06/12/2013
Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour
Fin 1954
(au petit matin, après réveil prématuré)
Par besoin d'argent, je me suis engagé comme taureau dans une corrida. Au moment de la signature des papiers, l'imprésario me fait passer une visite pour s'assurer que je possède bien les cinq cornes stipulées sur le contrat par lequel il s'engage, en effet, à fournir un "taureau à cinq cornes" Deux de ces cornes sont censément sur ma tête ; deux autres sont les sommets de mes omoplates, que l'imprésario palpe pour vérifier. Ma femme est là et je lui dis que cela me fait un peu froid dans le dos d'être palpé en cet endroit, un peu au-dessous de la nuque, là même où pénètrera l'estoc. Elle me dit : « Ce n'est qu'une mauvaise matinée à passer. Après, tu seras tranquille...» Je me révolte : « Après, je serai mort !» Tout à fait furieux, je leur crie à l'imprésario et à elle : « Vous vous foutez de moi ! Je ne marche pas ! » et j'ajoute : « J'aime encore mieux tenter ma chance comme torero ! » Le contrat ne sera pas signé et le rêve s'arrête là.
Presque tous ceux à qui je l'ai raconté m'ont demandé où se trouvait ma cinquième corne.
Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Gallimard, 1961, p.
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05/12/2013
Caroline Sagot-Duvauroux, dans N4728, revue de poésie
on a couru les chevaux s'échappaient se sont fracassés sur le rocher sourd on est resté planté dans l'aguet d'un galop. entends-tu ? non rien.
c'est le jour qu'on s'est arrêté car
on avait écrit qu'
un jour on s'arrête, saisi par la foison des pistes
C'était une présentation d'un livre ou d'un désir qui fuyait le secret de n'avoir pas d'objet sans doute et qu'il confiait aux mots. Immobiles, vides, s'agrippaient cependant au bord de quelque chose, les mots tombés de la parole sur du papier, c'est quelque chose avec bords, oui c'est peut-être un mot, c'est peut-être la première lettre d'un mot. Qu'on ne comprend plus. Tant il y a de directions qui s'échappent d'un angle. Les directions sont les moments, l'angle c'est souvent le deuil avant ses divers seuils. Il y a tant de seuils, tant de moments co-errants qu'une stupidité vous prive de la cohérence apparente d'un récit. Car il est commencé le récit, depuis longtemps.
Ça fait longtemps : déjà.
Ce que nous voyons : de la broussaille (sensations, analogies, formes) Devant. On est Devant mais les choses au dos le plus souvent. On est Devant pourtant. la broussaille brouille le lien d'un dessin qui n'existe pas.
[...]
Caroline Sagot-Duvauroux, (sans titre) dans N4728, revue de poésie, n° 23, janvier 2013, p. 14.
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04/12/2013
Dominique Meens, Vers
L'oiseau que je vais vous lire
a quelques mots à vous dire
cousin lointain des moineaux
c'est un des mille fringilles
enthousiaste des brindilles
où sont masqués les appeaux
lorsque sa plume baroque
griffe le ciel qu'il évoque
ses joues flambent de pudeur
un bouquet d'éclairs sous l'aile
son vol est une étincelle
tressée d'or et de rigueur
plus gai qu'une sauterelle
quand l'aigle transi grommelle
l'hiver il est sans regret
vient l'été repris dans l'orge
un chant l'attrape à la gorge
il se nomme chardonneret
Dominique Meens, Vers, P.O.L, 2012, p. 64.
