06/07/2024
Paul de Roux, Entrevoir
Sueur d’agonie, sueur de l’étreinte
une cloison les sépare
ou une année dans la vie d’un homme
à un autre étage de la maison
la moiteur d’un enfant qui dort
avec un souffle égal contre l’oreiller
et voilà trois états physiologiques
analysables et bien répertoriés
et trois fragments du « réel »
qui m’étonnent toujours.
Paul de Roux, Entrevoir, Poésie/Gallimard,
2014, p. 63.
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24/11/2023
Claude Royet-Journoud, Histoire du reflet
une forme humaine
sans clarifier son objet
ou la noirceur du lieu
retire l’enfant d’une description
corps et voyelles ont beau faire
le réel est encore l’ombre
sous la chaise
par secousses par saccades se prépare
un cercle de respiration
le sol est froid
une accumulation d’outils
neutralise la figure
Claude Royet-Journoud, Histoire du reflet, dans
K.O.S.K.H.O.N.O.N.G.,n° 25, automne 2023, p. 7.
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30/05/2021
Alexander Dickow, Déblais
Écrire deux versions en deux langues d’un même poème, c’est donner à voir le désir, impossible à assouvir, de se rejoindre — de coïncider avec soi-même. Ou encore celui tout aussi hors de portée de se sentir définitivement à distance.
L’idée que la poésie doit exclure le narratif est aussi absurde que d’exclure l’exposition discursive du roman. Mallarmé rejette le narratif sous prétexte qu’il présente quelque chose comme un simulacre du réel. Mais la virtualité domine autant le narratif que les autres types de discours. La narration est un tissu de lacunes mouvantes ; c’est par ce jeu du vide est du plein qu’elle rejoint à la fois la poésie et le réel et il s’ensuit que la poésie est simulacre au même titre que la narration.
Alexander Dickow, Déblais, louise bottu, 2021, p. 23, 24.
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23/03/2020
Pierre Reverdy, En vrac
Le réel est en dehors de moi. Pour m’adapter au réel, une adaptation si précaire, pour pouvoir vivre dans ce bocal, on a été obligé, et j’ai été surtout ensuite obligé moi-même, de me forger sans arrêt, de me former et de me reformer selon les circonstances et toujours selon les exigences d’un état de choses extérieur et jamais d’après le simple élan de ma nature, de ce que je sens de plus irréductiblement simple dans ma nature. Ce désir immédiat, la succession des désirs immédiats.
Pierre Reverdy, En vrac, dans Œuvres complètes, II, Flammarion, 2010, p. 818.
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15/01/2019
Cioran, Syllogismes de l'amertume
Nous sommes tous des farceurs : nous survivons à nos problèmes.
Le bonheur est tellement rare parce qu’on n’y accède qu’avec la vieillesse, dans la sénilité, faveur dévolue à bien peu de mortels.
La mort pose un problème qui se substitue à tous les autres. Quoi de plus funeste à la philosophie, à la croyance naïve en la hiérarchie des perplexités ?
Le Réel me donne de l’asthme.
Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter.
Cioran, Syllogismes de l’amertume, Idées / Gallimard, 1976 [1952], p. 32, 34, 35, 42, 52.
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03/10/2017
Christian Prigent, Ça tourne, notes de régie
Littérature = affrontement catastrophique à l’innommable.
Je pars de ceci qui concerne empiriquement TOUS les êtres parlants : qu’aucun des discours positifs (science, morale, idéologie, religion…) ne rend compte de l’expérience que nous faisons intimement, chacun pour notre compte, du monde (de la manière dont le réel nous affecte). Parce que le monde (le monde dit « extérieur » société, politique, histoire — et le monde « intérieur » — nos « cieux du dedans » — mémoire, inconscient, imaginaire) ne nous vient pas comme sens, mais comme confusion, affects ambivalents, jouissance et souffrance mêlées, chaos, fuite, polyphonie insensée.
Christian Prigent, Ça tourne, notes de régie, L’Ollave, 2017, p. 22.
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10/08/2017
Pascal Quignard, Petits traités, II
Un livre est assez peu de chose, et d’une réalité sans nul doute risible au regard d’un corps. Il ne se transporte au réel que sous les dimensions qui ne peuvent impressionner que les mouches, exalter quelques blattes peut-être, étonner les cirons. Parfois l’œil d’un escargot enfant.
Il introduit dans le réel une surface dont les côtés excèdent rarement douze à vingt centimètres, et l’épaisseur d’un doigt.
Pascal Quignard, Petits traités, II, Maeght, 1980, p. 83.
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13/07/2017
Christian Prigent, Ça tourne, notes de régie
[à propos de Grand-mère Quéquette]
De quoi ça parle (ce livre, mes ivres en général) ? Du réel.
