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12/10/2020

Ossip Mandelstam, Poèmes

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     extrait de Tristia

 

Est-ce l'horloge-grillon qui chante

ou la fièvre qui bat

est-ce le poêle qui crépite ?

C'est la soie rouge qui brûle.

 

Est-ce la souris qui grignote

la pellicule de la vie ?

C'est l'hirondelle ma fille

qui délie la nacelle.

 

Est-ce la pluie qui grommelle sur le toit ?

C'est la soie noire qui brûle

même le merisier l'entendra

sur le fond de la mer

                                pardonne-moi !

 

Parce que la mort est innocente

mais que peut-on y changer

si dans son délire le rossignol

garde toujours le cœur chaud.

 

Ossip Mandelstam, Poèmes, traduction

Tatiana Roy, l'Âge d'Homme, 1984. 

Merci à Jacques Lèbre de m’avoir signalé cette traduction, différente de celle publiée dans ce blog le 11 octobre 2020

 

 

 

 

11/10/2020

Ossip Mandelstam, Tristia

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Ce chant de grillon de l’horloge

c’est le murmure de la fièvre,

le râle desséché du poêle

c’est rouge soie qui se consume.

 

Si ronge la dent des souris

la trame amincie de la vie,

c’est que l’aronde ou dans sa ronde

son enfant détache ma barque.

 

Ce qu’au toit la pluie balbutie,

c’est noire soie qui se consume,

mais le merisier n’entendra

jusqu’au fond des mers que : « pardonne ».

 

Parce qu’innocente est la mort

et de rien ne vient le secours

si dans ta fièvre-rossignol

le cœur a gardé sa chaleur.

 

                                                                                         1917

 

Ossip Mandelstam, Tristia, traduction Jean-Claude

Schneider, dans Œuvres poétiques, Le bruit du temps /

La Dogana, 2018, p. 177.

10/10/2020

Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronej

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C’est la loi d’un bocage de pins :

voix mêlées des violes et des harpes.

Les troncs sinueux et dénudés,

mais chaque feuille, harpe ou viole,

croissant comme si voulait Éole

d’abord fléchir en harpe le tronc,

puis, par pitié du tronc, des racines,

par pitié pour l’effort, le lâcher ;

et réveillant les harpes, les violes,

devenir son dans la brune écorce.

 

                                    16-18 décembre 1936

 

Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronej, dans

Œuvres poétiques, traduction Jean-Claude

Schneider, Le bruit du temps, 2018, p. 497.

09/10/2020

Ossip Mandelstam, Le livre de 1928

 

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Le 1er janvier 1924

 

Celui qui a embrassé le crâne meurtri du temps

avec une tendresse de fils

se souvient que parmi les congères de blé le temps

pour dormir couchait sous la fenêtre.

Qui, du siècle, a soulevé les paupières malades

(deux pommes pesantes, somnolentes)

entend l’incessante rumeur, lorsque grondent

les fleuves des temps fourbes et lourds.

 

Il y a deux pommes somnolentes, le souverain siècle,

et une belle bouche argileuse,

mais comme le bras languide du fils vieillissant

il vient, agonisant, se serrer.

Je sais : chaque jour s’affaiblit le souffle de vie,

encore un peu et va s’interrompre

la chanson simple parlant des offenses d’argile

et dans les bouches l’étain couler.

 

Ossip Mandelstam, Le livre de 1928, dans Œuvres poétiques, traduction Jean-Claude Schneider, le bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 253.

21/03/2020

Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle

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Deux poèmes pour Ossip Mandelstam

 

                           I

 

Personne ne nous a rien ôté —

Elle m’est douce, notre séparation !

Je vous embrasse, sans compter

Les kilomètres qui nous espacent.

 

Je sais : notre art est différant.

Comme jamais ma voix rend un son doux.

Jeune Derjavine (1), que peut vous faire

Mon vers brutal et ses à-coups !

 

Pour un terrible vol je vous

Baptise : envole-toi donc, jeune aigle ;

Tu fixes le soleil, l’œil ouvert, —

Est-ce mon regard trop jeune qui t’aveugle ?

 

Plus tendrement et sans retour

Nul regard n’a suivi votre trace.

Je vous embrasse, — sans compter

Les kilomètres qui nous espacent.

 

                                    12 février 1916

 

Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle, suivi de Tentative de

Jalousie, traduction Pierre Léon et Ève Malleret,

Poésie/Gallimard, 1999, p. 96.

