08/06/2013
Jacques Réda, Les Ruines de Paris
Que se passe-t-il car des hurlements ricochent sur les façades, pas des cris de frayeur mais c'est avec prudence que plusieurs fenêtres se rallument, et que des silhouettes en chemise font bouger les rideaux. Et de nouveau ces provocations hurlées comme dans l'Iliade : je saisis le mot brocanteur. Ainsi peut-être Hector a humilié Achille, avant que l'autre en effet n'accroche ses armes comme à Biron. Retombant des hauteurs de l'épopée, je songe que le brocanteur qui vient parfois vers dix heures du matin a fait provisoirement fortune : alors il s'est offert comme tout le monde un tourisme à Bangkok, et le décalage horaire l'a mis sens dessus dessous. Mais il ne s'agit pas de brocante ni de bagarre d'ivrognes ou de héros. J'ouvre, je me penche et, en bas sur la place, je vois ces deux types qui se démènent et je comprends enfin pommes de terre. Eux qui le nez au vent m'ont repéré totu de suite me prennent à partie aussitôt : Quinze francs le sac de vingt-cinq kilos ! Je réponds que j'arrive. Ils se remettent à brailler et me citent en exemple à tout le quartier sourd, expectant. Je descendrais même si leur prix atteignait le double, ému comme si c'était Rimbaud fourgaunt de vieux remingtons. On traite vite, sans cérémonie. Il est jeune, maigre, avec une moustache noire, la voracité de la fatigue dans ses yeux creux. À moitié dans l'agriculture, à moitié dans la mécanique ; d'un lourd ciel usé qui dérive entre le trèfle et les moteurs.
— D'où venez-vous donc ?
— De Normandie.
— Mais pourquoi de si loin, et ce tintouin, si tard, ce système ?
— Parce qu'ils nous font tous chier.
On ne se regarde ensuite qu'une seconde, mais ça suffit. J'entends leur camion qui redémarre tandis que je hisse mon sac. Le matin les trouvera du côté de Bourg-Theroulde (qu'on prononce Boutroude) ou de Bayeux. Un peu de travers dans un fossé quand même ils s'assoupissent, la tête cassée contre la vitre ou roulée sur le volant, grise comme leurs patates, grise comme le point du jour et sa douceur d'anesthésie.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, "Le Chemin", Gallimard, 1977, p. 48-49.
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07/06/2013
Jules Laforgue, Grande complainte de la ville de Paris
Grande complainte de la ville de Paris
Prose blanche
Bonne gens qui m'écoute, c'est Paris, Charenton compris. Maison fondée en... à louer. Médailles à toutes les expositions et mentions. Bail immortel. Chantiers en gros et en détails de bonheurs sur mesure. Fournisseurs brevetés d'un tas de majestés. Maison recommandée. Prévient la chute des cheveux. En loteries ! Envoie en province. Pas de morte-saison. Abonnements. Dépôt, sans garantie de l'humanité, des ennuis plus comme il faut et d'occasion. Facilités de paiement, mais de l'argent. De l'argent, bonne gens !
Et ça se ravitaille, import et export, par vingt gares et douanes. Que tristes, sous la pluie, les trains de marchandises ! À vous, dieux, chasublerie, ameublements d'église, dragées pour baptêmes, le culte est au troisième, clientèle ineffable ! Amour, à toi, des maisons d'or aux hospices dont les langes et loques feront le papier des billets doux à monogrammes, trousseaux et layettes, seules eaux alcalines reconstituantes, ô chlorose ! bijoux de sérail, falbalas, tramways, miroirs de poche, romances ! Et à l'antipode, qu'y faisait-on ? Ça bataille pour que Paris se ravitaille...
Jules Laforgue, Poésies complètes, Librairie Léon Vanier éditeur, 1902, p. 126-127.
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06/06/2013
André Suarès, Cité, Nef de Paris
Du Petit Pont au Pont Saint-Louis
Quand vient le soir autour de Notre-Dame, la Cité se vide. La vie humaine se retire, toute la folle vie qui porte le masque de la durée et qui mime l'illusion du bonheur. Au jardin de l'archevêque, les nourrices bouclent les poupons dans le petites voitures, et rentrent sous la couverture le petit bras en aileron qui veut saisir un rayon encore. Les mères rassemblent les jouets ; les balles roulent dans les sacs, à dormir jusqu'à demain ; les petites filles nouent en écheveau les cordes à sauter, et elles sautillent en même temps qu'elles nattent ; on ramasse les pelles et les seaux, les outils des terrassiers puérils ; et les femmes poussent devant elles les enfants toujours en retard, qu'elle ramènent au bercail.
