18/04/2024
Ossip Mandelstam, Simple promesse
Armé de la vision des guêpes étroites ;
Qui sucent l’axe de la terre, l’axe de la terre ;
Je pressens tout ce qu’il m’a fallu connaître,
Je m’en souviens par cœur et vainement.
Et je ne dessine pas, ne chante pas,
Ne guide pas l’archet à la voix noire :
Je me contente de boire la vie et j’aime
À envier les guêpes fortes et rusées.
Oh, qu’un jour vienne, n’importe quand,
Où la piqûre de l’air et la chaleur de l’été
M’obligent, une fois franchi soleil et mort,
À entendre l’axe de la terre, l’axe de la terre.
8 février 1937, Voronèje
Ossip Mandelstam, Simple promesse
(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,
L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 138
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17/04/2024
Ossip Mandelstam, Simple promesse
Le poirier a tiré sur moi, le merisier,
De leur force friable, sans jamais me rater.
Les rappes et les étoiles, les étoiles et le feuillage,
Dans quelle floraison le vrai ? quel est ce pouvoir en partage ?
Que ce soit aile ou fleur — blancheur d’air, cela frappe
Contre l’air, assommé par la massue des grappes.
Et de ce parfum double la farouche suavité
Bataille, se prolonge, mélangée, fragmentée.
4 mai 1937, Voronèje
Ossip Mandelstam, Simple promesse
(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,
L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 140.
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16/04/2024
Ossip Mandelstam, Simple promesse
On s’assiéra dans la cuisine tous les deux,
La lampe à pétrole sentira un peu.
Un couteau affûté, une miche de pain…
Gonfle à bloc le primus, si tu veux bien,
Ou ramasse encore de la ficelle pour
Mieux fermer le cabas avant le jour,
Lorsque nous voudrons aller à la gare,
Là où l’on peut échapper aux regards.
Janvier 1931, Leningrad
Ossip Mandelstam, Simple promesse
(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,
L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 86.
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15/04/2024
Ossip Mandelstam, Simple promesse
Ce soir-là, l’ogivale forêt de l’orgue se taisait.
On nous chantait Schubert — notre berceau natal.
Le moulin murmurait, et dans les chants en rafales
L’ivresse aux yeux bleus de la musique riait.
C’était le monde du vieux lied, brun et vert,
Mais simplement jeune éternellement,
Où le roi des aulnes secoue dans sa folle colère
Des tilleuls rossignols les feuillages grondants.
Et la force effrayante du retour de nuit,
Et cette chanson sauvage comme un vin noir,
C’était ce double, ce fantôme vide,
Son regard de fou derrière la vitre froide !
1917
Ossip Mandelstam, Simple promesse
(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,
L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 38.
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14/04/2024
Ossip Mandelstam, Simple promesse
Il est vain de rien dire,
Il est vain d’enseigner personne :
Elle est assez triste et bonne,
L’âme animale, obscure.
Elle ne veut pas enseigner,
Ne sait en dire davantage,
C’est un jeune dauphin qui nage
Sur les abîmes argentés.
1909
Ossip Mandelstam, Simple promesse
(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,
L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 13.
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12/10/2020
Ossip Mandelstam, Poèmes
extrait de Tristia
Est-ce l'horloge-grillon qui chante
ou la fièvre qui bat
est-ce le poêle qui crépite ?
C'est la soie rouge qui brûle.
Est-ce la souris qui grignote
la pellicule de la vie ?
C'est l'hirondelle ma fille
qui délie la nacelle.
Est-ce la pluie qui grommelle sur le toit ?
C'est la soie noire qui brûle
même le merisier l'entendra
sur le fond de la mer
pardonne-moi !
Parce que la mort est innocente
mais que peut-on y changer
si dans son délire le rossignol
garde toujours le cœur chaud.
Ossip Mandelstam, Poèmes, traduction
Tatiana Roy, l'Âge d'Homme, 1984.
