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26/10/2022

Judith Chavanne, Peut-être des lis

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                                     Un long cheminement

Le livre, après un poème liminaire, est partagé en 4 parties équilibrées, "Une syllabe" (4 poèmes), "Stations" (16), "Legs" (4), "Feu les regards" (15), le tout suivi d’un "Envoi" (3). L’ensemble a pour motifs une mère disparue et, à partir de là, le temps passé, enfui et enfoui, la difficulté à vivre la disparition, l’invention d’une autre vie. Le premier poème propose un portrait singulier de la mère ; comparée à une mésange, elle montre deux traits, spirituel et physique, « farouche » et « frêle » — les deux mots sont mis en relief en fin de vers — qui lui donnent son équilibre, comme à l’oiseau sur la branche.   

 

Les derniers jours de la mère et son enterrement ont lieu en décembre ; la neige effacera le nom sur la tombe, comme elle recouvre tout. La narratrice l’imagine « dans un tableau de Brueghel », dans un semblable hiver aux chemins blancs ; la vision s’accorde avec la chambre de l’hôpital où ce qui pourrait rappeler l’extérieur, est banni, « Tout est blanc autour [du lit] ». Blancheur de l’hygiène sans doute, mais aussi de l’absence de couleur et de toute vie. À ce blanc dominant s’opposent les fleurs apportées par la narratrice, jacinthes, mufliers roses et des lis (« je te portais des lis, tu les aimais »), qui ne sont pas toujours blancs. En outre, les trois sœurs sont allées au cimetière en voiture, à nouveau unies par la mère, et, précise la narratrice, c’est « entre nous encore [...] un bâton de rouge à lèvres qui passait », rouge de la vie. Enfin, la tombe est fleurie de violettes : fin de l’hiver, de la neige, renaissance de la nature comme de la narratrice.

La maladie dont on connaît le terme fatal est déjà une sortie de la vie. La mère, soustraite de son univers familier, ses habitudes perdues, fait désormais littéralement partie de son lit, qui n’est « d’aucun monde » : la narratrice le compare à une « barque », souvenir peut-être de la barque des morts de la mythologie, mais barque perçue « à la dérive » et non dans un mouvement tranquille. Trois ans plus tard, le même mois, avec un même « paysage tout hébété de blanc », le deuil est achevé ; les oiseaux reviendront dans le bleu du ciel et ce ne seront pas des « oiseaux effarés », ceux que l’on voyait dans les yeux de la mère malade. Il faut que la disparition ait lieu, qu’elle soit pleinement acceptée pour que toutes les choses du monde retrouvent leur place, ce qu’explicite le dernier vers du livre, « il faut [...] // [...] laisser sur le fleuve les péniches aller ».

 

La narratrice a progressivement vu dans le lit une autre personne que sa mère ; elle a suivi sa transformation avec la perte de ce qui caractérise une femme (la chevelure, les seins), avec l’amaigrissement, les changements qui annoncent l’extrême vieillesse (« j’ai froid »). Selon les jours, elle était devant un « vieillard », « un petit vieux » ou « une enfant toute petite, « si petite, si frêle ». En même temps, elle savait que cette métamorphose signifiait que sa mère sortait de la vie. Les derniers moments, quand la douleur ne peut être maîtrisée, sont vus comme des « stations » sur le « dernier chemin » — comparaison christique qui souligne ce qu’est la souffrance avant la disparition.

Comment faire pour conserver un lien avec la mère, lien nécessaire pour que sa mort soit pleinement acceptée ? En maintenant une présence par le langage. Ce qui peut faire réapparaître la mère, la réinventer, c’est le pronom "tu" qui devient symbole de vie, comme l’eau « dans les paumes » ou « une écuelle ». Le pronom est alors une "empreinte", un "appel" : « je dis "tu", tu es là ». C’est bien la fonction fondamentale de la langue que d’être dialogale, ce qu’a analysé dans le détail le linguiste Émile Benveniste, « Immédiatement, dès qu’il se déclare locuteur et assume la langue, [le sujet] implante l’autre en face de lui »*. Le mot "tu" abolit provisoirement le temps — la mort — et introduit un mouvement vers l’Autre disparue jusqu’à revenir à un temps que la narratrice ne peut connaître, celui où sa mère la portait, puis la berçait, moments de fusion dont elle n’a pas eu conscience, mais qu’elle recrée, « Nous voilà à nouveau fondues ; / j’étais ta parole de chair ».

