20/09/2014
Jack Spicer, c'est mon vocabulaire qui m'a fait ça
Un livre de musique
Arrivant à la fin, les amants
Sont épuisés comme deux nageurs. Où
Cela finissait-il ? On ne peut pas savoir. Aucun amour n'est
Comme un océan avec le cortège vertigineux des limites des vagues
Desquelles deux peuvent émerger épuisés, ni un long adieu
Comme la mort.
Arrivant à la fin. Plutôt, dirais-je, comme une longueur
De corde enroulée
Qui ne se déguise pas dans les dernières boucles de ses longueurs
Ses terminaisons.
Mais, diras-tu, nous aimions
Certaines parties de nous aimaient
Et ce qui reste de nous restera
Deux personnes. Oui,
La poésie finit comme une corde.
Jack Spicer, c'est mon vocabulaire qui m'a fait ça, traduction pat Éric Suchère, préface de Nathalie Quintane, Le Bleu du ciel, 2006, p. 116.
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19/09/2014
Yosa Buson, Haiku, traduction Joan Titus-Carmel
Buson : Paysage
La pauvreté
m'a saisi à l'improviste
ce matin d'automne
Près d'un poirier
je suis venu solitaire
contempler la lune
Le batelier —
sa perche arrachée des mains
tempête d'automne
Il brama trois fois
puis on ne l'entendit plus
le cerf sous la pluie
Une solitude
plus grande que l'an dernier
fin d'un jour d'automne
Le mont s'assombrit
éteignant le vermillon
des feuilles d'érables
Yosa Buson, Haiku, traduits du japonais et
présentés par Joan Titus-Carmel, Orphée/
La Différence, 1990, n.p.
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18/09/2014
E. E. Cummings, érotiques, traduction Jacques Demarcq
ma dame nue sur fond
de crépuscule est un accident
dont l'agrément dépasse aisément l'intention
du génie —
toute peinture se sent honteuse
devant cette musique, et la poésie n'arrive
à s'en approcher tant elle est craintive.
et pourtant toutes deux la disent merveilleuse
Mais moi (dans mes bras ayant pris
le tableau) je le presse lentement
contre ma bouche, goûte le rythme précis
féroce
et sage d'une
impeccable
nonchalance Savoure le prix
d'un geste inimaginable
chaud exact impie
*
my naked lady framed
in twilight is an accident
whose nicenses betters easily intent
of genius—
painting wholly feels ashamed
before this music,and poetry cannot
go near because perfectly fearful.
meanwhile these speak her wonderful
But i(having in my arms caught
the picture)hurry it slowly
to my mouth,taste the accurate demure
ferocious
thythm of
pecise
laziness; Eat the price
of an imaginable gesture
exact warm unholy
E. E. Cummings, érotiques, traduction
Jacques Demarcq, Seghers, 2012, p. 81 et 80.
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17/09/2014
Jacques Réda, La Course
Fallait-il qu'on s'embête à crever le dimanche
Pour aller à l'Escale à sept heures du soir
Boire un, deux martinis au gin et sans pouvoir
Jamais s'en payer un troisième. Je me penche
De nouveau sur ce tabouret du bar étanche
Où le pluie et le vent, l'air de plus en plus noir
Venaient pourtant rôder jusque vers le comptoir
Anticipant déjà leur facile revanche.
On rentrait en effet par la route, au plus droit,
Sous les arbres saisis de fureur ou d'effroi
Entre les pavillons aux louches lueurs d'huile
Et les potagers fous écorchés par l'hiver.
Sans rien dire, en songeant que vivre est une tuile
Qu'il eût fallu casser d'un coup de revolver.
Jacques Réda, La Course, Gallimard, 1999, p. 85.
