04/01/2021
Jules Renard, Journal, 1887-1910
Prononcer vingt-cinq aphorismes par jour et ajouter à chacun d’eux : « Tout est là ! »
La mélancolie soudaine de celui à qui l’on dit : « Vous savez que je pars en voyage ? »
Les enfants devraient être des apparitions facultatives.
J’aime lire comme une poule boit, en relevant fréquemment la tête pour faire couler.
Si vous pensez du bien de moi il faut le dire le plus vite possible, parce que, vous savez, ça se passera.
Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 202, 203, 203, 205, 206.
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26/08/2019
Cédric Demangeot, Pour personne
Pourquoi certains poètes sombrent dans le noir. Sinon parce qu’ils sont seuls. Seuls, j’entends non pas comme en leur romantique adolescence mais plus simplement, plus crûment aussi, qu’ils sont seuls à voir trembler la lumière qu’il leur est possible et donné de voir. Seuls dans l’exercice de voir la vie se vivre en eux. Et cette indéfectible solitude, forte d’un pouvoir absorbant au sens mathématique et total, fait s’abattre leur état naturel de grâce en son néant conjoint— néant d’autant plus béant que le mouvement de joie a pu, un instant, tenter de s’appuyer sur lui.
Attention quand je parle de lumière. Pas d’illumination, pas d’intervention divine, pas de coup monté. C’est seulement dans le regard que nous posons sur le monde qu’est la lumière. Ce n’est peut-être pas de là qu’elle procède physiquement, mais c’est bien là qu’elle tremble ou non. Sur ce fil de feu, de poussière. Et sa vivacité dépend de moi.
Cédric Demangeot, Pour personne, L’Atelier contemporain, 2019, p. 51.
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15/01/2019
Cioran, Syllogismes de l'amertume
Nous sommes tous des farceurs : nous survivons à nos problèmes.
Le bonheur est tellement rare parce qu’on n’y accède qu’avec la vieillesse, dans la sénilité, faveur dévolue à bien peu de mortels.
La mort pose un problème qui se substitue à tous les autres. Quoi de plus funeste à la philosophie, à la croyance naïve en la hiérarchie des perplexités ?
Le Réel me donne de l’asthme.
Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter.
Cioran, Syllogismes de l’amertume, Idées / Gallimard, 1976 [1952], p. 32, 34, 35, 42, 52.
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13/06/2018
Inger Christensen, La Vallée des papillons
Éphémères visions des regrettés défunts,
le papillon de l’aubépine qui plane
comme un nuage blanc teinté de traces
de bouquets rouges tissés par la lumière,
grand-mère au jardin qu’enlacent les milliers
de bras des giroflées, asters et gypsophiles,
mon père qui m’enseigna les premiers noms
de ce qui doit ramper avant de disparaître
pénètrent avec moi dans la vallée des papillons
où tout n’existe que de ce côté, où même
les morts entendent le rossignol, son chant
possède une pulsation étrange, mélancolique
qui va de la souffrance à la souffrance,
mon oreille répond d’un tintement secret.
Inger Christense, La Vallée des papillons, traduction du danois Karl et Janine Poulsen, Rehauts, 2018, p. 19.
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14/12/2016
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
Paysage mauvais
Sables de vieux os _ Le flot râle
Des glas : crevant bruit sur bruit…
— Palud pâle, où la lune avale
De gros vers pour passer la nuit.
— Calme de peste, où la fièvre
Cuit… Le follet damné languit.
— Herbe puante où le lièvre
Est un sorcier poltron qui fuit…
— La Lavandière blanche étale
Des trépassés le linge sale,
Au soleil des loups… — Les crapauds,
Petits chantres mélancoliques
Empoisonnent de leurs critiques,
Les champignons, leurs escabeaux.
Tristan Corbière, Les amours jaunes, dans
C. Cros, T. Corbière, Œuvres complètes,
édition P.-O. Walzer, Pléiade/Gallimard,
1970, p. 794.
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18/06/2016
Jean-Paul Michel, Générosité de l'ellipse, dans L'Étrangère
Générosité de l’ellipse (Du fragment)
1
La légitimité du fragment se soutient de l’impossibilité de « tout dire ».
« Tout dire » supposerait que se puisse dire le tout. On peut craindre que cette condition préjudicielle ne soit pas offerte de droit à nos langues. Un pur désir de la totalité du vrai pourrait seulement ouvrir, en cela, devant le sujet de ce désir, carrière à des travaux inachevables. Il y a de l’impossibilité à dire.
Nos facultés de dire tiennent aux puissances de symbolisation du langage, augmentées de la ressource des compositions d’effets sensibles qui sont la matière de nos arts. Ces opérations paradoxales donnent un bord désirable à nos mondes. Les bienfaits qu’elles prodiguent aux mortels sont une provende sans prix. Aussi bien, l’incessante « chasse » de ces figures laisse un reste.