L’adresse à la mère, sans réponse, peut se poursuivre longtemps ; la narratrice croit   même parfois, quelques instants, reconnaître sa mère dans une femme qui passe, ressemblance mal définie, à partir d’un manteau, d’une coiffure, « Tu surgis au point où tu t’effaces / dans la ressemblance — la différence ». Cependant, les souvenirs s’estompent et le "je" renonce au "tu" qui, alors, ne se maintient que « dans un murmure au creuset de moi ». Judith Chavanne exprime le deuil accompli avec un oxymore, « Tu es devenue une grande éclosion de silence » ; alors les inflexions de la voix de la mère s’oublient, "tu" ne restitue pas la présence, « rien que le langage puisse provoquer ».

 

Poèmes de la séparation pour continuer à vivre dans lesquels la mère est désormais « insituable, indéterminée », dans une condition qu’elle aurait elle-même pu définir pour les trois sœurs, « il n’y a plus de mère entre vous et vous ». Fin d’une histoire, recréation d’une autre : la narratrice est maintenant comme l’oiseau qui, un jour de neige, trouve la branche qui le protège.  

* Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1974, II, p. 82.

 Judith Chavanne, Peut-être des lis, Le bois d’Orion, 2022, 70 p., 14 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 7 septembre 2022.

 

12/07/2022

Esther Tellermann, Corps rassemblé

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Vinrent

les nuits qui

refont les courbes

     de dessous

des silhouettes

     emplissent

ce qui reste de jour

des lignes violettes

soulignent

     les deuils

vous m’étiez arrachée

          restiez

avec l’encre

pourpre

     la ligne de lumière

 

Esther Tellermann, Corps rassemblé,

édirions Unes, 2020, p. 48.

01/05/2017

Fernando Pessoa, Le violon enchanté, écrits anglais

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               Le Pont

 

Répands sur moi comme rosée

   Des baisers, et ce sera le matin

À travers mon esprit émergeant du sommeil.

   Mon chef courbé, grisonnant, orne-le

De laurier, que je puisse apercevoir

   Mon ombre couronnée et sourire même l’âme endeuillée.

 

Bien que mon chef soit incliné,

   Tes pieds, chaussés d’espoir,

Passent et son éloquents

   En ce sens qu’ils n’ont pas de cesse.

Quelque part dans l’herbe ils se mêlent

   À cette part de moi qui est en quête de vérité.

 

Soyons amants, oh oui !

   Par-delà toute concorde charnelle,

Amants dans un style nouveau

   Qui n’a besoin de mots ni de regards.

Ainsi abstrait, notre amour peut

   N’étant pas nôtre, n’être qu’une vague brise d’Être Pur.

 

Fernando Pessoa, Le violon enchanté, écrits anglais, Christian Bourgois, 1992, p. 197.

14/07/2015

Caroline Sagot Duvauroux, 'j : recension

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                                                                  « nous voici séparés mais c’est écrire »(1)

 

 

 

 

   Le titre, imprononçable, annonce l’impossibilité d’articuler "je", comme s’il y avait une disparition du sujet. Une apostrophe après le j implique, appelle un verbe, soit un engagement dans le monde, et c’est ce monde, difficile à vivre maintenant, dont le déplacement symbolique de l’apostrophe garde la trace. C’est que ’j est un poème du deuil, comme le furent Nous deux encore (Henri Michaux, 1948) et Quelque chose noir (Jacques Roubaud, 1986).

 

   Le livre, d’une façon différente dans ses trois séquences, est entièrement construit sur le motif de l’absence, celle de l’aimé. Il s’ouvre par un fragment de phrase, « L’absence peut-elle », avant le premier ensemble où il est répété page de gauche, complété page de droite de sorte qu’une question chaque fois est posée, mais la liminaire les contient toutes, « L’absence peut-elle / ce que la présence, étrange, accomplit ? », et la dernière clôt toute question sur la relation entre présence et absence, une seule réponse, attendue, « L’absence peut-elle / arraisonner la présence ? ».