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16/09/2014
Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduction Pierre Alferi
On a toujours trouvé la poésie plus littéraire que la musique, mais la prétendue musique pure, en tant que communication, peut être littéraire. Les voix d’une fugue, disait Bach, doivent se comporter comme des hommes raisonnables dans une conversation sérieuse. Pourtant, la musique ne dépend pas principalement, comme la poésie, d’une voix humaine qui sache la rendre. Et l’imagination peut dépouiller la parole de tout élément graphique pour qu’elle devienne un pur mouvement sonore. C’est en vertu de cet horizon musical de la poésie (jamais atteint, sans doute, par les poèmes) que n’importe qui peut écouter la poésie d’Homère sans connaître le grec et en tirer quelque chose ; se mettre « sur la même longueur d’onde » que la tradition humaine, que sa voix mûrie parmi les sons de la nature, et ainsi échapper à l’emprise d’une époque et d’un lieu comme on n’a guère de chance d’y échapper en étudiant la grammaire homérique. En ce sens, la poésie est internationale.
Si quelque chose a un sens, la poésie a le sens de tout. Ce qui veut dire : sans elle, la vie n’aurait guère de présent. Écrire des poèmes ne suffit pas s’ils ne gardent pas la vie enfuie. Écrire des poèmes semble toujours insuffisant quand ils parlent d’une vie enfuie. Le poète peut cesser visiblement d’écrire, mais il se mesure secrètement à chaque mot de poésie jamais écrit. S’il est d’une profondeur constante, il pense, en outre, à ceux qui ont vécu, vivent et vivront pour dire les choses qu’il ne peut dire. Qui fait cela travaille sans cesse et ne craint pas de paraître oisif. L’effort de poésie se reconnaît, tranchant sur la plupart des textes au goût du jour, malgré l’habit et les retards des poètes. La poésie n’a pas tel visage aujourd’hui pour faire mauvaise figure demain. On trahit une pensée bien courte en disant que la poésie s’oppose — parce qu’elle ajoute — à la science. La poésie s’explique sur-le-champ, sauf aux paresseux et aux insensibles.
Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduit de l’américain par Pierre Alféri, Un Bureau sur l’Atlantique / Éditions Royaumont, 1989, p. 47-48 et 26-27.
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15/09/2014
Friedrich Dürrenmatt, Grec cherche Grecque
Il plut pendant des heures, des nuits, des jours, des semaines. Les rues, les avenues, les boulevards luisaient, trempés ; des ruisseaux, des rivières, de véritables petits fleuves où nageaient les autos, coulaient le long des trottoirs ; emmitouflés dans leurs manteaux, les gens marchaient sous leurs parapluies, dans des chaussures mouillées et des chaussettes de plus en plus humides ; les géants, amours et aphrodites qui soutenaient les balcons des palais et des hôtels ou se collaient aux façades, ruisselaient, dégoulinaient, rayés de rigoles et de fiente d'oiseau diluée, et les pigeons cherchaient un abri sous le fronton du Parlement entre les jambes et les poitrines des bas-reliefs patriotiques. Ce fut un pénible janvier. Puis vint la brume, elle aussi pendant des jours, des semaines, et une épidémie de grippe, pas trop grave chez les gens de la bonne société où elle emporta néanmoins quelques vieilles tantes à héritage et quelques respectables hommes d'État, mais meurtrière surtout pour les clochards qui couchaient sous les ponts et sur les berges du fleuve. Dans l'intervalle, la pluie se remit à tomber. Interminablement.
Friedrich Dürrenmatt, Grec cherche Grecque, traduit de l'allemand par Denis Van Moppès, bibliothèque Albin Michel, 1968, p. 7-8.
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14/09/2014
Antonio Tabucchi, Les trois derniers jours de Fernando Pessoa
Moi aussi j'ai oublié la mort
L'homme qui entra était un vieillard au noble visage, avec une énorme barbe blanche et une tunique romaine tombant jusqu'aux pieds, elle aussi blanche.
Ave, compagnon, dit le vieillard, je me permets d'entrer dans tes rêves.
Pessoa alluma la lampe sur la table de chevet. Il regarda le vieillard et reconnut Antonio Mora. Il lui fit signe d'avancer..
