01/06/2022
Étienne Faure, Vol en V
Le lent croquis du jeune homme mort
ne rend pas les couleurs exactes,
n’ayant retenu la vie, la parole, ni le souffle,
lui, nature morte à présent sur le mur
d’une pension, gravure ancienne,
par mimétisme aura pris la pâleur du lit,
la bouche un peu sépia comme on expire,
surpris à son tour de l’approcher si vite,
la mort à Córdoba lorsqu’on s’allonge,
croyant l’attendre longtemps, fenêtre ouverte,
et que le vent rapporte avec le gong
on ne sait d’où, quelle époque,
un souvenir tombal :
Or, dans un lit d’Espagne, acquitté,
j’étais seul, les yeux rivés au mur,
aucune trace dans le sang, coupé de tout
lien, alcool, à débattre cet aquilon
qui gonfle sous ses fleurs le linceul de la
chambre et cambre le volet vide
au cœur.
dans un tableau d’Espagne
Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 73.
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15/04/2017
Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955
À Jacques Dubourg, Le Lavandou, juin 1952
(…)
Je ne peux pas prévoir ce que je ferai demain, mais pour l’instant je suis au maximum du plan aux confins de la toile vierge, je veux dire que la surface peinte tente sa forme comme si elle était encore vierge, mille écueils, l’informe lorsque la forme n’a pas été vue ailleurs et l’absence de je ne sais quoi auquel on est habitué.
La composition va du rythme touché au tout le moins touché possible évidemment.
Mais tout cela tient à je ne sais quel alphabet dont on ne perçoit qu’une partie.
D’autre part, il s’agit toujours et avant tout de faire de la bonne peinture traditionnelle et il faut se le dire tous les matins, tout en rompant la tradition en toute apparence parce qu’elle n’est même pour personne.
Que voulez-vous, je crois aux circonstances dont naît l’œuvre d’art, alors tout cela apparaît confus, mais on s’apercevra un jour au hasard que j’évolue logiquement et que chaque tableau pour moi est un tout, alors cela rentrera dans l’ordre et l’on ne demandera pas à ma peinture ce qu’aucune autre n’a pu et ne donnera jamais.
Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955, éditons Georges Viatte, Le bruit du temps, 2014, p. 324-325.
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26/04/2015
Caspar David Friedrich, En contemplant une collection de peintures
Autoportrait
Deux moitiés font un tout, mais qui est moitié musicien, moitié peintre ne sera jamais qu’une entière moitié. Il arrive même qu’il n’y ait que des quarts entiers, voire moins que cela. C’est ce à quoi nos écoles semblent viser.
Les critiques d’art ont tiré des tableaux des règles auxquelles les artistes n’ont sans doute jamais réfléchi ; ils pensent qu’avec ces scories on peut aussi créer des peintures. Les sots !
L’art ne consiste pas à résoudre des difficultés ; cela s’appelle plutôt faire des tours d’adresse.
Faites donc, si vous le pouvez, des machines qui nourrissent en elles l’esprit humain et l’exhalent autour d’elles ! Mais vous n’êtes pas obligés de former des homme qui, dépourvus de volonté et d’énergie propres, ressemblent à des machines.
Caspar David Friedrich, En contemplant une collection de peintures, traduit de l’allemand, présenté et annoté par Laure Cahen-Maurel, Corti, 2011, p. 56, 65, 65,72.
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18/09/2014
E. E. Cummings, érotiques, traduction Jacques Demarcq
ma dame nue sur fond
de crépuscule est un accident
dont l'agrément dépasse aisément l'intention
du génie —
toute peinture se sent honteuse
devant cette musique, et la poésie n'arrive
à s'en approcher tant elle est craintive.
et pourtant toutes deux la disent merveilleuse
Mais moi (dans mes bras ayant pris
le tableau) je le presse lentement
contre ma bouche, goûte le rythme précis
féroce
et sage d'une
impeccable
nonchalance Savoure le prix
d'un geste inimaginable
chaud exact impie
*
my naked lady framed
in twilight is an accident
whose nicenses betters easily intent
of genius—
painting wholly feels ashamed
before this music,and poetry cannot
go near because perfectly fearful.
meanwhile these speak her wonderful
But i(having in my arms caught
the picture)hurry it slowly
to my mouth,taste the accurate demure
ferocious
thythm of
pecise
laziness; Eat the price
of an imaginable gesture
exact warm unholy
E. E. Cummings, érotiques, traduction
Jacques Demarcq, Seghers, 2012, p. 81 et 80.