Je le redis, martèle, n’ai sûrement pas fini de le ressasser (il n’est pas sourd… — la pire des surdité étant sans doute ma propre incrédulité).
Je pars de ceci, qui concerne empiriquement tous les êtres parlants : qu’aucun des discours positifs (science, morale, idéologie, religion…) ne rend compte de l’expérience que nous faisons intimement, chacun pour notre compte, du monde (de la manière dont le réel nous affecte). Parce que le monde (le monde « extérieur » — société, politique, histoire — et le monde « intérieur » — nos « cieux du dedans » : mémoire, inconscient, imaginaire) ne nous vient pas comme sens, mais comme confusion, affects ambivalents, jouissance et souffrance mêlées, chaque fois polyphonie insensée.
Christian Prigent, Ça tourne, notes de régie, L’Ollave, 2017, p. 21.
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20/05/2017
Shoshana Rappaport-Jaccottet, Écrire c'est lier
Écrire c’est lier
Écrire, c’est lier. Comment ficeler le bouquet ? D’emblée, pouvoir contrarier les catégories, donner à voir une géographie du cœur, mouvante, pudique, sensible. Ingrédient décisif, il faut déposer en douceur quelques phrases choisie pour la circonstance. (Chronologie du présent.) Disposer d’un temps propice hors de l’inquiétude, de l’interrogation. Déjouer les effets d’attente. Pas d’évidence expressive. « Nous n’avons pas la verticale. » Soit. Dialoguer avec le monde, — dialogue fragile, fluide, nécessaire, être dans la vie, et donner un sens plus pur aux mots de la tribu. « C’est comme ça. » Comment toucher, remuer, atteindre ? Choses perceptibles, choses de la pensée. Asseoir le trouble, et penser à « l’a-venir » ? Déplorer les mots rompus à toutes les besognes. Merveilles, babioles. Aucune ne mord sur le réel. Ne pas passer à côté : offrande du jour festif, la fidélité donne de la mémoire. (Saisir la réflexion à sa racine, là où se réalise l’ample tessiture des registres, sa vocation à remonter les chemins. Dire et faire : avec quel lexique rendre l’immédiateté de la voix, du geste, de la vitalité libre ? Latéralité du regard. De ce regard-là qui fixe, évalue, désigne, discerne, construit tel cadastre à sa mesure. Posséder un lieu où se tenir debout, vaille que vaille, quel que soit le fond. Invention, méditation, et attention perceptive.
Shoshana Rappaport-Jaccottet, Écrire c’est lier, dans (Collectif) le grand bruit, pour fêter les 80 ans de Michel Deguy, Le bleu du ciel, 2010, p. 207.
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02/10/2015
Antonio Porta, Les rapports : recension
On ne connaît pas Antonio Porta (1935-1989) en France. Quelques textes dans la revue Change en 1969 ont été suivis de Choisir la vie, ensemble de poèmes traduits par Joseph Guglielmi, épuisé depuis longtemps, et c’est donc un bonheur de lire aujourd’hui la belle traduction de I rapporti (1966). De l’avant-garde poétique italienne des années 1960 à laquelle appartenait Porta, seuls ont un peu franchi la frontière les œuvres de Nanni Balestrini — pour des romans — et d’Edoardo Sanguineti — dont les éditions NOUS ont donné Corollaire en 2013 ; leur anthologie manifeste I Novissimi reste inconnue, tout comme les activités du "Gruppo 63" qui réunissait de nombreux écrivains (dont Umberto Eco, G. Manganelli, G. Scabia, etc.) et des créateurs de différentes disciplines.
Les rapports est précisément lié aux questions, toujours d’actualité, que se posait le "Gruppo 63" : comment rompre avec la narration classique, comment rendre compte avec des mots de la complexité du réel ? Pour Porta, l’absence de lisibilité du monde aboutit dans les poèmes de la fin des années 1950 et des années 1960, comme l’analyse Judith Balso dans la postface, à « une destruction délibérée de toute lisibilité narrative ou linéaire »(1). Chacun voit en même temps, dès qu’il regarde autour de lui, un nombre très élevé d’événements, d’actions, et la linéarité du langage permet seulement de les rapporter successivement. Porta ne peut rien contre cette contrainte mais, en quelque sorte, la déborde par exemple avec une énumération sans hiérarchie, du moins apparente, de propos :
« oui, c’est ça, drogue, sels pour le bain, la visite
au château, oh les beaux jours, » « lutte
pour la paix, désarmement, mais condamnation de la coexistence,
moins de bureaucrates et plus de soldats, » « pour des milliers
de marins des millions d’objets inutiles, » « il est essentie
de tout entendre, » « le désir vrai est de se blanchir »
L’allusion à Beckett (et sans doute à Kafka dans ce contexte) n’est pas indifférente, référence à celui qui a mis en morceaux des codes du théâtre. Une autre manière de rompre avec la narration et le lyrisme naît de l’emploi, dans nombre de poèmes, d’un "il" qui ne renvoie pas à un sujet identifiable ; ainsi est brisé tout processus d’identification, toute tentation lyrique ; « Il n’y a plus personne. Et toutes les personnes à la fois », comme l’écrit la traductrice à propos de cette « troisième personne impersonnelle » (De Francesco), et l’on sort donc de toute représentation :
Chaque jour il trouve le seuil brûlé,
une paire de chaussure, une prise de ta-
bac, en marge, l’anéantissement, une jour-
née de soulagement [...]