Mora leva une main et dit : Phlébas le phénicien, mort depuis quinze jours, oublia le cri des mouettes et le cri profond de la mer pour m'annoncer ton sort, ô grand Fernando. Je sais que les eaux de l'Achéron t'attendent, puis les tourbillons furieux des atomes dans lesquels tout se perd et tout se recrée, et toi tu reviendras peut-être dans les jardins de Lisbonne comme fleur qui fleurit en avril ou comme pluie sur les lacs et les lagunes du Portugal, et moi, en me promenant, j'entendrai ta voix parcourue par le vent.
Pessoa se dressa sur ses coudes. La douleur au côté droit était passée, il ne ressentait à présent qu'un grande fatigue.
Et Le retour des dieux ? demanda-t-il.
Le livre est presque achevé répondit Antonio Mora, mais je ne sais si je pourrai le publier, car personne n'ose publier les livres d'un fou.
Dites-moi, reprit Pessoa, racontez-moi comment ça se passe à la clinique psychiatrique de Cascais où nous nous sommes vus si peu de temps.
[...]
Antonio Tabucchi, Les trois derniers jours de Fernando Pessoa, Un délire, traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro, Librairie du XXe siècle / Seuil, 1994, p. 63-64.
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13/09/2014
Louis Scutenaire, Mes inscriptions
À quoi sert-il d'écrire un poème, d'achever un blessé, de bâtir une cabane ?
À écrire un poème, achever un blessé, bâtir une cabane.
S'il vous plaît de vraiment gagner, ne réfutez point, parlez d'autre chose.
Je n'ai jamais désiré voir construire les grands monuments, sauf peut-être, et sur la foi des vieux graveurs, la tour de Babel.
Le misanthrope est celui qui reproche aux hommes d'être ce qu'il est.
Un pot de chambre — « le vase de nuit » — est poétique au même titre qu'un buisson au printemps. Le tout est de savoir s'utiliser et d'être libre.
En brisant ou détournant les règles d'un jeu, vous ne trouvez qu'un autre jeu.
Louis Scutenaire, Mes inscriptions, éditions Labor, 1990, p. 204, 210, 216, 233, 238, 260.
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12/09/2014
Christian Bachelin, Neige exterminatrice
1933- août 2014
Testament d’os et de brindilles
Débris de cris sanglots de tôles
Ombre éparse âme en graffiti
Mal d’aurore et métempsychose
Le ciel de morgue les pylônes
Le coq des mille et une morts
En jadis le vélo qui cogne
Et cocaïne au champ d’orties
Le coq la rouille des aurores
Le moignon d’être au corridor
Tristan le triste trismégiste
Yseut la morte de minuit
Le blanc des os le cachalot
Sa nageoire en travers des flots
Seul horizon vieux paquebot
Bistro des morts banquises d’os
*
Des rendez-vous d’amour se figent pour toujours
Dans l’unique odeur éphémère d’une neige
Dont à jamais la même saveur singulière
Gardera vierge un certain idéal obscur
De bonheur enfermé dans des flocons d’un soir
Et que conservera dans sa chimère exacte
Le froid de quelques pas vers des chambres d’hiver
Vers de beaux châteaux noirs dont nul ne reviendra
Sauf pour se torturer lointain voyeur aveugle
D’une séquestration idyllique et sans âge.
Christian Bachelin, Neige exterminatrice, poèmes 1967-2003,
Préface de Valérie Rouzeau, esquisse bibliographique par Éric Dussert, Le temps qu’il fait, 2004, p. 143 et 173.