 

 

 

  1. Gabriel Derjavine (1743-1816), poète officiel du règne de Catherine II.

06/09/2019

Ossip Mandelstam, De la poésie

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                            De l’interlocuteur

 

Un aventurier des mers sur le point de sombrer lance dans les eaux de l’océan une bouteille scellée où il dépose avec son nom le récit de son destin. De longues années plus tard, errant au milieu des dunes, je la dégage du sable, lis la lettre, apprends la date du naufrage, les dernières volontés du disparu. J’étais en droit de la lire. Je n’ai pas ouvert le courrier d’un autre. La lettre scellée dans la bouteille était pour qui la ramasserait. Je l’ai trouvée. J’en suis donc l’obscur destinataire.

                  Pauvres sont mes dons et chétive ma voix,

                  Mais je vis et sur la terre qui est mienne

                  Mon existence pour quelqu’un sera douce.

                  Un lointain descendant pourra dans mes vers

                  La retrouver : et à son âme, qui sait,

                  La mienne, c’est possible, s’accordera.

                  J’ai eu dans ma génération un ami,

                 Dans la postérité j’aurai le lecteur.

Lisant les vers de Baratynski, j’éprouve la même émotion que si une telle bouteille m’était tombée entre les mains. L’océan avec son immense élément est intervenu en sa faveur, l’a aidée à accomplir son destin : la découvrant, j’ai l’impression d’une providence. L’objet confié aux vagues par le vagabond des mers et les vers expédiés par Baratynski sont deux moments identiques dont la parole est claire. Ni la lettre ni les vers ne nomment un destinataire en particulier. Ils n’en ont pas moins l’un comme l’autre son correspondant : pour elle celui qui par hasard remarquera la bouteille dans le sable, pour eux le « lecteur de la postérité ». J’aimerais savoir si quelqu’un, parmi ceux à qui les yeux tomberont sur les lignes de Baratynski, ne tressaillirait pas de joie, n’aurait pas le frisson de ferveur de qui s’entend inopinément appeler par son nom.

 

Ossip Mandelstam, De la poésie, dans Œuvres complètes II, traduction Jean-Claude Schneider, Le bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 313-314.

20/05/2018

Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronej

 

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Je ne le dis qu’au brouillon, en murmurant —

parce que l’heure n’a pas sonné :

le jeu inconscient du ciel ne se révèle

qu’après la sueur et  l’expérience.

 

Sous le ciel provisoire du purgatoire

il nous arrive trop d’oublier

qu’un heureux réservoir de ciel n’est rien

qu’une maison en viager, à coulisses.

 

Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronej, traduction

Jean-Claude Schneider, dans Œuvres poétiques,

Le bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 552.

02/04/2018

Ossip Mandelstam, De la poésie

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De la poésie

 De l’interlocuteur, I

    Ce qui chez le fou produit sur vous la plus terrible impression de démence, pouvez-vous me le dire ? Est-ce la dilatation des pupilles parce que s’absente, ne fixant rien en particulier, le regard vide ? Les paroles insensées parce que s’adressant à vous elles vous ignorent et n’ont que faire d’une existence qui ne les intéresse absolument pas ? L’indifférence terrible dont il fait preuve, voilà ce qui au plus haut point nous angoisse. Rien n’est plus intolérable pour l’être humain que d’en rencontrer un autre pour lequel il n’est rien ? Une signification profonde imprègne cette hypocrisie culturelle qu’est la courtoisie, grâce à quoi nous soulignons à chaque instant l’intérêt qu’on porte à autrui.

[…]

 

Ossip Mandelstam, Œuvres complètes II, Œuvres en prose, traduction Jean-Claude Schneider, Le bruit du temps, 2018, p. 311.

27/03/2018

Ossip Mandelstam,Œuvres poétiques

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Combien m’est cher ce vivant qui peine,

qui compte pour un siècle une année,

qui met au monde, qui dort, qui crie,

tout ce peuple cloué à sa terre.

 

Ton oreille se tient aux frontières —

elle se satisfait de tout bruit —

un ictère, un ictère, un ictère !

dans ce trou moutardier et maudit !

 

                                               octobre 1930

 

Ossip Mandelstam, Œuvres complètes I, Œuvres

poétiques, traduction Jean-Claude Schneider,

Le Bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 351.

