08/06/2024
Paul Valéry, Mauvaises pensées et autres
Conte
Il y eut autrefois un homme qui devint sage.
Il apprit à ne plus faire de geste ni de pas qui ne fussent utiles.
Peu après, on l’enferma.
Chaque homme sait une quantité prodigieuses de choses qu’il ignore, qu’il sait. Savoir tout ce que nous savons ? Cette simple recherche épuise la philosophie.
Ce qui est simple est toujours faux, ce qui ne l’est pas est inutilisable.
L’espoir fait vivre, mais comme sur une corde raide.
Paul Valéry, Mauvaises pensées et autres, dans Œuvres, II, Gallimard / Pléiade, 1960, p. 851, 863, 864, 864.
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26/01/2022
Pascal Quignard, Sur le jadis
La formulation archaïsante des proverbes soudain surgissant dans le discours actuel renvoie à un passé sans détermination et de ce fait dont l’autorité peut passer pour absolue.
Cette absence de détermination dans le passé linguistique rend la phrase abyssale.
Ce langage coalescent se concrétionne peu à peu sous la voûte du crâne et s'y suspend.
Petites voix hallucinogènes qui, glissant goutte à goutte, creusent petit à petit des chemins sur la pente vide du temps que le langage découvre.
Cette mise hors du temps du temps est un placement dans le temps des contes.
Le proverbe est de l’Il était une fois à l’instant où il se fragmente.
Pascal Quignard, Sur le jadis, Folio/Gallimard, 2004, p. 180.
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24/01/2021
Erich Fried, Les enfants et les fous
Saint Georges et son dragon
On raconte que saint Georges vint de Cappadoce et qu’il tua un dragon qui voulait dévorer une jolie fille. La légende aime les données simples et les héros compréhensibles. On ne rapporte nulle part que saint Georges a aimé le dragon.
Il connaissait son dragon depuis son enfance, à un âge où les vires et les vltes du tournoi, sous les arbres à l’écorce rugueuse et tapissée de mousse, étaient plus importantes pour lui que toutes les méditations sur la beauté ou la disgrâce, sur l’excellence ou la médiocrité de son compagnon de jeuPlus tard également, lorsque le petit Georges, qui portait sa première armure légère, commença à comprendre que son ami était différent de lui, il repoussa aussitôt de telles pensées. Il les oublia, comme il oubliait les tristes rangées de chiffres alignées par son sévère maître en calcul. Non, il ne voulait tenir compte d’aucune différence. Il s’en tenait plutôt à ce que lui et son camarade de jeu avaient pensé en commun.
Erich Fried, Les enfants et les fous, traduction Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1968, p. 90.
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24/04/2015
Philippe Beck, Élégies Hé
74
Le talent anxieux d’une forme
crée l’ambiance de l’oubli.
Attention.
Pudeur sur l’horloge haute
peint la pierre de son image.
Silhouette se pose
devant le télescope du peintre du monde.
Le nez de cuivre et d’or
s’imprime par la fraîcheur.
Cendrillon infinie a goûté la pomme.
Ses jambes de danseuse de bronze
vont de l’avant.
Je me souviens du départ dans le printemps :
les briques anglaises
libèrent le ciel
qui respire inconsciemment.
Le fauve respire la fraïcheur
de cimes, et l’ombre de midi.
Il retrouve la tanière verte
dans des cafés
entourés de briques liées
par l’espace ailé.
Béquille demande espace.
Convalescence infinie commence.
Pour les déductions d’un pays.
Convalescent a des raisons
à midi.
Philippe Beck, Élégies Hé, Théâtre Typographique,
2005, p. 93.