Ce qui est cependant lisible du monde, c’est la violence sous toutes ses formes, et elle est explorée sans détours : coups de fusil, noyade, yeux qui éclatent, éventration, incendie, accident, inondation... ; elle gagne même les animaux, puisque « Des chiens mordent les passants ». Il existe peut-être une autre violence, qui consiste à ne pas choisir de dire ce qu’il est possible de dire, ou plutôt d’écrire quelque chose et son contraire : « Il sème le germe du doute, / tout est clair, tout est o- / bscur », « [...] dans la fente la lumière, l’obscurité, / derrière le rideau il y a la nuit le jour ». Dans cette indécision où aucune forme n’est reconnaissable, le corps humain lui-même peut perdre son apparence et se métamorphose ; il devient animal (« Je fus pris de terreur en devenant lièvre ») ou se défait, se démembre (« le nez fend pour devenir salive la lèvre / en remontant au-dessus des dents [etc.] ». Sortie sans retour du "je" de toute identité et, par là, de la tradition poétique — et l’on peut se demander si le choix d’un pseudonyme (Antonio Porta pour Leo Paolazzi) n’appartient pas aussi au projet poétique.
Le refus de la narration, c’est le refus d’un ordre, la mise en cause d’une poésie (et d’une prose) qui prétend donner des choses une image, donc d’être au fond rassurante : tout pourrait être représenté. On comprend que le projet de Porta, et celui du "Gruppo 63", était politique et qu’il n’avait pas choisi le camp des bien pensants. L’essentiel était de chercher : pour lui, « découvrir, au moins, telle est la fin de l’art, / l’image d’un homme, nous ».
Antonio Porta, Les rapports, traduit de l’italien par Caroline Zekri, préface d’Alessandro De Francesco, postface de Judith Balso, éditions NOUS, 128 p., 18 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 5 septembre 2015.
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1. Sur la question de la lisibilité aujourd’hui, on peut lire les actes d’un colloque : Bénédicte Gorrillot, Alain Lescart, L'illisibilité en questions, avec M. Deguy, J-M. Gleize, C. Prigent, N. Quintane, Septentrion, 2014.
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31/08/2015
Pascal Quignard, Petits traités, II
Un livre est assez peu de chose, et d’une réalité sans nul doute risible au regard d’un corps. Il ne se transporte au réel que sous les dimensions qui ne peuvent impressionner que les mouches, exalter quelques blattes peut-être, étonner les cirons. Parfois l’œil d’un escargot enfant.
Il introduit dans le réel une surface dont les côtés excèdent rarement douze à vingt centimètres, et l’épaisseur d’un doigt.
Pascal Quignard, Petits tréités, II, Maeght, 1980, p. 83.
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19/04/2015
Pascal Quignard, Les mots sur le bout de la langue
La poésie, le mot retrouvé, c’est le langage qui redonne à voir le monde, qui fait réapparaître l’image intransmissible qui se dissimule derrière n’importe quelle image, qui fait réapparaître le mot dans son blanc, qui réanime le regret du foyer toujours trop absent dans le langage qui l’aveugle, qui reproduit le court-circuit en acte au sein de la métaphore. Les images ont besoin de mots retrouvés comme les hommes , chez qui le langage est second, tombant perpétuellement sous la nécessité d’être réagencés par la langage — d’être de nouveau acquis à l’idée de langage ; c’est-à-dire le vrai langage ; c’est-à-dire le langage où le réel est défaillant, où l’enfance remonte en même temps qu’Eurydice, où le sevrage les poursuit dans leur dos, où le désir de nouveau redresse le corps vers l’avant, érige, c’est-à-dire le langage où le ot manque.
Pascal Quignard, Les mots sur le bout de la langue, P.O.L, 1993, p. 77-78.
