd'hui
Encore une approche manquée...
Trop de mots, décidément,
trop de mots tonitruants.
La terre, jusqu'à nouvel ordre,
n'a rien d'un théâtre
où se déploie le merveilleux.
Seul le froid s'invite dans l'air,
s'infiltre, se resserre,
épaissit le silence.
Il m'accompagne depuis l'enfance
ce silence glacé
dans le calme accablant
du noir.
Aujourd'hui
Voix
en grandes capitales rouges,
oubliée et remontée
de l'épaisseur de la nuit,
restée à l'abri de la mort.
Dans le recoin où je vis,
je la rejoue de mémoire,
elle résiste,
ne se laisse pas faire,
chante, oui,
de ne pas chanter.
À chaque instant
je suis sur le point de la perdre,
à chaque instant
tout peut être perdu.
Alain Veinstein, Voix seule, Seuil, 2011, p. 139, 175.
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10/10/2014
Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux
La lumière point là où le soleil ne brille pas
La lumière point là où le soleil ne brille pas.
Là où la mer ne s'étend pas, les eaux du cœur
Épandent leurs marées,
Et, spectres brisés, des vers luisants plein la tête,
Les choses de lumière
Passent à travers la chair là où la chair n'habille pas les os.
Une chandelle dans les cuisses
Échauffe la jeunesse et la graine et brûle la graine de la vie.
Là où la graine ne lève pas
Le fruit de l'homme s'ouvre dans les étoiles
Brillant comme une figue.
Là où la cire n'est pas, la chandelle montre ses cheveux.
L'aube point derrière les yeux.
Des pôles du crâne et de l'orteil, le sang venteux
Glisse comme une mer.
Ni clôturées, ni jalonnées, les giclées du ciel
Fusent à la verge
Révélant dans un sourire l'huile des larmes.
La nuit dans les orbites arrondit
Comme une lune de poix la limite des globes.
Le jour éclaire l'os.
Là où le froid n'est pas, la morsure des vents fait tomber les épingles
Qui retiennent les robes de l'hiver.
La taie du printemps pend au bord des paupières.
La lumière point sur des lots secrets
Sur des crêtes de pensées où les pensées sentent dans la pluie.
Quand meurent toutes les logiques
Le secret de la glèbe pousse à travers l'œil
Et le sang saute dans le soleil.
Au-dessus des lopins incultes l'aube fait halte.
Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux, dans
Œuvres, I, édition établie par Monique Nathan et Denis Roche,
Seuil, 1970, p. 368-369.
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