Vers le Pont Saint-Louis et vers le Parvis, deux courants opposés se forment : les familles de la rive droite et celles de la rive gauche. Quelques petits chiens courent en serre-file, çà et là. Quelques vieux secouent une pipe tiède et la logent dans leur poche. De pauvres gueux, têtes basses, cherchent on se sait quoi dans les cailloux et ramassent les journaux qui traînent. On s'appelle, on se presse ; des femmes aux visages las commandent des enfants qui rient. L'heure répand des cendres.
André Suarès, Cité, Nef de Paris, éditons Bernard Grasset, 1934, p. 137-138.
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05/06/2013
Jean-Pierre Le Goff, Le cachet de la poste, feuilles volantes
1942-2012
Au 29 de la rue Cuvier
En sortant du jardin des plantes, par la rue Cuvier, cela me prit de plein fouet. Le milieu de la chaussée était toujours doté de rails de l'ancien tramway, posés entre de vieux pavés comme on n'en fait plus. Cette bouffée du temps passé m'étourdit outre mesure. Bien que j'eusse conscience qu'il n'y avait pas eu la plus petite rupture dans la continuité, j'ai ressenti ce surgissement d'autrefois émotionnellement comme réel, alors que ma mémoire me rappelait que la dernière fois que j'avais emprunté cette rue, il y a, il me semble, plus d'une vingtaine d'années, la vue des rails m'avait fait éprouver profondément le sentiment d'un temps passé que je n'ai pas connu. Peut-être était-ce cette seconde bulle du temps qui remontait en me donnant l'impression que le temps écoulé pouvait réapparaître dans le présent comme si rien ne d'était passé. Je revivais un moment que j'avais déjà vécu, mais d'une manière plus forte que la première fois puisqu'il réactivait ce qui était déposé en moi et que j'avais oublié.
Dans les jours qui suivirent, cet instant me revint plusieurs fois à l'esprit, ce qui fit que, sans très bien le réfléchir, je prenais le métro pour me rendre rue Cuvier. Lorsque j'y arrivai, il était clair que j'attendais de mon incursion la trouvaille de signes temporels susceptibles de relancer en moi cette sensation qui me fait tenir compte du temps des chronomètres pour suspect.
La porte se manifesta dans le bas de la rue en allant vers la Seine. Elle était murée par des pierres. Elle portait le numéro 29 sur une plaque d'émail bleu. Il n'y avait rien derrière. La maison avait disparu. Par-delà le mur, on voyait dépasser quelques frondaisons, celles du jardin des Plantes. J'imaginai que la nuit on devait entendre le bruit des animaux sauvages. Certaines pierres qui avaient servi à la murée étaient sculptées par des oiseaux qui s'y étaient fait le bec. Il y avait aussi une plante de muraille très touffue, que je n'ai pas reconnue, les graines sans doute avaient été portées par le vent.
Jean-Pierre Le Goff, Le cachet de la poste, feuilles volantes, préface de Jacques Réda, "l'arbalète", Gallimard, 2000, p. 254-255.
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04/06/2013
Nathalie Riera, Paysages d'été
Dans la pénombre du roman
mon enjouement dans le retrait j'écris la certitude de la soie à être douceur la certitude du fruit à mûrir j'écris sans m'éloigner ni du demi jour ni du midi sans fuir les limites de l'enclos du jardin
mon enjouement dans l'attente du souffle qui reprend du rêve qui est vie l'ardeur contre le désarroi qui ne peut prendre place nulle part et de l'insouciance parmi les soucis
dans la pénombre du roman que reste-t-il ? deux voix qui se sont tues un vent sans fougue et ce qui se répète mais ne se renouvelle pas
réveiller la pénombre remanier le texte rafraîchir le jardin
ce n'est pas la vie mais le destin qui est grave reprendre possession de la joie pour écrire et se dire que c'est l'instant qui compte le souvenir n'est même pas un jour lointain ce qui a commencé un jour a eu lieu et dont il est impossible de se souvenir un jour lointain qui aurait pris asile dans la pierre la plus exposée la plus chaude sur cette même pierre où je me suis assise à regarder passer les chevaux
Un jour lointain tu te retournes ! et c'est un jour nouveau !
rien à savoir de plus que ce que je sais
un secret sous le soleil ou dans la fraîcheur d'une tonnelle se préserve de la même manière
la vibration de mes chevilles tout près des bouquets de thym le spasme de leurs parfums le serrement et à nouveau l'abandon c'est sans repos mais d'une telle patience la bienveillance même
imperturbable est la pierre qui recèle le secret
Nathalie Riera, Paysages d'été, Lanskine, 2013, p. 29-30.
