03/11/2018
Paul de Roux, Entrevoir
Les chats
Entre leurs regards jaunes, leurs bâillements
chats assis sur la table, sur les papiers
ou dressés, hiératiques, comme les chevaux d’ivoire
mais contre lesquels on peut poser la tête
l’oreille contre leurs flancs soyeux et tièdes
eux se lèchent les pattes, apparemment
indifférents à la sottise de nos peines :
un preste coup de patte renverse
si promptement rois et cavaliers !
Parmi eux passe encore l’ombre des grands arbres
où ils s’étiraient à la brise du soir.
Paul de Roux, Entrevoir, préface de Guy Goffette,
Poésie / Gallimard, 2014, p. 167.
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06/05/2018
Henri Heine, 40 poèmes
De mes si grandes peines
J’ai fait de courtes chansons,
Elles élèvent leurs empennes
Et jusqu’à son cœur voleront.
Elles ont trouvé ma très chère,
Mais sont revenues pour gémir,
Gémissent et ne veulent pas dire
Ce qu’en son cœur elles ont découvert.
Aus meinen grossen Schmerzen
Mach’ich die kleinen Lieder ;
Die heben ihr klingend Gefieder
Und flattern nach ihrem Herzen.
Sie fanden den Weg zur Trauten,
Doch kommen sie wieder und klagen,
Und klagen, und wollen nicht sagen,
Was sie im Herzen schauten.
Dans ma vie toujours trop sombre
Brillait une image aimée,
La douce image effacée
Je reste enveloppé d’ombres.
Les enfants quand vient la nuit
D’angoisse ont le cœur serré,
Mais ils chantent à grand bruit,
Leur frayeur est conjurée.
Et je suis un fol enfant,
Je chante dans l’ombre épaisse,
Mon chant n’est pas divertissant
Mais il libère ma détresse.
In mein gar zu dunkles Leben
Strahlte einst ein süsses Bild ;
Nun das süsse Bild erblichen,
Bin ich gänzlich nachtumhüllt.
Wenn die Kinder sind im Dunkeln,
Wird beklommen ihr Gemüt,
Und um ihre Angst zu hannen,
Singen sie ein lautes Lied.
Ich, ein tolles Kind, ich singe,
Jetzo in der Dunkelheit ;
Klingt das Lied auch nicht ergötzlich,
Hat‘s mich doch von Angst befreit.
Henri Heine, 40 poèmes, texte allemand, traduction
Diane de Vogüe, éditions Debresse, 1956,
37 et 36, 53 et 52.
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17/01/2016
Gaspara Stampa (1523-1554), Poèmes
Pleurez, dames, et toi amour, pleurez ensemble,
car il ne pleure pas celui qui tellement
me blessa, que bientôt mon âme va quitter
ce corps supplicié !
Et si jamais cœur noble et sensible exauça
les ultimes soupirs d’une voix qui s’éteint,
lors, par vos soins, ma sépulture portera
la cause de mes peines.
« Un grand amour trop mal aimé fut le malheur
de ma vie, et j’en suis morte. Ici repose
l’amoureuse la plus fidèle du monde.
Tes prières, passant, pour qu’elle dorme en paix,
victime qui t’enseigne à ne point t’attacher
à cœur cruel toujours insaisissable. »
Piangete, donne, e con voi pianga, Amore,
poi che non piange lui, che m’ha ferita
si, che l’alma farà tosto partita
da questo corpo tormentato fuore.
E, s emai da pictoso e gentil core
l’estrema voce altrui fu essaudita,
dapoi ch’io sarò lorta e sepelita,
scrivete la cagion del mio dolore :
« Per amar molto ed esser poco amata
visse e morì infelice, ed or qui giace
la più fidel amante che sia stata.
Pregale, viator, riposo e pace,
od impara da lei, si mal trattata,
a non seguir un cor ceudo e fugace. »
Gaspara Stampa, Poèmes, traduction Paul Bachmann,
Poésie / Gallimard, 1991, p. 105 et 104.