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03/12/2013
Annie Ernaux, Les années
Photo en couleurs : une femme, un garçonnet d'une douzaine d'années et un homme, tous trois distants les uns des autres, comme disposés en triangle sur ne esplanade sableuse, blanche de soleil, avec leurs ombres à côté d'eux, devant un édifice qui pourrait être un musée. À droite, l'homme, pris de dos, les bras levés, tout en noir dans un costume genre Mao, filme l'édifice. Au fond, à la pointe du triangle, le garçonnet, de face, en short et tee-shirt avec une inscription illisible, tient un objet noir, sans doute l'étui de la caméra. À gauche, au premier plan et à moitié de profil, la femme, en robe verte serrée lâche à la taille, oscillant entre le style passe-partout et baba-cool. Elle porte un gros livre épais qui doit être le Guide bleu. Ses cheveux sont strictement tirés en arrière, derrière les oreilles, dégageant un visage plein et indistinct à cause de la lumière. Sous la robe floue, le bas du corps paraît lourd. Tous deux, la femme et l'enfant, semblent avoir été saisis en train de marcher, se retournant vers l'objectif et souriant au dernier moment sur un avertissement de celui qui prend la photo.
Annie Ernaux, Les années, Folio / Gallimard, 2009 [2008], p. 146.
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02/12/2013
Gabrielle Althen, "Réjouissance", "La limite et l'abîme"
Réjouissance
Prémonition d'oiseau fort
La cascade cherche l'azur
Comme s'il habitait parmi nous
Sous la pluie verte il se trouva
Quelques vieillards preux et vivants
Pour soulever le rideau de ces mots
Tout en riant ces bons savants
Une grosse mouche active
Exhibait sans penser
Le moteur de son vivre
Et le temps continua sans plus en avoir l'air
Amen dit la vie
Sans qu'on sût qui parlait.
*
La limite et l'abîme
Mer transparente mer opaque
On ne sait pas de quel côté seront les pleurs
Peau de reptile ou verre nu
On ne sait de quel côté viendra la peur
De part et d'autre
Les mots sont retombés
Qui jonchent le passé
Et la mer qui demeure ne s'est pas retournée
Gabrielle Althen, Poèmes inédits", dans NU(e), n° 53,
2013, 234 p., p. 37 et 40.
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01/12/2013
Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937
Une semaine avec les éditions de La Dogana
Encore il se souvient de l'usure des souliers —
De la majesté fruste de mes semelles
Et moi, de lui : sa voix aux sonorités diverses.
Ses cheveux noirs, au bord de la montagne de David.
Retapées à la craie ou au blanc d'œuf,
Les enfilades de rues couleur de pistache,
La pente des balcons, le fer à cheval, le balcon-cheval,
Les petits chênes, les platanes, les ormes lents.
Et l'enchaînement féminin des lettres bouclées
Plus enivrant pour l'œil dans l'enveloppe de lumière,
Et la ville si bien faite, qui se prolonge en robustesse
Jusque dans l'été juvénile et vieillissant.
7-11 février 1937, Voronèje
Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduit par Philippe Jaccottet, Louis Martinez, Jean-Claude Schneider, postface de Florian Rodari, La Dogana, 2011 [1994], p. 134.
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30/11/2013
Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi)
Une semaine avec les éditions La Dogana
[...] ces paysages de Morandi sont, à les bien regarder, très étranges. Tous, rigoureusement, « sans figures », et si la plupart comportent des maisons, celles-ci ont souvent des fenêtres aveugles : on les dirait fermées, sinon vides.
Ce serait une erreur pourtant d'y voir l'image d'un monde désert, d'une « terre vaine », comme celle du poème d'Eliot ; je ne crois pas que, même sans le vouloir ou sans en être conscient Morandi ait fait de cette partie de son œuvre une déploration sur la fin des campagnes.
Certains critiques ont noté que le peintre aimait à laisser se déposer, quand il ne le faisait pas lui-même, une légère couche de poussière sur les objets de ses natures mortes : était-ce encore une couche de temps qui devait les protéger et les rendre plus denses ? Sur ses paysages aussi, on a souvent cette impression d'un voile de poussière. Il me vient l'image puérile du « marchand de sable », parce que son office est d'apaiser, d'endormir. Je pense même à la « Belle au bois dormant » ; on pourrait nommer ainsi la lumière égale, jamais scintillante ou éclatante, n'opérant jamais par éclairs ou trouées, qui les baigne ; même aussi claire que l'aube, avec des roses et des gris subtils, elle est toujours étrangement tranquille. Paysages « aux lieux dormants ».
Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2006, p. 45-46.
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29/11/2013
Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres
Une semaine avec les éditions La Dogana
C'était vraiment fini
Le matin, en septembre le matin, quand j'allais à la gare, traversant la place aux taxis trempés de rosée qui étaient dans leur premier sommeil, quand le brouillard ténu passait sur les étendues herbeuses et autour des arbustes et qu'Orphée, devenu vieux, arrivait en se traînant, dans ses pantoufles larges qui pendillaient, pour reprendre sa place à l'Institut pour nécessiteux, y lire des inscriptions, y ajouter quelque chose, sans espoir, quand le garçon, sur la chemin de l'école, venait du tramway, tous les matins, alerte et tendu, mais déjà avec le visage, les yeux d'un ivrogne, un petit pli à la racine du nez, gai et déjà une touffe de cheveux sur le front, mouillée et tortillée, comme l'aigrette d'un elfe des eaux, alors je marquais toujours un arrêt devant la porte de la gare, me retournais encore une fois, pour jeter un coup d'œil sur la place, jusque là-bas, où la route goudronnée commençait, attaquait la voussure du pont, et l'église à coupoles par derrière, avant de pousser avec le pied le battant de la porte qui oscillait et de me hâter vers le guichet.
Cela, je ne le vois plus. Je me suis installé ailleurs, dans un autre quartier de la ville. Même plus les tavernes dans les caves qui commençaient immédiatement dans les rues adjacentes et se suivaient toutes, six ou huit, des brasseries à cochers pour le café du matin, pour le kummel et l'alcool de grain, deux petits d'abord puis les trois doubles. Plus rien de cela. Car j'ai entamé une autre vie, dans une profession qui ne tolère pas ça, qui m'oblige au costume de chez le tailleur, le matin flocons d'avoine, un cigare avec le thé, et une bouteille de vin rouge le soir. On dit ça comme ça, mais c'est réellement vrai.
Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres, traduit de l'allemand par Jean-Claude Schneider, La Dogana, 1993, p. 81-82.
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28/11/2013
Jean-Luc Sarré, La Part des anges
Une semaine avec les éditions La Dogana
Citadin, il aime les jardins
mais pour les rejoindre il lui faut
attendre les vacances d'été.
Un après-midi de septembre
il arrive que l'orage survienne
et le trouve, assis sur une fesse,
étrangement irrésolu.
Une tonnelle d'abeilles au travail
l'a détourné de son chemin
pis abandonné sur une souche.
Les gouttes sur les feuilles l'allègent
d'un fardeau qu'il ignorait porter.
*
Oublié le bâton de réglisse
qui jaunissait les commissures ;
une cigarette succédant
à l'indispensable cigarette
ils ne vivent plus que pour fumer.
Mieux vaut en ville être au moins deux
pour oser croiser les regards
réprobateurs ou amusés
— ceux-là sont les plus blessants —
mais parvenus dans les faubourgs,
certains aiment la garder au bec
en évoquant les larmes aux yeux
l'ambiance — Smoke gets in your eyes —
d'une innocente surprise-partie.
Jean-Luc Sarré, La Part des anges, La Dogana, 2007, p. 25, 69.
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27/11/2013
Frédéric Wandelère, Leçons de simplicité
Une semaine avec les éditions La Dogana
Abris des quatre murs
Les pigeons quittent ma cour vers cinq heures
pour leurs cachettes sous les toits
la lumière s'abrite aux fenêtres voisines
un jour gai un jour triste je suis seul chez moi
connaître qui j'abrite
changeant qui se change en moi
Le matin tôt
La pente la plume retombant sans bruit
Ma fenêtre comme un seuil aujourd'hui
que passe prudemment si je dors
un pigeon
*
Jeteur de miettes
en ces basses-cours
qui n'effarouche
pas les pigeons
Frédéric Wandelère, Leçons de simplicité, La Dogana, 1988, p. 55, 76 et 89.