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14/08/2014
Ivar Ch’Vavar, Travail du poème
Le réel n’est pas ce que je vois, parce que je ne vois pas ce qui est là (pourtant bien là). Je ne vois rien du tout de ce qui est là. — Ce que j’appelle l’effet de réel, c’est quand je vois ce qui est là. Cela m’arrive. — Soit dans la "réalité" (immédiatement), soit dans une œuvre, par exemple en écoutant un morceau de musique, regardant un tableau ou un film, lisant un poème ou une page de roman. — Je n’ai jamais pu admettre qu’une œuvre soit moins "réelle" que la "réalité". On appelle souvent poésie l’œuvre où se produit un effet de réel : qui fait qu’on accède au réel, une sorte d’"illumination" ou je ne sais pas quoi qui fait qu’on voit, et que soi-même on devient réel, on est, on ne souffre plus du "trop peu de réalité", et c’est l’harmonie des Navahos ou la vie unitive des bouddhistes : le réel… On peut appeler poésie l’acte créateur qui constitue cette œuvre et donne à travers elle accès au réel… Souvent faut-il l’intercession d’un créateur pour voir ce qui est.
Les peupliers de Monet sont là et les vieux souliers de Van Gogh, les rochers de Cézanne, on apprend à voir en regardant ces tableaux ; et la musique de Bach, de Nielsen ou de Schnittke, on apprend à entendre la musique du monde. Le monde est là et un talus de Rimbaud est là, un ciel de Pierre Jean Jouve ; et Thomas Hardy ou Bernanos, Dostoïevski nous montrent des hommes et des femmes réels, et quand on lit Soleil hopi de Talayesa il y a des parois rocheuses qui sont là vraiment, présentes verticalement. — L’art n’a pas d’autre message. Ou s’il en a d’autres, ils n’appartiennent pas au même plan (plan du réel), le seul message de l’art, c’est que le réel est là, qu’il faut seulement tomber de le voir, comme qui dirait, et on est dans l’harmonie, ou l’acuité ou l’évidence, je ne sais pas comment vous appelleriez ça.
Ivar Ch’Vavar, Travail du poème, Préface de Laurent Albarracin, édition des Vanneaux, 2011, p. 121.
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01/08/2014
Zbigniew Herbert, Hermès, le chien et l'étoile
La chambre meublée
Dans cette chambre il y a trois valises
un lit qui n’est pas à moi
une armoire et le moisi de sa glace
quand j’ouvre la porte
les objets se figent
une odeur connue m’assaille
de sueur insomnie et literie
un petit tableau au mur
montre le Vésuve
avec un panache de fumée
je n’ai pas vu le Vésuve
je ne crois pas aux volcans actifs
le deuxième tableau
est un intérieur hollandais
dans la pénombre
des mains de femme
inclinent un pot
d’où s’écoule une tresse de lait
sur la table un couteau une serviette
un pain un poisson une grappe d’oignons
si on suit la lumière dorée
en montant trois marches
par la porte entrebâillée
on voit un carré de jardin
les feuilles respirent la lumière
les oiseaux soutiennent la douceur du jour
un monde faux
tiède comme du pain
doré comme une pomme
du papier peint arraché
des meubles non apprivoisés
les taies des glaces sur le mur
voilà l’intérieur réel
dans cette chambre à moi
et à trois valises
le jour fond
en une flaque de sommeil
Zbigniew Herbert, Œuvres poétiques complètes I, Corde
de lumière suivi de Hermès, le chien et l’étoile et de Étude
de l’objet, édition bilingue, traduction du polonais par
Brigitte Gautier, Le Bruit du temps, 2011, p. 223 et 225.
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25/12/2013
Jean Tardieu, Formeries
Comme bientôt
(Grains de sable les étoiles)
Comme
j'entends déjà
mourir ma raison ma mémoire
dans les chantiers déments de l'avenir
soit que j'ouvre la porte
ou que je la referme sur
l'obscurité qui m'enfante et qui m'efface
et qui livre au néant radieux le réel
toujours promis aussitôt dérobé
bientôt
ne seront plus les signes de tous noms
que grains de sable au fond des arches creuses
où fut le tendre globe de nos yeux et où
circule et se dérobe nu
le solitaire espace
et sonneront les sons des mots
toujours repris et déformés de bouche en bouche
et déjà dans ma voix
depuis longtemps
ils se sont sans rien
dire entrechoqués jusqu'à
l'éclatement
et redisant et redisant rabâchent
un seul époumoné murmure
car c'était toi oui c'était moi
l'un qui profère l'autre se tait
l'un qui parle et l'autre entend
si c'est lui c'est aussi moi
c'est vous aussi mais nul ne vient nul n'apparaît
pour interrompre ou désigner
l'origine et la fin sinon
cet astre obtus porté vers l'astre
et cent mille qui viennent
vers cent mille autres qui s'en vont
en s'enfonçant dans cette nuit
inconcevable
où le miracle me fascine m'éblouit
me fait vivre me tue
mais sans remède
Jean Tardieu, Formeries, Gallimard, 1976,
p. 35-36.
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