Merci à Jacques Lèbre de m’avoir signalé cette traduction, différente de celle publiée dans ce blog le 11 octobre 2020
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11/10/2020
Ossip Mandelstam, Tristia
Ce chant de grillon de l’horloge
c’est le murmure de la fièvre,
le râle desséché du poêle
c’est rouge soie qui se consume.
Si ronge la dent des souris
la trame amincie de la vie,
c’est que l’aronde ou dans sa ronde
son enfant détache ma barque.
Ce qu’au toit la pluie balbutie,
c’est noire soie qui se consume,
mais le merisier n’entendra
jusqu’au fond des mers que : « pardonne ».
Parce qu’innocente est la mort
et de rien ne vient le secours
si dans ta fièvre-rossignol
le cœur a gardé sa chaleur.
1917
Ossip Mandelstam, Tristia, traduction Jean-Claude
Schneider, dans Œuvres poétiques, Le bruit du temps /
La Dogana, 2018, p. 177.
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10/10/2020
Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronej
C’est la loi d’un bocage de pins :
voix mêlées des violes et des harpes.
Les troncs sinueux et dénudés,
mais chaque feuille, harpe ou viole,
croissant comme si voulait Éole
d’abord fléchir en harpe le tronc,
puis, par pitié du tronc, des racines,
par pitié pour l’effort, le lâcher ;
et réveillant les harpes, les violes,
devenir son dans la brune écorce.
16-18 décembre 1936
Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronej, dans
Œuvres poétiques, traduction Jean-Claude
Schneider, Le bruit du temps, 2018, p. 497.
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09/10/2020
Ossip Mandelstam, Le livre de 1928
Le 1er janvier 1924
Celui qui a embrassé le crâne meurtri du temps
— avec une tendresse de fils
se souvient que parmi les congères de blé le temps
pour dormir couchait sous la fenêtre.
Qui, du siècle, a soulevé les paupières malades
(deux pommes pesantes, somnolentes)
entend l’incessante rumeur, lorsque grondent
les fleuves des temps fourbes et lourds.
Il y a deux pommes somnolentes, le souverain siècle,
et une belle bouche argileuse,
mais comme le bras languide du fils vieillissant
il vient, agonisant, se serrer.
Je sais : chaque jour s’affaiblit le souffle de vie,
encore un peu et va s’interrompre
la chanson simple parlant des offenses d’argile
et dans les bouches l’étain couler.
Ossip Mandelstam, Le livre de 1928, dans Œuvres poétiques, traduction Jean-Claude Schneider, le bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 253.
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21/03/2020
Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle
Deux poèmes pour Ossip Mandelstam
I
Personne ne nous a rien ôté —
Elle m’est douce, notre séparation !
Je vous embrasse, sans compter
Les kilomètres qui nous espacent.
Je sais : notre art est différant.
Comme jamais ma voix rend un son doux.
Jeune Derjavine (1), que peut vous faire
Mon vers brutal et ses à-coups !
Pour un terrible vol je vous
Baptise : envole-toi donc, jeune aigle ;
Tu fixes le soleil, l’œil ouvert, —
Est-ce mon regard trop jeune qui t’aveugle ?
Plus tendrement et sans retour
Nul regard n’a suivi votre trace.
Je vous embrasse, — sans compter
Les kilomètres qui nous espacent.
12 février 1916
Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle, suivi de Tentative de
Jalousie, traduction Pierre Léon et Ève Malleret,
Poésie/Gallimard, 1999, p. 96.
- Gabriel Derjavine (1743-1816), poète officiel du règne de Catherine II.
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06/09/2019
Ossip Mandelstam, De la poésie
De l’interlocuteur
Un aventurier des mers sur le point de sombrer lance dans les eaux de l’océan une bouteille scellée où il dépose avec son nom le récit de son destin. De longues années plus tard, errant au milieu des dunes, je la dégage du sable, lis la lettre, apprends la date du naufrage, les dernières volontés du disparu. J’étais en droit de la lire. Je n’ai pas ouvert le courrier d’un autre. La lettre scellée dans la bouteille était pour qui la ramasserait. Je l’ai trouvée. J’en suis donc l’obscur destinataire.