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21/08/2014
Édith Azam, Jean-Christophe Bellevaux, Bel échec
les mains se referment
étreignent le vide
voudraient le saisir
l'empoigner pour de bon
en briser la frontière mais...
on ne le sait que trop :
le vide
n'épargne personne
c'est à peine c'est-à-dire
si la peine si le dire
si les roses et les choses
tout s'emmêle et se noue :
les battements du cœur et les mots indigents,
tout va, la pluie, l'absence, tout va bien
tout va bien
tout s'en va
tout est perdu :
très bien...
mais que l'échec au moins
on le tente au plus juste
oui
que l'échec humain soit :
notre plus bel échec.
Édith Azam, Jean-Christophe Bellevaux, Bel échec, images d'Élice Meng, Dernier Télégramme, 2014, p. 25.
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29/07/2014
Étienne de la Boétie, Sonnet XXII, dans Œuvres complètes
Quand tes yeux conquerans estonné je regarde,
J’y veois dedans à clair tout mon espoir escript ;
J’y veois dedans Amour luy mesme qui me rit,
Et m’y mostre, mignard, le bon heur qu’il me garde.
Mais, quand de te parler par fois je me hazarde,
C’ets lors que mon espoir desseiché se tarit ;
Et d’avouer jamais ton œil, qui me nourrit,
D’un seul mot de faveur, cruelle, tu n’as garde.
Si tes yeux sont pour moy, or voy ce que je dis :
Ce sont ceux là, sans plus, à qui je me rendis.
Mon Dieu, quelle querelle en toi mesme se dresse,
Si ta bouche & tes yeux se veulent desmentir ?
Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les despartir,
Et que je prenne au mot de tes yeux la promesse.
Étienne de la Boétie, Sonnet XXII, dans Œuvres complètes,
Introduction, bibliographie et notes par Louis Desgraves,
William Blake and C°, 1991, II, p. 154.
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27/06/2014
Paul-Jean Toulet, Les contrerimes
Contrerimes
LXX
La vie est plus vaine une image
Que l'ombre sur le mur
Pourtant l'hiéroglyphe obscur
Qu'y trace ton passage
M'enchante, et ton rire pareil
Au vif éclat des armes ;
Et jusqu'à ces menteuses larmes
Qui miraient le soleil.
Mourir non plus n'est ombre vaine
La nuit, quand tu as peur,
N'écoute pas battre ton cœur :
C'est une étrange peine.
Paul-Jean Toulet, Les contrerimes, dans Œuvres
complètes, édition présentée et annotée par
Bernard Delvaille, "Bouquins", Robert Laffont,
1986, p. 27.
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14/04/2014
Gerard Manley Hopkins, Reliquae
Printemps et automne
À une jeune enfant
Marguerite, mènes-tu deuil
Sur le Bois-Doré qui s'effeuille ?
Ainsi, de feuilles, comme humaines,
Voici tes frais pensers en peine ?
Ah ! quand le cœur vient à vieillir
C'est, peu à peu, pour s'endurcir
Sans plus gratifier d'un soupir
Un monde effeuillé de bois mort ;
Alors pourtant tu pleureras
Sans laisser de savoir pourquoi.
Mais quelque nom qu'on donne aux peines,
Enfant leurs sources sont les mêmes.
L'âme a deviné, le cœur ouï
Ce qu'esprit ni lèvres n'ont dit :
Si l'homme naît, c'est pour qu'il meure,
C'est Marguerite que tu pleures.
Spring and Fall
To a young child
Margaret, are you grieving
Over Goldengrove unleaving ?
Leaves, like the things of man, you
With your fresh thoughts care for, can you ?
Ah! as the heart grows older
It will come to such sights colder
By and by, not spare a sigh
Though worlds of wanwood leafmeal lie ;
And yet you will weep and know why.
Now, no matter, child, the name :
Sorrow's springs are the same.
Nor mouth had, no nor mind, expressed
What heard heart of, ghost guessed :
It is the blight man was born for,
It is Margaret you mourn for.
Gerard Manley Hopkins, Reliquae, vers proses dessins
réunis et traduits par Pierre Leyris, Seuil, 1957, p. 79 et 78.
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