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03/06/2013
Jacques Prévert, Fatras
Je vous salis ma rue
Je vous salis ma rue
et je m'en excuse
un homme-sandwich m'a donné un prospectus
de l'Armée du Salut
je l'ai jeté
et il est là tout froissé dans votre caniveau
et l'eau tarde à couler
Pardonnez-moi cette offense
les éboueurs vont passer
avec leur valet mécanique
et tout sera effacé
Alors je dirai
je vous salue ma rue pleine d'ogresses
charmantes comme dans les contes chinois
et qui vous plantent au cœur
l'épée de cristal du plaisir
dans la plaie heureuse du désir
Jacques Prévert, Fatras [1966], dans Œuvres complètes, II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1996, p. 41.
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02/06/2013
Bernard Noël, Des formes d'elle
Des formes d'elle
1
vivre dis-tu
c'est la venue
d'un mystère il s'empare
de nous tu vois cette ombre
sur le corps
tu vois
ce fantôme en dessous
la matière a besoin
de matière
ce besoin
est notre infini
ma langue
touche en toi une serrure
intime
tu fais de moi
un moi par dessus les morts
par delà les vivants
2
le soleil se couche derrière
les dents
le corps est un mot
que tu touches il a la forme
de l'amour
mon bras d'air
traverse tes yeux tu
l'empailles de présent
regarde dis-tu
regarde
la belle buée
l'ombre
qui s'en va de nous
la vérité est une image
blanche
tout le noir tient
dans l'ouverture de tes bouches
[...]
Bernard Noël, Des formes d'elle, dans Les Plumes
d'Éros, Œuvres I, P.O.L, 2010, p. 279-280.
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01/06/2013
Antonio Tabucchi, Les oiseaux de fra Angelico
Message de la pénombre
La tombée de la nuit est soudaine sous ces latitudes ; le crépuscule éphémère ne dure que le temps d'un soupir, puis laisse place à l'obscurité. Je ne dois vivre que pendant ce bref intervalle ; pour le reste, je n'existe pas. Ou plutôt je suis ici, mais comme sans y être, car je suis ailleurs, même là, en ce lieu où je t'ai quittée, et partout dans le monde, sur les mers, dans le vent qui gonfle les voiles des voiliers, dans les voyageurs qui traversent les plaines, sur les places des villes, avec leurs vendeurs et leurs voix et le flux anonyme de la foule. Il est difficile de dire de quoi est faite ma pénombre, et ce qu'elle signifie. C'est comme un rêve dont tu sais que tu le rêves, et c'est en cela que réside sa vérité : être réel en dehors du réel. Sa morphologie est celle de l'iris, ou plutôt des gradations labiles qui s'effacent déjà au moment d'exister, tout comme le temps de notre vie. Il m'est donné de le parcourir à nouveau, ce temps qui n'est plus mien et qui fut nôtre, et à toute vitesse il court au fond de mes yeux : il est si rapide que j'y aperçois des paysages et des endroits où nous avons habité, des moments que nous avons partagés, et même les propos que nous tenions autrefois, t'en souviens-tu ? Nous parlions des jardins de Madrid et d'une maison de pêcheurs où nous aurions voulu vivre, nous parlions des moulins à vent, des récifs à pic sur la mer par cette nuit d'hiver où nous avons mangé de la panade, et nous parlions de la chapelle avec les ex-voto des pêcheurs : les madones avaient le visage des femmes du peuple et les naufragés pareils à des marionnettes se sauvaient des flots en s'agrippant au rai d'une lumière venue du ciel.
[...]
Antonio Tabucchi, Les oiseaux de fra Angelico, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, Christian Bourgois, 1989, p. 44-45.
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31/05/2013
Jean Bollack, Au jour le jour
X 1341
On accède à la culture par deux voies contraires : en l'approchant, en raison de la place qu'elle occupe dans la société, et inversement pour les moyens qu'on y trouve de la critiquer et de révéler l'inculture.
X 1089
On parle pour faire parler et apprendre ce qu'on veut savoir ; sinon, soi-même, on dit en parlant des choses que sans doute il ne faudrait pas avoir dites ; on ne les savait que trop déjà.