Pauvres sont mes dons et chétive ma voix,
Mais je vis et sur la terre qui est mienne
Mon existence pour quelqu’un sera douce.
Un lointain descendant pourra dans mes vers
La retrouver : et à son âme, qui sait,
La mienne, c’est possible, s’accordera.
J’ai eu dans ma génération un ami,
Dans la postérité j’aurai le lecteur.
Lisant les vers de Baratynski, j’éprouve la même émotion que si une telle bouteille m’était tombée entre les mains. L’océan avec son immense élément est intervenu en sa faveur, l’a aidée à accomplir son destin : la découvrant, j’ai l’impression d’une providence. L’objet confié aux vagues par le vagabond des mers et les vers expédiés par Baratynski sont deux moments identiques dont la parole est claire. Ni la lettre ni les vers ne nomment un destinataire en particulier. Ils n’en ont pas moins l’un comme l’autre son correspondant : pour elle celui qui par hasard remarquera la bouteille dans le sable, pour eux le « lecteur de la postérité ». J’aimerais savoir si quelqu’un, parmi ceux à qui les yeux tomberont sur les lignes de Baratynski, ne tressaillirait pas de joie, n’aurait pas le frisson de ferveur de qui s’entend inopinément appeler par son nom.
Ossip Mandelstam, De la poésie, dans Œuvres complètes II, traduction Jean-Claude Schneider, Le bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 313-314.
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20/05/2018
Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronej
Je ne le dis qu’au brouillon, en murmurant —
parce que l’heure n’a pas sonné :
le jeu inconscient du ciel ne se révèle
qu’après la sueur et l’expérience.
Sous le ciel provisoire du purgatoire
il nous arrive trop d’oublier
qu’un heureux réservoir de ciel n’est rien
qu’une maison en viager, à coulisses.
Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronej, traduction
Jean-Claude Schneider, dans Œuvres poétiques,
Le bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 552.
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02/04/2018
Ossip Mandelstam, De la poésie
De la poésie
De l’interlocuteur, I
Ce qui chez le fou produit sur vous la plus terrible impression de démence, pouvez-vous me le dire ? Est-ce la dilatation des pupilles parce que s’absente, ne fixant rien en particulier, le regard vide ? Les paroles insensées parce que s’adressant à vous elles vous ignorent et n’ont que faire d’une existence qui ne les intéresse absolument pas ? L’indifférence terrible dont il fait preuve, voilà ce qui au plus haut point nous angoisse. Rien n’est plus intolérable pour l’être humain que d’en rencontrer un autre pour lequel il n’est rien ? Une signification profonde imprègne cette hypocrisie culturelle qu’est la courtoisie, grâce à quoi nous soulignons à chaque instant l’intérêt qu’on porte à autrui.
[…]
Ossip Mandelstam, Œuvres complètes II, Œuvres en prose, traduction Jean-Claude Schneider, Le bruit du temps, 2018, p. 311.
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27/03/2018
Ossip Mandelstam,Œuvres poétiques
Combien m’est cher ce vivant qui peine,
qui compte pour un siècle une année,
qui met au monde, qui dort, qui crie,
tout ce peuple cloué à sa terre.
Ton oreille se tient aux frontières —
elle se satisfait de tout bruit —
un ictère, un ictère, un ictère !
dans ce trou moutardier et maudit !
octobre 1930
Ossip Mandelstam, Œuvres complètes I, Œuvres
poétiques, traduction Jean-Claude Schneider,
Le Bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 351.
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Ossip Mandelstam,Œuvres poétiques
Combien m’est cher ce vivant qui peine,
qui compte pour un siècle une année,
qui met au monde, qui dort, qui crie,
tout ce peuple cloué à sa terre.
Ton oreille se tient aux frontières —
elle se satisfait de tout bruit —
un ictère, un ictère, un ictère !
dans ce trou moutardier et maudit !
octobre 1930
Ossip Mandelstam, Œuvres complètes I, Œuvres
poétiques, traduction Jean-Claude Schneider,
Le Bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 351.
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