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11/09/2014
Bernard Noël, La Moitié du geste
la nuit se perd en elle-même
comme un regard bouclé
sous la paupière
le temps fait un panache
sur la bouche qui souffle
que penser encore
mourir n’est pas la mort
quelque chose tâtonne dans le corps
je ne veille pas dis-tu
dans les veines du bois
une image perchée
un souvenir fuyant
tu cherches la lenteur
le trajet d’un astre
qui se lève d’en bas
*
en chaque mot
un nom perdu
l’autre s’éloigne
ô buée
pour être là
il faut faire du temps
ce qui en moi dit non
me chasse du présent
voici la vide lumière
ne cède pas à l’ange
le destin n’est ni clair ni sombre
il est le lieu mobile
où le dedans et le dehors
se croisent
en forme de je
Bernard Noël, La Moitié du geste [1982],
dans Les Plumes d’Eros, Œuvres I, P. O. L,
2010, p. 191-192.
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10/09/2014
Jean-Louis Giovannoni, Les mots sont des vêtements endormis : recension
Les mots sont des vêtements endormis a été publié en 1983 par Jean-Pierre Sintive, cette réédition est augmentée de fragments qu'avait conservés le fondateur des éditions Unes, d'inédits et d'une postface de l'auteur : on y apprend notamment comment était né cet ensemble. D'autres livres anciens ont été repris (1), le manuscrit des Voyages à Saint-Maur, longtemps resté dans un tiroir, a été édité cette année (chez Champ Vallon), et le lecteur peut maintenant suivre le parcours de ce poète qui s'est efforcé de restituer ce qu'est « la stupeur et l'incompréhension de vivre », comme l'écrit François Heusbourg dans sa préface.
On pourrait lire bien des poèmes comme des aphorismes en les isolant, ainsi : « Nos mots ne sont que les préliminaires du silence », mais la concision ne vise pas à proposer une vérité et cet énoncé est lié à d'autres, tous se répondent et il n'y a rien de discontinu dans ce livre très homogène. La construction repose surtout sur la reprise de quelques motifs : le corps et sa difficulté à se situer dans l'espace. L'une des issues pour vivre son corps est de fuir dans le sommeil, et le rêve ; la relation du corps au réel est alors annulée, mais le réveil chaque fois rappelle la possibilité de la disparition définitive ; les mots qui, plus ou moins directement, évoquent la mort sont en effet abondants : chute, être emporté, se taire, s'effacer, mourir, sortie, absence, froid, silence, partir, vide, se tuer, etc.
Dans ce livre comme ceux qui suivent, le corps est un élément central, lié à l'absence, au vide («On s'agite parce que le vide nous entoure.) », et l'écriture tourne autour de ce qui apparaît énigme, la place du corps dans le monde des choses qui, lui, reste opaque et muet comme les pierres. Comme si le monde n'avait pas de présence suffisante, qu'il pouvait d'un seul coup s'annuler, d'où le sentiment que les choses autour de soi peuvent s'évanouir : « C'est terrifiant de penser que l'on peut emporter le monde, juste en fermant les yeux. » et, ailleurs, « Bouge un tant soit peu, / et c'est un monde qui s'efface. » Rien ne peut être dit du corps, comme s'il était inatteignable, comme le visage, ce que figure l'image du mur comme miroir, qui ne renvoie rien. Il semble toujours opaque au point qu'il est difficile de se reconnaître « dans les reflets des vitrines ». Corps sans forme, que seuls les vêtements protègent, comme un sac, et quand la mort vient il se vide, retournant à quelque chose d'innommable, d'indistinct ; les mots ne suffisent pas pour le faire vivre, seulement aptes à décrire l'effondrement, « Toujours au bord de l'effondrement. . Au bord. ». Visage qui n'est là que « pour ne pas effrayer les autres. Pour cacher le trou dans lequel on vit » ; le vide toujours présent, autour de soi et en soi : Giovannoni écrit sa fascination devant un tableau de Nicolas de Staël, Les toits, qui donne à voir « le bord du vide ». Que reste-t-il ? Une extrême difficulté à se situer dans l'espace du dehors, autant qu'à vivre le dedans, dans l'isolement, sans pouvoir faire un mouvement suffisant vers l'autre, « Les mots n'ouvrent pas assez ».