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26/11/2013
Pierre Chappuis, Le noir de l'été
Une semaine avec les éditions La Dogana
Là encore, absente
Par bouffées, le vent lui apporte, amoindri, presque passé (de même le bleu, comme d'une fin d'après-midi), un parfum de glycine. Tiédeur, moiteur l'envahissent.
Rêveuse, à la croisée ; son esprit autant que son regard se perdent, — mais non : tout allées et venues — parcourent coteaux et vallonnements épanouis en pente douce sous ses yeux.
Ou plutôt, là encore, absente, portée sur une nappe de lumière...
Elle se voit (plus vrai !), elle va, légère, mélodieuse (plus vif !) dans les couleurs d'avril, prêtant sa voix, ses larmes.
Sa marche : éveil dans la complicité des herbes, des pierres hors des chemins.
Son regard : au passage, ce frémissement dans les halliers.
Et sa respiration : paisible, pourtant soutenue, presque haletante parfois dans les creux d'ombre ; toujours à l'unisson de l'heure étale, immobile, où finalement ses désirs se diluent.
De même, dans le ciel, dissipation de temporaires assombrissements.
Ses désirs. Le pollen de ses désirs comme une brève coloration de l'air.
Délivrance ! En elle afflue enfin un sanglot.
Une fois encore, il s'amenuise (langueur !), s'épuise en elle ; n'éclate pas plus que l'orage passé derrière l'horizon chimérique.
Elle n'a plus maintenant qu'à céder à la langueur, à la morne indolence du soir.
Pierre Chappuis, Le noir de l'été, La Dogana, 2002, p. 9-11.
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25/11/2013
Gustave Roud, Les fleurs et les saisons
Une semaine avec les éditions La Dogana
Hiver
Les molles premières neiges disparues, sur le seuil même de l'hiver, une rémission parfois nous est donnée, un miséricordieux sursis de quelques jours. Les jardins noirs essaient une résurrection. Les touffes de chrysanthèmes terrassés se redressent à demi, s'étoilent de fleurs fripées. La tache d'une rose ancienne touche la muraille redevenue tiède. Il fait doux. Le soleil désigne d'un doigt sans force les pommes oubliées aux branches des pommiers nus. Il avive la flamme des osiers qu'un homme travaille à genoux, les mains tendues vers la touffe orange et pourpre, comme un berger qui avait froid et se chauffe à quelque feu...
Gustave Roud, Les fleurs et les saisons, photographies de l'auteur, La Dogana, 2003 [1991], p. 81.
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24/11/2013
Pascal Quignard, Abîmes
Amaritudo
Dans la volupté se perd le désir d'être heureux. Plus on s'abandonne tout entier au désir, plus le bonheur est presque là. On le guette et toute l'erreur consiste dans ce point. On s'attend à sa rencontre. On le pressent. On le voit soudain ; on l'attend encore plus ; il s'approche ; il arrive. En arrivant il se détruit.
Ces arguments permettent de comprendre les décisions de la chasteté.
Le désir est lié au perdu sans limites.
De deux façons. 1. Le désir est plus proche du perdu que la joie génitale, plus récente, qui croit mettre la main dessus. 2. On perd le désir en jouissant. Cette perte très désagréable dans ses conséquences est même la définition de la volupté.
*
Elle frottait ses yeux avec le dos de ses poings.
Les yeux mi-marron mi-noir, impénétrables.
Jamais rien de lumineux ne remontait à la surface de cette eau. Ni même ne la plissait. Ce regard était pour moi, comme il l'est resté, la profondeur elle-même. C'est exactement ce que les anciens Grecs appelaient l'abîme.