Ce reste parle à notre mélancolie.
Il est immense.
Jean-Paul Michel, Générosité de l’ellipse, dans L’Étrangère, n° 35-36, 2014.
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11/02/2016
Giorgio de Chirico, Mélancolie
Mélancolie
Lourde d’amour et de chagrin
mon âme se traîne
comme une chatte blessée
— Beauté des longues cheminées rouges
Fumée solide.
Un train siffle. Le mur
Deux artichauts de fer me regardent.
J’avais un but. Le pavillon ne claque plus
— Bonheur, bonheur, je te cherche —
Un petit vieillard si doux chantait doucement
une chanson d’amour.
Le chant se perdit dans le bruit
de la foule et des machines
Et mes chants et mes larmes se perdent aussi
dans les cercles horribles
ô éternité.
Giorgio de Chirico, Poèmes, Solin, 1981, p. 25.
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03/02/2016
Henri Thomas, Poésies : Un oiseau
Un oiseau
Un oiseau, l’œil du poète,
s’en empare promptement,
puis le lâche dans sa tête,
ivre, libre, éblouissant.
Qu’il chante, qu’il ponde, qu’il
picore, mélancolique,
d’invisibles grains de mil
dans les prés de la musique,
quand il regagne sa haie,
jamais cet oiseau n’oublie
les heures qu’il a passées
voltigeant dans la féérie
où les rochers nourrissaient
leurs enfants de diamant,
où chaque nuage ornait
d’une fleur le ciel dormant.
On trouvera l’oiseau mort
avant les froids de l’automne,
le plaisir était trop fort,
c’est la mort qui le couronne.
Henri Thomas, Poésies, Poésie /
Gallimard, 1970, p. 76-77.
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24/11/2015
Georg Trakl, Poèmes, traduits par Guillevic —— Écrire après ?
Dans un vieil album
Tu reviens toujours, mélancolie,
O douceur de l’âme solitaire.
Pour sa fin s’embrase un jour doré.
Humblement devant la douleur
S’incline celui qui s’est fait patience.
Résonnant d’harmonie et de tendre folie.
Vois ! Il va faire noir déjà.
La nuit revient, quelque chose de mortel se plaint
Et quelque autre souffre avec elle.
Tremblant sous les étoiles d’automne
Chaque année la tête penche davantage.
Georg Trakl, Poèmes, traduits et présentés
par Guillevic, Obsidiane, 1981, p. 11.
Écrire après ?
Face à des innocents lâchement assassinés par d'infâmes fanatiques, la poésie peut peu, pour le dire à la façon de Christian Prigent. Ça, le moderne ? Quoi, la modernité ? Cois, les Modernes… Face à l'innommable, seul le silence fait le poids ; comme à chaque hic de la contemporaine mécanique hystérique, ironie de l'histoire, l'écrivain devient de facto celui qui n'a rien à dire. Réduit au silence, anéanti par son impuissance, son illégitimité. Son être-là devient illico être-avec les victimes et leurs familles.Nous tous qui écrivons ne pouvons ainsi qu'être révoltés par l'injustifiable et nous joindre humblement à tous ceux qui condamnent les attentats du 13 novembre. Et tous de nous poser beaucoup de questions.
Surtout à l'écoute des discours extrémistes, qu'ils soient bellicistes, sécuritaires, islamophobes ou antisémites sous des apparences antisionistes. C'est ici que ceux dont l'activité – et non pas la vocation – est de mettre en crise la langue comme la pensée, de passer les préjugés et les idéologies au crible de la raison critique, se ressaisissent : le peu poétique ne vaut-il pas d’être entendu autant que le popolitique ? Plutôt que de subir le bruit médiatico-politique, le spectacle pseudo-démocratique, les mises en scène scandaculaires – si l'on peut dire -, ne faut-il pas approfondir la brèche qu'a ouverte dans le Réel cet innommable, ne faut-il pas appréhender dans le symbolique cette atteinte à l'entendement, ce chaos qui nous laisse KO ? Allons-nous nous en laisser conter, en rester aux réactions immédiates, aux faux-semblants ? Une seule chose est sûre, nous CONTINUERONS tous à faire ce que nous croyons devoir faire. Sans cesser de nous poser des questions.
Ce communiqué, signé de Pierre Le Pillouër et Fabrice Thumerel, est publié simultanément sur les sites :
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12/10/2015
Julien Bosc, Sans lieu-dit ni demeure
Sans lieu-dit ni demeure
des neiges d’avril
écloses ou en bouton
de premières capucines
orange lie de vin ou jaune
un bouleau arqué par la neige à tout-va d’une seule nuit
d’inattrapables montmorency en haut du cerisier de huit ans
l’ombre adolescente et pas peu fière d’un jeune tilleul
un ciel bleu
un ténu vent silencieux
une conscience exsangue sans lieu-dit ni demeure
et rien
hormis le geai des chênes simulant la crécelle
le fond du puits
la corde
la gorge et le galet
Julien Bosc, Sans lieu-dit ni demeure, dans Rehauts, n° 36, automne-hiver 2015, p. 91.