 

   L’absence ne peut se vivre ici qu’en rappelant la présence, parce que le "je" s’est construit avec elle, dans ce qui est sans cesse mouvement, le lieu "je-tu", maintenant aboli ; il y a nécessité de la « présence étrangère » pour qu’existe en même temps « l’étranje ». Et quand « Tu s’est tu » — "tu sais tu" disparu —, ce qui est survenu devant le "je" peut être dit faille, fracture, seulement si l’on comprend qu’il n’est rien à combler, l’équilibre perdu n’était pas d’être sur l’autre bord mais "je-tu" du même côté.

 

   Sans doute retrouve-t-on le thème de l’élégie, et la douleur s’exprime d’ailleurs aussi par le biais de l’interjection grecque classique, « o popoi ». Mais cette reprise est peut-être aussi une manière de (re)construire une assise, comme les diverses allusions littéraires, de Sophocle et la tragédie grecque à Genet, même si elles ont également une autre fonction dans le texte. Indissolublement lié au motif élégiaque est développé le questionnement sur ce qu’est le "je" par rapport au "tu" dans le passé et aujourd’hui. Hors la difficulté à penser autrement que dans un ici qui ne peut être que remémoré (« Nous n’étions qu’ici »), ce qui revient et s’écrit, c’est l’étreinte, la présence de la chair vivante dite sans détours par les verbes baiser, branler en ouverture de la seconde séquence. C’est là encore savoir, par l’évocation de l’amour des corps, que "je" fut autre, que la question « T’aimer sans toi ? » ne peut faire sens et que le "je" d’aujourd’hui dans une réelle mutilation ne peut se reconnaître. L’équivalence « tu = toujours » peut s’écrire, cependant la mort interdit que puisse se dire maintenant « je t’ », alors même qu’il n’est qu’une seule copule, « je t’aime », tout en contraignant à (ré)inventer une orientation — un ici maintenant —, en écrivant jusqu’au ressassement que le passé ne fut pas confusion, mais accomplissement du je, de son étrangeté.

 

   Il faudrait s’attarder sur la manière, variée, dont la perte irréparable et ce qu’elle entraîne s’exprime dans ’j. Ce qui est le plus remarquable à mes yeux, c’est que l’expression écrite du deuil, ici, restitue avec force ce qu’éprouve toute personne vivant la mort de l’aimé(e). D’abord un ensemble de questions dont aucune n’a réellement de réponse, chacune ne faisant que renvoyer à la solitude maintenant vécue — « Tu ne seras pas là je n’étais pas là / Je ? là ? qu’est-ce ? / Nous n’étions qu’ici «. Ensuite, l’ordre du monde défait se dit par la mise en pièces des règles convenues de la syntaxe : phrases inachevées ou réduite à très peu de mots, à un mot, comme si la trituration de la langue pouvait aboutir à comprendre l’incompréhensible qu’est la disparition. Enfin, surtout dans la dernière partie, des énoncés bien détachés par des blancs qui, sans former une suite continue pour le sens, aboutissent à la nécessité de continue à écrire l’indicible, ce que reprend la quatrième de couverture. Cette nécessité achève le long cheminement qui commence de façon très négative — « Je n’aime pas Rabat » — et se termine dans la ville culturelle marocaine : « Prends place, narrateur, je l’altéré définitif nous débouche une bouteille à Tanger ».

Caroline Sagot Duvauroux, ’j, éditions Unes, 2015, 64 p., 16 €. Recension publiée dans Sitaudis le 18 juin 2015.

________________________________

 

1. Caroline Sagot Duvauroux, Canto rodado, "Le Refuge en Méditerranée", centre international de poésie Marseille, 2014, np.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

08/06/2015

Caroline Sagot Duvauroux, 'j

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[...]

Qui pleure-t-on ?

Y a-t-il un secours ?

Couper dans soi ?

Tu fut-il ?

Je n’est plus pour le savoir ?

Si tu n’est plus pour que je

 

Y a-t-il un autre destinataire du monde ?

 

Sans doute.

 

Pour qui sont ces serpents ?

 

Y a-t-il encore du blanc aux fleurs de camélia ?

 

Le lierre coule-t-il encore des parois ?

 

Le crime de défaire ?

 

Ne fait pas très bon, là

 

Faut-il refaire ces choses où je fut malhabile ?

La mort ? Je ne sais pas

Apprends-moi ce que je sais

pour que je reconnaisse

Où es-tu ? je ne peux me souvenir

Quelle contingence avec demain ?