Les animaux aussi ont des yeux aussi directs, sans arrière pensée, sans aucun arrière fond, infinis, aussi graves, aussi peu trompeurs, attentifs, angoissés, dévorants que les siens l'étaient. Elle fléchissait ses genoux avant de s'asseoir.
Pascal Quignard, Abîmes, Folio / Gallimard, 2004 [Fasquelle, 2002], p. 57 et 75.
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23/11/2013
Sophie Loizeau, caudal
toit c'est moi c'est ta moi à toi
la stoppe en pleine phrase le point, la virgule ou
— que les ruptures brusquent —
la lectrice ne peut plus s'éclipser (nos éclipses naturelles de lecture
durant lire les aléas.
où que j'aille l'intense angoisse persécute. d'apnées peu,
d'immersions je lis levant les yeux souvent
[...]
mes livres, mon brevet d'invention lorsqu'en chercheuse.
l'effet sur la langue surprenant du féminin, le fruit d'expériences
(mais sans jamais me déprendre des hommes
l'écueil : la pauvre poésie. si l'on s'en empare on lira pour quel avenir
pour quel au-delà mer
à l'instar du petit orteil des dents de sagesse la e muette disparaîtra
ne tisse pas écris. contre-
métaphore
légèrement Bescherelle quant à la forme un exemple / une règle
j'ai vu ne m'adresser qu'à des femmes et dire restons
vigilants
mon John Borgen.
Sophie Loizeau, caudal, Flammarion, 2013, non paginé.
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22/11/2013
Walter Benjamin, Images de pensée
Autoportraits du rêveur
Le petit-fils
On avait décidé un voyage chez la grand-mère. Il se déroulait en calèche. C'était le soir. Par les vitres de la portière je voyais de la lumière dans quelques maisons du vieil Ouest. Je me disais : c'est la lumière de ce temps-là ; la même. Mais pas pour longtemps car, interrompant un alignement de vieilles maisons, une façade blanchie encore inachevée rappelait le présent. Au carrefour de la Steglitzerstrasse, la calèche traversa la Potsdammerstrasse. Lorsqu'elle poursuivit sa route de l'autre côté, je me demandais soudain : comment était-ce autrefois quand la grand-mère vivait encore ? N'y avait-il pas des clochettes sur le licol du cheval ? Je dois bien entendre s'il n'y en a plus. Simultanément la voiture semblait ne plus rouler mais glisser sur la neige. Maintenant il y avait de la neige dans la rue. Les maisons pressaient les unes contre les autres leurs toits aux formes étranges, ne laissant voir entre eux qu'une mince frange de ciel. On voyait, à demi cachés par les toits, des nuages en forme d'anneaux. Je m'apprêtais à montrer du doigt les nuages et je m'étonnais de les entendre devant moi dire "lune". Dans l'appartement de la grand-mère, il s'avéra que nous avions apporté tout le nécessaire pour la table. Sur un plateau tenu en l'air on apportait du café et des gâteaux. Dans l'intervalle je m'étais rendu compte qu'on se dirigeait vers la chambre à coucher de la grand-mère, et j'étais déçu qu'elle ne soit pas levée. Mais j'étais prêt à en prendre mon parti. Tant de temps avait passé. Lorsque je rentrais dans la chambre à coucher, une jeune fille précoce, dans une robe bleue défraîchie, était allongée sur le lit. Elle n'avait pas tiré les couvertures sur elle et semblait plutôt se prélasser dans le grand lit. Je sortis et voyais à présent des lits d'enfant, six ou plus, les uns à côté des autres. Dans chaque lit était assis un bébé habillé comme un adulte. Il ne me restait plus au fond de moi qu'à compter ces créatures parmi la famille. Ce qui me rendit tout à fait perplexe et je m'éveillai.
Walter Benjamin, Images de pensée, traduit de l'allemand par Jean-François Poirier et Jean Lacoste, collection Titres, Christian Bourgois, 2001 [1998], p. 219-221.
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