Au fil du temps Giovannoni a laissé la forme très brève des premiers textes, le travail de la langue s'est transformé, la prose alterne avec le poème, mais c'est toujours le corps et son espace qui demeurent au centre de tous les écrits et la certitude que l'« On vit toujours à côté ». Dans un texte récent, "Ce que l'immobile tient pour geste", poème écrit dans le livre consacré au peintre Pastor (Les apparitions de la matière, éditions Unes, 2013), est fortement marquée l'indécision quant à ce que peut être le moi : « On croit vivre toute sa vie avec soi-même / Alors que chacun de nos gestes / Est la demeure de ce qui ne peut être atteint. » C'est une indécision analogue que figurait le corps divisé ("Jean" et "Louis") dans S'emparer (2007). Est-il un lieu à trouver ? pour répondre on retourne au "peut-être" de Ce lieu que les pierres regardent : « Ce vide / que tu sens au fond de toi / peut-être / est-ce là / ton seul lieu ».
Jean-Louis Giovannoni, Les mots sont des vêtements endormis, éditions Unes, 2014.
______________________________
1. Dans Ce lieu que les pierres regardent, éditions Lettres vives, 2009.
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09/09/2014
Emily Jane Brontë, Poèmes (1836-1846), traduction Pierre Leyris
Viens-t’en avec moi
Viens-t’en avec moi
Il n’est plus que toi
Dont mon cœur puisse se réjouir ;
Nous aimions par les nuits d’hiver
Errer dans la neige :
Si nous renouvelions ces vieux plaisirs ?
Noires et folles, les nuées
Tachent d’ombre, là-haut, les terres élevées
Comme elles faisaient autrefois,
Et ne s’arrêtent que là-bas,
À l’horizon confusément amoncelées,
Tandis que les rayons de lune
Si prestement luisent et fuient
Qu’à peine pouvons-nous dire qu’ils ont souri.
Viens avec moi — viens te promener avec moi ;
Nous étions bien plus autrefois,
Mais la Mort nous a dérobés nos compagnons
Comme le Soleil la rosée ;
Oui, la Mort les a pris un à un, nous laissant
Tous deux seuls désormais ;
Aussi mes sentiments se voudraient-ils aux tiens
Nouer étroitement, n’ayant d’autre soutien.
« Non, ne m’appelle pas, cela ne saurait être ;
L’Amour serait-il si constant ?
La fleur de l’Amitié peut-elle dépérir
Pour revivre après de longs ans ?
Non, quand même le sol est humide de larmes
Et si belle qu’elle ait pu croître ;
Car la sève une fois tarie, son flux vital
Ne s’épanchera jamais plus :
Mieux encore que ne fait l’étroit cachot des morts
La Terre sépare le cœur des hommes. »
[Printemps 1844]
Come, walk with me
Come, walk with me ;
There only thee
To bless my spirit now ;
We used to love on winter nights
To wander throw the snow.
Can we not woo back old delights ?
The clouds rush dark and wild ;
They fleck with shade our mountain heights
The same as long ago,
And on the horizon rest at last
In looming masses piled ;
While moonbeams flash and fly so fast
We scarce can say they smiled.
Come, walk with me — come, walk with me ;
We were not once so few ;
But Death has stolen our company
As sunshine steals the dew :
He took them one by one, and we
are left, the only two ;
So closer would my feelings twine,
Because they have no stay but thine.
« Nay, call me not ; it may not be ;
Is human love so true ?
Can Friendship’s flower droop on for years
And then revive anew ?
No ; though the soil be wet with tears,
How fair soe’er it grew ;
The vital sap once perished
Will never flow again ;
And surer than that dwelling dread,
The narrow dungeon of the dead,
Time parts the hearts of men. »
[Spring 1844]
Emily Jane Brontë, Poèmes (1836-1846), choisis
et traduits d’après la leçon des manuscrits par
Pierre Leyris, édition bilingue, Poésie / Gallimard,
1963, p. 144-147.
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08/09/2014
Dante, La Divine comédie, L'Enfer, traduction de Jacqueline Risset
En hommage à Jacqueline Risset
1936-4 septembre 2014
un extrait de sa traduction de Dante
Chant I
Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue.