X 635
En dépit de toutes ses origines rituelles, la poésie comporte une tendance libératrice, due à sa puissance d'arrachement, qui peut la conduire à des mises en question radicales, et à souvent contester les croyances établies. Elle est athée. Le dieu tient son pouvoir de la langue.
X 1790
La poésie peut se libérer de toutes les entraves, et d'abord de celles que construit la pensée, qui s'y réfère. Elle dispose des ressources de la langue ; par l'usage qu'elle en fait, elle montre ce que c'est de dire : elle fait voir ce qu'elle dit.
Jean Bollack, Au jour le jour, P. U. F, 2013, p. 419, 423, 763, 766.
© PhotoTristan Hordé
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30/05/2013
Shoshana Rappaport, Milonga
[...]
Si je pouvais je t'apprendrais tout ce que je ne t'ai pas appris.
Comment trouver les mots justes ?
Je voudrais rêver. Le monde est fait de correspondances admirables. (Comme dans le conte inventif, il faudrait poser son souffle au sol et entendre le pas des hommes.) Pouvoir errer des années durant pour retrouver la clarté d'un feu de bois. Considérons les rencontres.
Nulle corneille noire assombrissant, obscurcissant le ciel.
Il faudrait trancher dans le vif. Mais quoi ?
Ma foi, émerger de l'obscurité provisoire. (On n'hérite pas du courage.) Prendre appui sur l'obscurité passagère. Donner enfin sur un espace intérieur libre, hors des lieux communs. (Hors du champ des passions éteintes ?) Avancer. Une parole serait-elle inégale à celle qui la retient ?
C'est tout.
Voilà pour les faits. (Ne pouvoir offrir que ce qu'on a.)
(Sous prétexte de parler de nous, j'exerce à ma manière l'art de la miniature.)
Il est des chemins qui tranquillisent. Des chemins qui rassurent et qui portent. Ce qui compte c'est le rapprochement. « Large porte de la connivence. » Porte laissée entrouverte. Porté toujours à y croire, porté à cet extraordinaire-là. (Tel étendard levé.)
Que vais-je faire ? (Ne pas sombrer.) Prendre les choses bravement. Voilà. Ne rien hâter. Vagabondage licite. Malgré tout. (Friends will be friends ?)
[...]
Shoshana Rappaport, Milonga, Le bruit du temps, 2013, p. 50-52.
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29/05/2013
Georg Heym [1887-1912], Berlin III
Berlin III
Des cheminées se dressent de proche en proche
Dans le jour hivernal et supportent son poids.
Autour du palais noir du ciel toujours plus sombre,
Brûle, comme un gradin d'or, sa muraille basse.
Au loin entre des arbres chauves, maintes maisons,
Hangars et palissades, où rapetisse la ville du monde,
Tandis qu'un train de marchandises, long et lourd,
Se traîne avec peine sur des rails verglacés.
Noir, dalle contre dalle, émerge un cimetière de pauvres,
Les morts contemplent le crépuscule rougeâtre
De leur trou. Et il a un goût de vin corsé.
Ils sont trois à tricoter le long du mur,
Casquettes de suie à l'os temporal
Parés pour la Marseillaise, le vieux chant des assauts.
Georg Heym, traduction de l'allemand de Raoul de Varax,
dans NUNC, n° 28, octobre 2012, éditions de Corlevour, p. 117
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28/05/2013
Romain Fustier, Mon contre toi
tempête de sable dans la rue. le désert avance. la grande dune enveloppe le carrefour. recouvre les feux tricolores. ensablant les immeubles. dévorant les platanes. la dune progresse à l'assaut du quartier. main chaude sur le ventre de l'avenue. poussée par la respiration du vent. tempête de deux corps. immeubles et platanes allongés sous le sable. clignotement étouffé des feux tricolores. le carrefour a cédé. les doigts passent sur la peau de l'avenue. dune caressante poussée par le vent. la tempête de sable s'abat sur la ville. enveloppe le quartier dans ses bras aux muscles chauds. vent soufflant entre les corps. la grande dune avance et passe sur nos torses enlacés.
je te serre à la manière d'un chêne dont mes bras ne font pas le tour. à la manière d'un chêne dans le site vallonné de mon ventre. t'enveloppant comme j'envelopperais une forêt dit-elle. mon homme issu de semis. mon peuplement d'arbres sur la surface déterminée de mon corps. ma route de mon torse où je me promène. empruntant le sentier qui te contourne. contourne l'étang de tes cuisses. la fontaine de ton sexe où des jeunes filles lancent des pièces je m'aventure au bord du ravin de tes reins. mon bois de chêne naviguant sur des mers démontées. mon homme à coque de bateau sous les clartés changeantes dans lesquelles je me baigne. nue dans une villa gallo-romaine. un lit sous la feuillée où s'allongent les biches qui traversent mon corps.
