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15/04/2020

Pierre de Marbeuf, Le Miracle d'amour

                     Sonnet

 

Et la mer et l’amour ont l’amer en partage,

Et la mer est amère, et l’amour est amer,

On s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer ;

Car la mer et l’amour ne sont point sans orage.

 

Celui qui craint les eaux, qu’il demeure au rivage,

Celui qui craint les maux qu’on souffre pour aimer

Qu’il ne se laisse pas à l’amour enflammer,

Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage.

 

La mère de l’amour eut la mer pour berceau,

Le feu sort de l’amour, sa mère sort de l’eau,

Mas l’eau contre ce feu ne peut fournir des armes.

 

Si l’on pouvait éteindre un brasier amoureux,

Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,

Que j’eusse éteint son feu de la mer de mes larmes.

 

Pierre de Marbeuf, Le Miracle d’amour, Obsidiane,

1983, p. 130.

02/04/2015

Jaroslav Seifert, Sonnets de Prague, traduits par Henri Deluy, J-P Faye

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Demoiselle au bureau devant ta machine,

Sur tes doigts brille le soleil du printemps,

Tes mains frémissent, mon dieu,

Tu voudrais pouvoir t »en aller.

 

La vie, vois-tu, est formidablement belle,

Le banc du parc est bien trop dur,

Mais quand on aime toute l’âme poétise

Et ce bois lui-même ne se dédaigne pas.

 

Oui, je sais, ça n’est pas rien d’aimer,

Le ressac de l’amour nous ballotté,

Un moment à planer haut dans le ciel,

Accompagné jusque)là d’un rayon de soleil.,

 

Puis soudain l’implacable pesanteur

Nous ramène tout en bas

Et la dure réalité nous visse à la terre ;

 

Ne t’en fais pas pour ça, tout d’un coup

Tu rejoindras les étoiles, serrée dans ses bras,

 

Car tu es jeune, avec tes vingt ans,

Et à ton âge tout amour gai attriste,

 

Car l’amour c’est comme tout le monde :

il est amer bien sûr mais savoureux.

 

Si tu m’en crois, je peux te donner

Un vrai conseil d’ami,

N’aie jamais peur d’aimer, demoiselle !

 

et si quelqu’un t’embrasse sur la joue droite,

Tends la gauche.

 

Jaroslav Seifert, Sonnets de Prague, traduits par

Henri Deluy et Jean-Pierre Faye, Change errant

/ Action poétique, 1984, p. 35-36.

24/07/2014

Franck Venaille, Chaos

    

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Amères sont nos pensées sur la vie Amè-

Res sont-elles ! Il suffit — ô amertume ! —

D’un instant, tel celui où ce cerf-volant

Échappant à l’enfant se brises sur les gla-

Ciers du vent pour que disparaisse ce

Bonheur d’aller pieds nus sur le sable

Amers de savoir que ce sont sur des éclats

De verre que nous marchons. Que nous

Nous dirigeons, chair à vif, vers la mort —



 

 

On naît déjà mort

 

Ah ! ce mur d’anxiété

            qui

      peu à peu

      m’enserre

 

         ALORS

 

            que

je demande simplement à quitter la scène

      fut-ce par la sortie bon secours

 

Ce sont toujours les mêmes qui pratiquent l’autopsie

De leur propre corps

Cela tient du cheval vapeur ouvert dégoulinant de viscères

noirs.

 

          Rien !

     On naît rien.

 

     Vite on recoud vite le cadavre vite !

 

   déjà fané avant l’heure légale —

   

           Vite !

 

 

Franck Venaille, Chaos, Mercure de France, 2006, p. 57 et 90.

21/10/2013

Pouchkine, Un roman par lettres

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                           Un roman par lettres

 

I. Liza à Sacha

                                                            Pavlovskolé.

 

   Tu as sûrement été étonnée, chère Sachenka, de mon départ inopiné pour la campagne. Je me hâte de tout t'expliquer franchement. Mon état de dépendance m'a toujours été pénible. Il est bien vrai qu'Eudoxie Andréievna m'a élevée sans faire de différence entre sa nièce et moi. Mais j'étais tout de même dans sa maison une pupille, et tu ne peux pas imaginer combien de petites amertumes sont inséparables de cette condition. J'ai dû beaucoup endurer, beaucoup céder, beaucoup fermer les yeux alors que mon amour-propre notait assidûment la moindre marque de considération. Il n'était pas jusqu'à mon égalité avec la jeune princesse qui ne me fût à charge. Quand nous paraissions au bal habillées de la même manière, j'étais contrariée de la voir sans bijoux. Je sentais que si elle n'en portait pas, c'était uniquement pour ne pas se distinguer de moi, et cette attention même me froissait. Supposerait-on donc, me disais-je, qu'il y ait en moi de l'envie, ou je ne sais quoi de semblable à une aussi puérile mesquinerie ? L'attitude des hommes à mon égard, si respectueuse qu'elle fût, piquait à chaque instant mon amour-propre. Leur froideur ou leur gentillesse, tout me paraissait manque d'égards. En un mot j'étais la créature la plus malheureuse, et mon cœur, tendre de nature, s'endurcissait d'heure en heure. As-tu remarqué que toutes les jeunes filles vouées à la condition de pupilles, de parentes éloignées, de demoiselles de compagnie et ainsi de suite, sont d'ordinaire de viles servantes, ou d'insupportables toquées ? Ces dernières, je les respecte et les excuse de tout cœur.

[...] 

 

Alexandre Pouchkine, Un roman par lettres, traduction G. Aucouturier, dans Pouchkine, Griboïèdov, Lermontov, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1973, p. 233-234.