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07/10/2021

Philippe Jaccottet, Le bol du pélerin (Morandi)

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(Une récente nuit, je me suis rappelé une halte marocaine, à Ouarzazate : des sables roses et des sables jaunes, des rafales de vent   de sable, au loin, comme des drapeaux, et ces espèces de forteresses qui tremblaient dans l’excès de lumière sans être des mirages, mais à peine distinctes du sol où elles avaient été bâties, brève entrevision, un matin, pourquoi si poignante ? Je me trouvais dans un endroit du monde où je n’avais même pas désiré passionnément me rendre, et sans qu’aucune aventure personnelle n’y fût mêlée (car enfin bien sûr, s’il y avait eu dans un de ces palais ou forteresses entrevus — comme au cinéma ! — une femme captive, ou pas, que je serais allé rejoindre —  délivrer !— mon émotion fût allée de soi et personne ne s’en fût étonné — sinon du fait que c’était moi le héros ! — mais non) ; et ce que j’avais entrevu ainsi à quelque distance n’était même pas un site imprégné par la présence, ou l’absence de dieux, comme l’Égypte ou la Grèce m’en avaient offert en d’autres occasions.

 

Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2006, p. 63.

28/07/2018

Tristan Tzara, L'Antitête

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Sable

 

Bon, bon, dit le bonbon, de la bouche d’enfant qui était pour lui le bonbon. Le silence de la petite chambre était un cri pour le grand silence. Le silence me dit son manque de confiance. Bon, bon, dit mon silence et s’échappe pour toujours. Tout cela revint sur le bout de ma langue. Avec un peu de charbon. L’accordéon se mit sur la table. Bon, bon, dis-je.

Fable.

 

Tristan Tzara, L’Antitête, dans Œuvres complètes, 2, Flammarion, 1977, p. 275.

10/01/2018

Samuel Beckett, Poèmes, suivi de mirlitonnades

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je suis ce cours de sable qui glisse

entre le galet et la dune

la pluie d’été pleut sur ma vie

sur moi ma vie qui me fuit me poursuit

et finira le jour de son commencement

 

cher instant je te vois

dans ce rideau de brume qui recule

où je n’aurai plus à fouler ces longs seuils mouvants

et vivrai le temps d’une porte

qui s’ouvre et se referme

 

Samuel Beckett, Poèmes , suivi de mirlitonnades,

Editions de Minuit, 1978, p. 22.

01/05/2015

Francis Ponge, Douze petits écrits

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                         Le patient ouvrier

 

   Des camions grossiers ébranlent la vitre sale du petit jour.

   Mal assis, Fabre, à l’estaminet, bouge sous la table des souliers crottés la veille. L’acier de son couteau, attaqué par la pomme de terre bouillie, il le frotte avec un morceau de pain, qu’il mange ensuite. Il boit un vin dont la saveur affreuse hérisse les papilles de la bouche, puis le paye au patron qui a trinqué.

   À sept heures ce quartier a l’air d’une cour de service. Il pleut.

   Fabre pense à son wagonnet qui a passé la nuit dehors, renversé près d’un tas de sable, et qu’il relèvera brutalement, grinçant, décoloré, dans le brouillard, pour d’autres charges.

   Lui est encore là, à l’abri, avec, dans une poche de sa vareuse, un carnet, un gros crayon, et le papier de la caisse des retraites.

 

Francis Ponge, Douze petits écrits, dans Œuvres complètes I, sous la direction de Bernard Beugnot, Pléiade / Gallimard, 1999, p. 8.

01/04/2015

Saint-John Perse, Exil

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                    Photo Lucien Clergue (1974)

 

Portes ouvertes sur les sables, portes ouvertes sur l’exil,

   Les clés aux gens du phare, et l’astre roué vif sur la pierre du seuil :

   Mon hôte, laissez-moi votre maison de verre dans les sables...

   L’Été de gypse aiguise ses fers de lance dans nos plaies,

   J’élis un lieu flagrant et nul comme l’ossuaire des saisons,

   Et, sur toutes les grèves de ce monde, l’esprit du dieu fumant déserte sa couche d’amiante.

   Les spasme de l’éclair sont pour le ravissement des Princes en Tauride.

 

·      *  *

À nulles rives dédiée, à nulles pages confiée la pure amorce de ce chant...

   D’autres saisissent dans les temples la corne peinte des autels :

   Ma gloire est sur les sables ! ma gloire est sur les sables !... et ce n’est point errer, ô Pérégrin,

   Que de convoiter l’aire la plus nue pour assembler aux syrtes de l’exil un grand poème né de rien, un grand poème fait de rien...

   Sifflez, ô frondes par le monde, chantez, ô conques sur les eaux !

   J’ai fondé sur l’abîme et l’embrun et la fumée des sables. Je me coucherai dans les citernes et dans les vaisseaux creux,

   En tous lieux vains et fades où gît le goût de la grandeur.

 

Saint-John Perse, Exil, éditions de La Baconnière, Neufchâtel, 1952, p. 7-9.