Ah dire ce qu'elle était est chose dure
cette forêt féroce et âpre et forte
qui ranime la peut dans la pensée !
Elle est si amère que mort l'est à peine plus ;
mais pour parler du bien que j'y trouvai,
je dirai des autres choses que j'y ai vues.
Je ne sais pas bien redire comment j'y entrai,
tant j'étais plein de sommeil en ce point
où j'abandonnai la vraie vie.
Mais quand je fus venu au pied d'une colline
où finissait cette vallée
qui m'avait pénétré le cœur de peur,
je regardai en haut et je vis ses épaules
vêtues déjà par les rayons de la planète
qui mène chacun droit par tous sentiers.
Alors la peur se tint un peu tranquille,
qui dans le lac du cœur m'avait duré
la nuit que je passai si plein de peine.
[...]
Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,
ché la diritta via era smarrita.
Ahi quanto a dir qual era è cosa dura
esta selva selvaggia e aspra e forte
che nel pensier rinova la paura !
Tant' è amara e poco è piu morte ;
ma per trattar del ben ch'i' vi trovai
dirò de l'altre cose ch'i' v'ho scorte.
Io non so ben ridir com'i' v'intrai,
tant' era pien di sonno a quel punto
che la verace via abbandonnai.
Ma poi ch'i' fui al piè d'un colle giunto,
la dove terminava quella valle
che m'avea di paura il cor compunto,
guardai in alto e vidi le sue spalle
vestite già de' raggi del pianeta
che mena dritto altrui per ogne calle.
Allor fu la paura un poco queta,
che nel lago del cor m'era durata
la notte ch'i' passai con tanta pieta.
Dante, La Divine comédie, L'Enfer, traduction et
notes de Jacqueline Risset, GF-Flammarion,
1992, p. 25 et 24.
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07/09/2014
André Frénaud, Parmi les saisons de l'amour
Les fils bleus du temps
Les fils bleus du temps
t'ont mêlée à mes tempes.,
toujours je me souviendrai
de ta chevelure.
Après l'amertume
tant d'autres pas vides,
loin par-delà l'oubli,
mort de tant de morts
si même vivant,
un éclat de ton œil clair
est monté dans mon regard,
toute l'ardeur de ta beauté
se répand même à voix basse
dans tous les jours de ma voix,
un signe épars dans le miroir transformé,
une douceur dans la confusion de mes songes,
une chaleur par les seins froids de ma nuit.
Je meurs de ma vie,
je n'ai pas fini.
Je te porterai encore,
mon feu amour.
André Frénaud, Parmi les saisons de l'amour, dans
Il n'y a pas de paradis, Poésie /Gallimard, 1967
[1962], p. 169.
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06/09/2014
James Joyce, Poèmes, Chamber Music, traduction Jacques Borel
Viens légère ou légère pars :
Bien que ton cœur te fasse voir
Chagrins, vallons, soleils noyés,
Que ton rire, Oréade, danse
Jusqu’à ce que l’air des sommets
Rebrousse avec irrévérence
Ta chevelure déployée
Sois légère et toujours ailée :
Les nues qui voilent les vallées
Quand monte l’étoile du soir
Sont les plus humbles des suivants :
Rire et amour se fassent chant
Si le cœur renonce à l’espoir.
Lightly come or lightly go :
Though thy heart presage thee woe,
Vales and many a wasted sun,
Oread, let thy laughter run,
Till the irreverent mountain air
Ripple all thy flying hair.
Lightly, lightly — ever so :
Clouds that wrap the vales below
At the hour of evenstar
Lowliest attendants are ;
Love and laughter song-confessed
When the heart is heaviest.
James Joyce, Poèmes, Chamber Music, Pomes
Penyeach, poèmes traduits de l’anglais et préfacés
par Jacques Borel, Poésie du monde entier,
Gallimard, 1967, p. 65 et 64.
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