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21/04/2013

André Frénaud, La Sainte Face, Nul ne s'égare

André Frénaud, La Sainte Face, Nul ne s'égare, la vie, l'amour, une passante (Baudelaire)

La vie est comme ça

 

—  Ça ne tache pas, c'est du vin rouge

—  Ça vous fera plaisir, c'est du sang

—  Ça ne lui fera pas de mal, ce n'est qu'un enfant

—  Ça ne vous regarde pas, c'est la vérité

—  Çane vous touche pas, c'est votre vie

—  Ça ne vous blessera pas c'est l'amour

 

André Frénaud, La Sainte Face, Poésie / Gallimard, 1985

(1968), p. 77.

 

Une passante

 

L'altière, le grand lévrier,

sa longue chevelure,

sur la pointe des pieds, dans les fourrures,

traversant le monde éclipsé...

 

Elle est repartie sans être venue,

emportant l'éblouissant désastre.

 

Des astres. Des astres. Des fleurs défaites.

 

Pour apurer les comptes

 

Ce n'est rien, donne-moi l'addition, c'est gratuit.

C'est toujours rien, tout est payé, ta vie aussi.

Tout est donné et tout repris. Mais va-t-en donc.

 

Pourquoi trembler, ou te vanter, t'émerveiller ?

Pourquoi mentir et ressasser, pourquoi rougir ?

Pourquoi vouloir, ou bien valoir ? Pour être qui ?

 

Ce n'est rien, ce ne fut jamais rien, c'est la vie.

Céder, chanter. Tout vient, s'en va, pourquoi te plaindre

si le dieu qui n'est pas paie tout ? Mais pourquoi vivre ?

 

André Frénaud, Nul ne s'égare [1982], précédé de Haeres 1986], Poésie / Gallimard, 2006, p. 267, 273. 

20/04/2013

Christian Prigent, Les Enfances Chino

 

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 oh, les filles ! oh, les filles !

 

   Thérèse ? Madelon ? Oh ! Oh ! On remarque. Qui remarque ? B. Quoi ? Qu'avec moutards manque la moutarde. Ça alors t'as vu : seulement du momon dans c'te momerie. On commente que tous masques qui grimacent entre galurins et cols pas nets, c'est que de l'ad hoc à l'attribut qui balle. Mais où sont les filles ? Traduit en Broudic : où sont les pissouses ? Formule Perrigault : z'êtes, où les grognasses ? On balaie le champ. Rien. Ah si, un indice : crête d'houpette de haie qui bouge à onze heures. Agitation anormale de la sauvagine droit dessus au fil à plomb. Égale fumée d'un feu certain. Capté, Coco ? Frrt frrt. Affirmatif. Frrt frrt. Roger, 5 sur 5, on y pique : les gaz. B. + Ch. + F. : chacun les poings à l'œil en jumelles. Pas besoin Röntgen : avant l'infrarouge est l'imaginaire. Vue télescopique par cet instrument inné sur des ombres. Bougent noir coke à la bougie dans cube rougeoyant fluo. Ça fait vitrail. Derrière ce vitrail : la chapelle ou twistent les Diablesses ardentes. Ou des mouches captives dans un coquelicot, soleil à travers : la valse des convulsionnaires bzzte.

 

Christian Prigent, Les Enfances Chino, P. O. L., 2013, p.281-282.

19/04/2013

Patrick Beuvard-Valdoye, "Amour en cage" (extrait de Gadjo-Migrandí

Patrick Beuvard-Valdoye, "Amour en cage" (extrait de Gadjo-Migrandí tsigane, rromani, racisme, exclusion)

Amour en cage

 

la parole volante était proscrite

 

qu'était prison sans parloir

 

dans ses moments perdus l'Europe est une prison

 

passe un chiriklo qui tend l'espace et le clôt

 

en effet les tsiganes volaient des poulets parfois des enfants ils étaient même des voleurs de langue empruntant là où ils passaient des mots et sans les rendre allant jusqu'à corrompre leur sens les savants réputés considérant l'idiome tsigane comme fait d'éléments de bric et de broc volés aux langues pures l'emprunt étant souvent et explicitement interprété en termes de perte de l'identité linguistique et si l'on avait interdit l'usage de ces mots détournés qu'auraient-ils donc eu à dire sinon à se taire ? aussi les instituteurs faisaient -ils payer une couronne aux garçons surpris parlant le rromani les filles on leur rasait la tête