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04/12/2014
Robert Coover, Rose (L'Aubépine)
Depuis son siège sur l'estrade de la table seigneuriale il a annoncé à tous ceux qui se trouvaient dans le grand hall qu'il a entendu parler d'une autre princesse enchantée, à quelques lieues de là, qui dort depuis cent ans, et qu'il a l'intention de monter immédiatement à cheval afin de la trouver et, si possible, de rompre l'enchantement. En tant que prince royal, voué à des exploits vertueux de cette nature, c'est le moins qu'il puisse faire, autant pour sauver le royaume accablé que pour la jeune fille. De sorte que, stimulé par l'amour et l'honneur, il a embrassé son épouse (ou l'aurait fait si elle le lui avait permis) et s'est mis en route pour affronter les puissances du mal, dompter le mystère, se faire un nom. Aux portes du château, il rencontre une vieille femme aux pieds palmés qui lui accorde un don et lui donne un avertissement prophétique. Son don est un onguent magique qui fera fuir les mauvaises sorcières et rendra ses cheveux plus souples, cicatrisera les blessures contre nature et lui redonnera toute sa vigueur masculine. L'avertissement est le suivant : prends avec toi la tête de la vieille folle, quand tu t'approcheras du lieu enchanté. Et on dirait qu'elle enlève sa propre tête pour la lui offrir. Il rit, plein de confiance envers ses propres pouvoirs princiers, et la commère gloussant en même temps que lui, disparaît comme si elle s'était tout à coup transformée en poussière. Il voyage pendant de nombreuses années, suivant les conseils contradictoires de paysans qu'il rencontre en chemin, jusqu'au jour où il arrive dans une forêt enchantée près des limites du monde, et là on le dirige vers un château sombre et lugubre qu'on dit hanté par les esprits et les ogres et dont on prétend qu'il abrite dans ses profondeurs une princesse endormie qui est étendue là, comme morte, depuis cent ans.
Robert Coover, Rose (L'Aubépine), traduit de l'américain par Bernard Hœpffner, avec la collaboration de Catherine Goffaux, Seuil, 1998, p. 85-86.
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18/06/2013
Michel Butor, Légendes à l'écart
L'enfance d'un dragon
Je suis né dans un œuf
au milieu d'un brasier
j'ai absorbé les flammes
qui léchaient ma coquille
ma mère m'a nourri
de whisky et de rhum
Les leçons de mon père
m'ont permis de planer
sur sommets et vallées
et dormir d'un seul œil
pour garder les trésors
et l'entrée des cavernes
Et j'ai dû m'appliquer
à réciter la liste
des volcans et geysers
en pleine activité
pour pouvoir retrouver
notre chaleur natale
C'est surtout important
si notre assignation
est parmi les glaciers
Islande ou Antarctique
car la vie d'un dragon
est pleine de dangers
Il nous faudra porter
d'exquises jeunes filles
jusque dans les recoins
d'archipels périlleux
avec rochers tranchants
épaves et débris
Et rester insensibles
à leurs pleurs et leurs charmes
attendant le héros
qui doit les délivrer
en me coupant la tête
qui repoussera vite
Michel Butor, Légendes à l'écart,
entretiens avec Kristell Loquet, éditions
Marcel le Poney, 2013, p. 8.
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21/08/2011
Tim Burton, La triste histoire du petit Enfant Huître
La fille avec plein d’yeux
Un jour, au parc,
surprise : cette fille, grand Dieu !
Je la remarque,
parce que sur la face elle a plein d’yeux !
Elle était des plus girondes
(mais aussi des plus immondes).
« Elle a une bouche, néanmoins », me
dis-je, si bien qu’à parler nous en vînmes.
Nous parlâmes de fleurs,
de ses cours pour être poète,
et que ce serait in malheur
si elle portait des lunettes.
C’est bien de connaître une pépée
qui a tant d’yeux en trop,
mais on est vraiment tout trempé
quand elle fond en sanglots.
The Girl with Many Eyes
One day in the park
I had quite a surprise.
I met a girl
Who had many eyes.
She was really quite pretty
(and also quite shocking !)
and I notice she had a mouth,
so we ended up talking.
We talked about flowers,
and her poetry class,
and the problems she’d have
if she ever wore glasses.
It’s great to know a girl
who has so many eyes,
but you really get wet
when she breaks down and cries.
Tim Burton, La triste fin du petit Enfant Huître et autres histoires, traduit de l’américain par René Belletto, édition bilingue illustrée par Tim Burton, U . G . E . Poche, éditions 10/18, 1998.
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