Romain Fustier, Mon contre toi, collection Éros / Thanatos, éditions de l'Atlantique, 2012, p. 9 et 33.
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27/05/2013
Jean de Sponde, Les Amours
Les vents grondoyent en l'air, les plus sombres nuages
Nous desroboyent le jour pesle mesle entassez,
Les abismes d'enfer estoyent au ciel poussez,
La mer s'enfloit de montz, et le monde d'orages :
Quand je vy qu'un oyseau delaissant nos rivages
S'envole au beau milieu de ses flots courroucez,
Y pose de son nid les festus ramassez
Et rappaise soudain ses escumeuses rages.
L'amour m'en fit autant, et comme un Alcion,
L'autre jour se logea dedans ma passion
Et combla de bon-heur mon âme infortunée.
Après le trouble, en fin, il me donna la paix :
Mais le calme de mer n'est qu'une fois l'année,
Et celuy de mon âme y sera pour jamais.
Jean de Sponde, Les Amours, dans Œuvres littéraires, suivis
d'écrits apologétiques avec des Juvénilia édités avec une
introduction et des notes par Alan Boas, Genève, Droz,
1978, p. 74.
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26/05/2013
Paul Éluard, Cours naturel
Passionnément
I
J'ai vraiment voulu tout changer
Sur l'herbe du ciel dans la rue
Parmi les linges des maisons
Partout
Elle jouait comme on se noie
Puis elle restait immobile
Pour que je referme sur elle
Les lourdes portes de l'impossible.
II
Le rire après jouer ayant mis à la voile
La table fut un papillon qui s'échappa.
III
Elle déchira sa robe
Elle embrassa
Une toilette neuve et nue.
IV
Dans les caves de l'automne
Elle fut tour à tour
La fleur neigeuse de la foudre
Et le charbon.
V
Dans la ville la maison
Et dans la maison de terre
Et sur la terre une femme
Enfant miroir œil eau et feu.
VI
Sa jeunesse lui donnait
Le pouvoir de vivre seule
Je n'ai pas su limiter
Mon cœur à sa seule poitrine.
VII
Rien que ce doux petit visage
Rien que ce doux petit oiseau
Sur la jetée lointaine où les enfants faiblissent
À la sortie de l'hiver
Quand les nuages commencent à brûler
Comme toujours
Quand l'air frais se colore
Rien que cette jeunesse qui fuit devant la vie.
Paul Éluard, Cours naturel [1938], dans Œuvres complètes I, préface et chronologie de Lucien Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 803-804.
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25/05/2013
Pierre Bergounioux, Univers préférables
La classification habituelle des récits ne couvre pas, loin s'en faut, l'extension du genre. À côté des formes élaborées, pourvues d'un titre, imprimées, des simples histoires qu'on échange et qu'on oublie, prolifèrent des textes muets, sans destinataire, ignorés du narrateur lui-même Eux aussi, pourtant, postulent des mondes. On peut ne s'être jamais su l'auteur de cette prose sourde. il arrive qu'un mot qu'on dit ou qu'on entend, un lieu où l'on revient, plus tard, agissent comme des catalyseurs, révèlent après couple grouillement de textes embryonnaires qui visaient à résoudre les énigmes, à conjurer les périls dont on se sentait environné.
On ne les avait pas à proprement parler oubliés. On n'en jamais eu conscience. On était trop occupé à recenser des emplacements viables, des moments préservés, une activité acceptable, pour songer qu'on échafaudait, à cet effet, des récits. Certains reçurent un caractère d'avancement poussé. D'autres n'ont guère dépassé le stade larvaire, mots épars sur le silence, bouts de phrase sans suite, comme brisées de s'être heurtées à la muraille sans prise ni faille de la réalité. Certains étaient tournés vers d'autres récits, implicites ou sonores, dressés contre des idées hypothétiques ou avérées mais capables, toutes, d'adultérer profondément notre être, de nous l'aliéner.
Pierre Bergounioux, Univers préférables, dessins de Philippe Ségéral,
Fata Morgana, 2003, p. 7-8.
© Photo Tristan Hordé
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