Julien Bosc a publié récemment Maman est morte (Rehauts, 2012), Tout est tombé dans la mer (Approches, 2014)
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18/05/2015
Amelia Rosselli (1930-1996), Document 1967-1973
à Schubert
Une mélodie couleur orange avait retenti
dans mes oreilles si attentives au solfège
d’un violon assez net pour me toucher
jusque dans mes fibres nerveuses (le
grand cœur) qui ma tiraient par les cheveux
pendant que je dansais avec la mélancolie ce
soir-là où je n’avais pas de rendez-vous.
Mélodie éternelle et inexplosée, mélodie
de sentiments qu’on ne peut pas violer
dans le secret tombal de l’apôtre : apôtre
de quoi ? — d’une quasi désespérée quelquefois
allègre, exposition de vos tableaux
mentaux, sentimentaux et ordinaires : l’amour
dans une boîte bien fermée n’eut pas le temps
de demander pardon.
Amelia Rosselli, Document 1966-1973, traduction de
l’italien et postface de Rodolphe Gauthier, La Barque,
2014, p. 20.
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08/05/2015
Fernando Pessoa, Pour un "Cancioneiro"
Une pluie tombe du ciel gris
Qui n’a aucune raison d’être
Il n’est pas jusqu’à ma pensée
Où ne ruisselle de la pluie.
J’ai en moi plus grande tristesse
Que celle-là que je ressens
Je veux me la dire mais elle
A le poids de ce que je mens.
Car en vérité je ne sais
Si je suis triste ou pas triste,
Et légèrement la pluie tombe
(Car Verlaine y a consenti)
À l’intérieur de mon cœur.
Fernando Pessoa, Pour un « Cancioneiro »,
traduction Patrick Quillier, dans Œuvres
poétiques, Pléiade /Gallimard, 2003,
p. 737-738.
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01/03/2015
Jean-Philippe Salabreuil, La liberté des feuilles
Lied aux ombres d’hiver
Un matin le vent traverse les cendres
Du jeune jour maigre et ce sont
Comme d’anciens temps gris qui recommencent
Où sans rimes ni raisons
Nous vivions de beau silence
Et de belle folie.
Tu me regardes et si je te délie
Maintenant des chanvres de froide pluie
Sans doute vas-tu sourire et que luise
un instant l’âme lointaine j’épuise
Au souffle court ce vieil été d’aubes moisies
Tu n’échapperas plus au verger de mes mains
Le ciel gris passe entier parmi les doigts des morts
Ensemble souviens-toi de cette forêt torte
Nous l’avons fait pencher jusqu’aux eaux du matin
Je me souviens je t’aime et me souviens
Il y avait encore une prairie
Fleurie de larmes et d’abandons
Nous en avons sur nous fermé la grille
Est-il passé depuis tant de saisons ?
Sommes rentrés dedans mille et mille matins
Depuis le temps le temps que je t’ouvre mes mains.
Jean-Philippe Salabreuil, La liberté des feuilles, « Le Chemin », Gallimard, 1964, p. 45.
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19/02/2015
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
Paysage mauvais
Sable de vieux os — le flot râle
Des glas : crevant bruit sur bruit
— Palud pâle, où la lune avale
De gros vers pour passer la nuit.
— Calme de peste, où la fièvre
Cuit... Le follet damné languit
— Herbe puante où le lièvre
Est un sorcier poltron qui fuit...
— La lavandière blanche étale
Des trépassés le linge sale,
Au soleil des loups... — Les crapauds
Petits chantres mélancoliques
Empoisonnent de leurs coliques,
Les champignons, leurs escabeaux.
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans
Charles Cros, T. C., Œuvres complètes, édition
Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer,
Pléiade / Gallimard, 1970, p. 794.
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21/10/2014
Bartolo Cattafi, Mars et ses ides
Une pierre
Un geste de courage
lancé dans le vent
une pierre roulant lentement tout au long de son trajet
qui dans sa plénitude se reconnaît
et admire ses arêtes
puis émerge comme un marbre depuis la mêlée
ton front
blanc prend peur
inerte défaite poussiéreuse
tombée à tes pieds
mais retentissante
après t'avoir touché.
Gris
Dans ce temps dans ce gris
j'ouvre la porte
j'y entre aisément
comme une goutte dans la mer
mon visage est gris
comme les vêtements qui couvrent
le gris de mon corps
mon âme se montre
aux fenêtres des yeux
avec une part de gris
puisque le reste est encore
charbon non consumé.
Bartolo Cattafi, Mars et ses ides, traduit de l'italien par
Philippe di Meo, Héros Limite, 2014, p. 13, 53.
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