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01/08/2014
Zbigniew Herbert, Hermès, le chien et l'étoile
La chambre meublée
Dans cette chambre il y a trois valises
un lit qui n’est pas à moi
une armoire et le moisi de sa glace
quand j’ouvre la porte
les objets se figent
une odeur connue m’assaille
de sueur insomnie et literie
un petit tableau au mur
montre le Vésuve
avec un panache de fumée
je n’ai pas vu le Vésuve
je ne crois pas aux volcans actifs
le deuxième tableau
est un intérieur hollandais
dans la pénombre
des mains de femme
inclinent un pot
d’où s’écoule une tresse de lait
sur la table un couteau une serviette
un pain un poisson une grappe d’oignons
si on suit la lumière dorée
en montant trois marches
par la porte entrebâillée
on voit un carré de jardin
les feuilles respirent la lumière
les oiseaux soutiennent la douceur du jour
un monde faux
tiède comme du pain
doré comme une pomme
du papier peint arraché
des meubles non apprivoisés
les taies des glaces sur le mur
voilà l’intérieur réel
dans cette chambre à moi
et à trois valises
le jour fond
en une flaque de sommeil
Zbigniew Herbert, Œuvres poétiques complètes I, Corde
de lumière suivi de Hermès, le chien et l’étoile et de Étude
de l’objet, édition bilingue, traduction du polonais par
Brigitte Gautier, Le Bruit du temps, 2011, p. 223 et 225.
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03/09/2013
Samuel Beckett, Le monde et le pantalon
Le client : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n'êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois.
Le tailleur : Mais monsieur, regardez le monde, et regardez mon pantalon.
Pour commencer, parlons d'autre chose, parlons de doutes anciens, tombés dans l'oubli, ou résorbés dans des choix qui n'en ont cure, dans ce qu'il est convenu d'appeler des chefs-d'œuvre, des navets et des œuvres de mérite.
Doutez d'amateur, bien entendu, d'amateur bien sage, tel que les peintres le rêvent, qui arrive les bras ballants et les bras ballants s'en va, la tête lourde de ce qu'il a cru entrevoir. Quelle rigolade les soucis de l'exécutant, à côté des affres de l'amateur, que notre iconographie de quatre sous a gavé de dates, des périodes, d'écoles, d'influences, et qui sait distinguer, tellement il est sage, entre une gouache et une aquarelle, et qui de temps en temps croit deviner ce qu'il aime, tout en gardant l'esprit ouvert. Car il s'imagine e pauvre, que rien de ce qui ets peinture ne doit lui rester étranger.
Ne parlons pas de la critique proprement dite. La meilleure, celle d'un Fromentin, d'un Grohmann, d'u MacGreevy, d'un Sauerlandt, c'est de l'Amiel. Des hystérotomies à la truelle. Et comment en serait-il autrement ? Peuvent-ils seulement citer ? [...]
Avec les mots on ne fait que se raconter. Eux-mêmes les lexicographes se déboutonnent. Rt jusque dans le confessionnal on se trahit.
Ne pourrait-on attenter à la pudeur ailleurs que sur ces surfaces peintes presque toujours avec amour et souvent avec soin, et qui elles-mêmes sont des aveux ? Il semble que non. Les copulations contre nature sont très cotées, parmi les amateurs du beau et du rare. Il n'y a qu'à s'incliner devant le savoir-vivre.
Achevé, tout neuf, le tableau est lç, un non-sens. Car ce n'est encore qu'un tableau, il ne vit encore que de la vie des lignes et des couleurs, ne s'est offert qu'à son auteur. Rendez-vous compte de sa situation. Il attend, qu'on le sorte de là. Il attend les yeux, les yeux qui, pendant des siècles, car c'est un tableau d'avenir, vont le charger, le noircir, de la seule vie qui compte, celle des bipèdes sans plumes. Il finira par en crever. Peu importe. On le rafistolera. On le rabibochera. On lui cachera le sexe et on lui soutiendra la gorge. On lui foutra un gigot à la place de la fesse, comme on l'a fait pour la Vénus de Giorgione à Dresde. Il connaîtra les caves et les plafonds. On li tombera dessus avec des parapluies et des crachats, comme on l'a fait pour le Lurçat à Dublin. Si c'est une fresque de cinq mètres de haut sur vingt-cinq de large, on l'enfermera dans une serre à tomates, ayant préalablement eu le soin d'en aviser les couleurs avec de l'acide azotique, comme on l'a fait pour le Triomphe de César de Mantegna à Hampton Court. Chaque fois que les Allemands n'auront pas le temps de le déménager, il se transformera en champignon dans un garage abandonné. Si c'est un Judith Leyster, on le donnera à Hals. Si c'est un Giorgione et qu'il soit trop tôt pour le donner encore au Titien, on le donnera à Dosso Dossi (Hanovre). Monsieur Berenson s'expliquera dessus. Il aura vécu, et répandu de la joie.
Samuel Beckett, Le monde et le pantalon, éditions de Minuit, 1989, p.7-8 et 9-11.
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