Ossip Mandelstam,Œuvres poétiques

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Combien m’est cher ce vivant qui peine,

qui compte pour un siècle une année,

qui met au monde, qui dort, qui crie,

tout ce peuple cloué à sa terre.

 

Ton oreille se tient aux frontières —

elle se satisfait de tout bruit —

un ictère, un ictère, un ictère !

dans ce trou moutardier et maudit !

 

                                               octobre 1930

 

Ossip Mandelstam, Œuvres complètes I, Œuvres

poétiques, traduction Jean-Claude Schneider,

Le Bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 351.

30/09/2015

Ossip Mandelstam, Lettres

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À Nadejda Ia Mandelstam, Moscou [13 mars 1930]

 

Ma Nadinka ! Je suis complètement perdu. C’est très dur pour moi, Nadik, je devrais être toujours avec toi. Tu es ma courageuse, ma pauvrette, mon oisillon. J’embrasse ton joli front, ma petite vieille, me jeunette, ma merveille. Tu travailles, tu fais quelque chose, tu es prodigieuse. Petite Nadik ! Je veux aller à Kiev, vers toi. Je ne me pardonne pas de t’avoir laissée seule en février. Je ne t’ai pas rattrapée, je ne suis pas accouru dès que j’ai entendu ta voix au téléphone, et je n’ai pas écrit, je n’ai rien écrit presque tout ce temps. Comme tu arpentes notre chambre, mon ami ! Tout ce qui, pour moi, est cher et éternel se trouve avec toi. Tenir, tenir jusqu’à notre dernier souffle, pour cette chose chère, pour cette chose immortelle. Ne la sacrifie à personne et pour rien au monde. Ma toute mienne, c’est dur, toujours dur, et maintenant je ne trouve pas les mots pour l’exprimer. Ils m’ont embrouillé, me tiennent comme en prison, il n’y a pas de lumière. Je veux sans cesse chasser le mensonge et je ne peux pas, je veux sans cesse laver la boue et je n’y arrive pas.

 

Ossip Mandelstam, Lettres, Solin / Actes Sud, traduit du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, 2000, p. 243.

25/04/2015

Ossip Mandelstam, Le bruit du temps, traduction Jean-Caude Schneider

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                       Le chaos judaïque

 

   Un jour, il arriva chez nous une personne qui nous était parfaitement étrangère, une jeune fille d’une quarantaine d’années, avec un petit chapeau rouge, un manteau pointu et de méchants yeux noirs. Prétextant qu’elle était originaire de la bourgade de Chavli, elle exigeait qu’on la mariât à Pétersbourg. Avant que nous ayons réussi à nous en débarrasser, elle avait passé une semaine à la maison. Parfois, des auteurs ambulants faisaient leur apparition ; c’étaient des gens barbus et aux longs vêtements, des philosophes talmudiques, des colporteurs de maximes et aphorismes de leur fabrication. Ils laissaient des exemplaires dédicacés et se plaignaient d’être persécutés par de méchantes épouses. Une ou deux fois dans ma vie, on me conduisit à la synagogue, comme s’il s’agissait d’un concert, après de longs préparatifs, c’est tout juste si l’on n’achetait pas un billet à un revendeur ; et ce que je voyais et entendais me faisait revenir dans une lourde hébétude. Il y a, à Pétersbourg, un quartier juif : il commence juste derrière le théâtre Marie, là où gèlent les revendeurs de billets, derrière l’angle de la prison de Lithuanie, qui a brûlé pendant la révolution. Là, dans les rues du Commerce, on rencontre des enseignes juives, avec un bœuf et une vache, des femmes avec des cheveux postiches qui s’échappent de leur fichu et des vieillards plein d’expérience et d’amour pour les enfants, trottinant dans leur redingote tombant jusqu’à terre. La synagogue, avec ses chapeaux pointus et ses bulbes, comme un somptueux figuier étranger, se perd au milieu de pauvres bâtisses.

[...]

 

Ossip Mandelstam,  Le bruit du temps, traduit du russe et annoté par Édith Scherrer, préface de Nikita Struve, Christian Bourgois, 2006 [L’Âge d’homme, 1972], p. 47-48.