Indigne de contingence ?

Dès aujourd’hui mais

demain ? qu’est-ce dire ?

Qui suis-je ? est-ce ? et pour qui sont ?

Rêvais-tu ?

Je n’étais pas là

Rêvais-tu pour carner le dogme ?

J’faut

sans la violence

Faudrait

mais sans la violence

Et dire encore merci ?

Tu ne seras pas là je n’étais pas là

Je ? là ? qu’est-ce ?

Nous n’étions qu’ici

Qui dans le feu tord une aurore ?

pour légender l’instant d’un incipit

au point du jour

Avant l’erreur point de jour au rideau

[...]

 

Caroline Sagot-Duvauroux,  ’j, éditions Unes,

2015, p. 46-47.

 

07/04/2015

Yasmina Reza, Nulle part

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                                Moïra

 

   Moïra dit, les gens sont dehors, ils sont heureux, il fait beau, tu sens une gaieté dans les rues, il y a des queues devant les musées (elle à qui cela fait horreur en temps normal). Tout le monde profite de cette fin d’automne.

   Elle dit, il y a d’un côté les vivants, de l’autre côté moi.

   Elle dit, à ce seuil de douleur-là, l’être se défait. Je ne reconnais pas en moi celle qui a perdu tout espoir. Qui est celle qui reste et est encore capable de parler ? Est-ce qu’on est tous cette personne-là en fin de compte ? Qui n’a rien compris au sens de la vie ? Qui n’a plus que faire de tous les attributs, le goût, le sentiment ?

   Une journée si mauvaise : je ne peux penser à la vie. Je suis atterrée. Je suis sans avenir. Je fais tous les gestes de la vie sans être vivante. Cette promenade. Cette descente dans l’atelier. Même te voir, ce n’est pas la vie. Même la mort ne me réconforte pas. Même me dire lâche prise, je m’en fous.

   Elle dit, Dieu, je n’ai jamais pu y croire et je n’ai jamais pu ne pas y croire.

   Je lui lis ces notes au téléphone. Elle me dit, j’aime la dernière phrase. Elle dit, le reste est lamentable. Surtout littérairement.

 

Yasmina Reza, Nulle part, Albin Michel, 2009, p. 38-39.

 

23/02/2014

Raymond Queneau, L'instant fatal, dans Œuvres complètes,I

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                 Je crains pas ça tellment

 

Je crains pas ça tellment la mort de mes entrailles

et la mort de mon nez et celle de mes os

Je crains pas ça tellment moi cette moustiquaille

qu'on baptise Raymond d'un père dit Queneau

 

Je crains pas ça tellment où va la bouquinaille

la quais les cabinets la poussière et l'ennui

Je crains pas ça tellment moi qui tant écrivaille

et distille la mort en quelques poésies

 

Je crains pas ça tellment La nuit se coule douce

entre les bords teigneux des paupières des morts

Elle est douce la nuit caresse d'une rousse

le miel des méridiens des pôles sud et nord

 

Je crains pas cette nuit Je crains pas le sommeil

absolu Ça doit être aussi lourd que le plomb

aussi sec que la lave aussi noir que le ciel

aussi sourd qu'un mendiant bêlant au coin d'un pont

 

Je crains bien le malheur le deuil et la souffrance

et l'angoisse et la guigne et l'excès de l'absence

Je crains l'abîme obèse où gît la maladie

et le temps et l'espace et les torts de l'esprit

 

Mais je crains pas tellment ce lugubre imbécile

qui viendra me cueillir au bout de son curdent

lorsque vaincu j'aurai d'un œil vague et placide

cédé tout mon courage aux rongeurs du présent

 

Un jour je chanterai Ulysse ou bien Achille

Énée ou bien Didon Quichotte ou bien Pansa

Un jour je chanterai le bonheur des tranquilles

les plaisirs de la pêche ou la paix des villas

 

Aujourd'hui bien lassé par l'heure qui s'enroule

tournant comme un bourrin tout autour du cadran

permettez mille excuz à ce crâne — une boule —

de susurrer plaintif la chanson du néant

 

Raymond Queneau, L'instant fatal, dans Œuvres complètes,

 I, édition établie par Claude Debon, Pléiade / Gallimard, 1989, p. 123.