 

 

                           Le chaos judaïque

 

   Un jour, une personne totalement inconnue s’est présentée chez nous, une jeune fille d’environ quarante ans à chapeau rouge, au menton pointu, l’œil noir et mauvais. prétextant être originaire du bourg de Chavli, elle exigeait qu’on lui trouve un mari à Péterbourg. Elle resta une semaine à la maison jusqu’à ce qu’on réussisse à s’en débarrasser. De temps à autre des écrivains itinérants s’arrêtaient chez nous : personnages barbus, à longues basques, philosophes talmudistes, colporteurs d’aphorismes et apophtegmes imprimés et rédigés par eux-mêmes. Ils laissaient en partant des exemplaires dédicacés et se plaignaient d’être persécutés par de mauvaises femmes. Une fois ou deux dans ma vie on m’emmena à la synagogue, non sans de longs préparatifs, comme pour un concert, tout juste si l’on n’avait pas acheté un billet chez des revendeurs ; après ce que j’y ai vu et entendu, j’en suis revenu l’esprit péniblement enfumé. Pétersbourg a un quartier juif : il commence juste derrière le théâtre Marinski, là où les revendeurs de billets gèlent devant l’ange du château de Lituanie, la prison incendiée lors de la révolution. Là, dans les deux rues du Commerce, on tombe sur des enseignes juives, avec taureau et vache, sur des femmes dont les fichus laissent échapper des cheveux postiches, et sur des vieillards pleins d’expérience, affectueux avec les enfants, et qui trottinent dans leur redingote traînant jusqu’à terre. La synagogue, avec ses chapeaux coniques et ses coupoles en bulbe, son air d’exotique et fastueux figuier, s’était égarée entre de misérables bâtisses.

[...]

 

Ossip Mandelstam, Le bruit du temps, traduit et présenté par Jean-Claude Schneider, éditions Le bruit du temps, 2012, p. 45-46.

 

04/04/2014

Ossip Mandelstam, Des derniers poèmes

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Me suis égaré dans le ciel... Le remède ?

Vous, qui en êtes proches, répondez-moi

Plus aisé de faire résonner les neuf

disques pour athlètes des cercles de Dante.

 

Nul divorce entre moi et la vie — qui rêve

de massacrer, puis aussitôt de caresser,

afin que l'oreille, les yeux, les orbites

palpitent d'une nostalgie florentine.

 

Sur mes tempes ne posez, ne posez pas

la caresse de cet épineux laurier,

déhiscez(1)-moi plutôt, fissurez mon cœur

en lambeaux qui vibrent de tintements bleus.

 

Et, mourant, mon temps de service achevé,

en ami, ma vie durant, de tout vivant,

que retentisse et plus immense et plus haut

la réponse, écho du ciel, dans ma poitrine.

 

Mars 1937

 

Ossip Mandelstam, Des derniers poèmes, traduction Jean-Claude Schneider, dans Rehauts, 2ème semestre 2013, p. 96.

 

(1) verbe construit sur le latin dehiscere, "s'ouvrir" (note de T. H.)

24/03/2014

Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937

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Je ne suis pas encore mort, encore seul,

Tant qu'avec ma compagne mendiante

Je profite de la majesté des plaines,

De la brume, des tempêtes de neige, de la faim.

 

Dans la beauté, dans le faste de la misère,

Je vis seul, tranquille et consolé,

Ces jours et ces nuits sont bénis

Et le travail mélodieux est sans péché.

 

Malheureux celui qu'un aboiement effraie

Comme son ombre et que le vent fauche,

Et misérable celui qi, à demi-mort,

Demande à son ombre l'aumône.

 

Janvier 1937, Voronèje

 

Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduction Philippe Jaccottet de ce poème, postface de Florian Rodari, La Dogana, 2011 [1994], p. 121.

01/12/2013

Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937

Une semaine avec les éditions de La Dogana

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Encore il se souvient de l'usure des souliers —

De la majesté fruste de mes semelles

Et moi, de lui : sa voix aux sonorités diverses.

Ses cheveux noirs, au bord de la montagne de David.

 

Retapées à la craie ou au blanc d'œuf,

Les enfilades de rues couleur de pistache,

La pente des balcons, le fer à cheval, le balcon-cheval,

Les petits chênes, les platanes, les ormes lents.

 

Et l'enchaînement féminin des lettres bouclées

Plus enivrant pour l'œil dans l'enveloppe de lumière,

Et la ville si bien faite, qui se prolonge en robustesse

Jusque dans l'été juvénile et vieillissant.

 

7-11 février 1937, Voronèje

 

Ossip Mandelstam,  Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduit par Philippe Jaccottet, Louis Martinez, Jean-Claude Schneider, postface de Florian Rodari,  La Dogana, 2011 [1994], p. 134.