quant aux gitanes autant jeteuses de sorts que voleuses d'hommes on se souvenait justement de l'affaire de ce paysan Janik disparu avec la tsigane sans laisser d'autre trace qu'un journal intime versifié publié en feuilleton valache dans le morave Lidové Novi,y

le pari agraire prêtait désormais l'oreille aux pétitions paysannes et la loi du 14 juillet combattant la peste tsigane obligeait les nomades et tous mauvestis se livrant à ce mode de vie à se déclarer pour obtenir l'indispensable carnet anthropométrique — le CIKANSKA LEGITIMACE — mais le prénom rromani que la mère souffle une seule fois à son nourrisson l'administration ne l'aurait jamais — et tout détail hauteur poids visage cheveux barbe yeux front menton nez lèvres dents suivi de dix-neuf pages destinées aux observations particulières (à la rubrique profession de ces illettrés qui n'en avaient pas vraiment le fonctionnaire écrivait TSIGANE) des panneaux d'interdiction fleurissaient accrochés aux branches des hêtres ou chênes vénérables parce que les tsiganes illettrés savaient tout de même lire dans l'essence et l'écorce d'un des vingt-quatre hommes-arbres — la skuare des rukka l'écorce qui cache le mystère seule sa partie supérieure le tronc vêtu en effet regardable à l'instar d'un humain — peu à peu on cernait mieux l'idée qu'il fallait sédentariser les juifs noirs les CERNY ZIDÉ pour les interner un jour

l'herbe plie sous le vent elle tient encore quand le temps est passé

 

Patrick Beuvard-Valdoye, "Amour en cage" (extrait de Gadjo-Migrandí, dans L'étrangère, n° 26-27, 2011, p. 55-56.

18/04/2013

Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik

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Adulte

 

Adulte, on fait des affaires.

Des roubles en poche.

De l'amour ,

En voilà !

Pour cent petits roubles.

Et moi, sans domicile,

les mains

dans les poches

déchirées,

je m'en allais, les yeux ouverts.

La nuit

vous mettez vos meilleurs habits,

vous cherchez le repos sur l'épouse ou la veuve.

Et moi, Moscou m'étouffait dans ses bras,

de l'anneau des boulevards sans fin.

Dans vos cœurs,

dans vos montres,

vont et viennent les amantes.

Quels transports, partenaires de la couche d'amour !

Moi, qui suis la Place de la Passion1,

je surprends

le sauvage battement du cœur des capitales.

Déboutonné,

le cœur presque dehors,

je m'ouvrais au soleil et à la flaque d'eau.

Entrez avec vos passions !

Grimpez avec vos amours !

Dès maintenant, j'ai perdu le contrôle de mon cœur.

Je connais chez autrui le domicile du cœur.

Il est dans la poitrine — c'est connu de chacun.

Avec moi,

l'anatomie a perdu la tête.

Je suis tout cœur —

Cela bat de partout.

Ô, combien furent-ils,

seulement les printemps,

en vingt ans engloutis dans sa fournaise !

Accumulé, leur poids n'est pas supportable.

Pas supportable,

non pour le vers,

mais à la lettre.

 

Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik (1917-1930),

traduites du russe par Andrée Robel, présentées par Claude Frioux, Gallimard, 1969, p. 93-94.



1 Place à Moscou, où se trouvait le couvent du même nom. Aujourd'hui, place

Pouchkine [NdT]

17/04/2013

Frédéric Wandelère, La Compagnie capricieuse

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La sauterelle

 

Chaque automne la même sauterelle

Des jardins saute le mur et la route

Pour se retrouver chez elle chez moi.

Patiente à ma fenêtre, sans doute,

Elle trouverait le moyen d'entrer,

Moi celui de la reprendre, le soir,

Car je l'invite, mettons, à dîner

D'herbe et de feuillage sur un mouchoir

 

Papillon

 

Même ses ailes au bout du compte

Lui pèsent quand je le relève

De mes mains. La route s'enlève

Pour notre convoi, et je monte

 

                     *

 

Je ne sais vraiment pas pourquoi

Je n'ai plus de fourmis chez moi ;

Les escargots c'est par erreur

Qu'ils voyagent parmi les fleurs.

 

Le soir, les papillons

Tournent dans la maison.

Le chien dort, les chats rodent

La nuit près d'Anne-Claude.

 

Feu le chat

 

Il est mort depuis si longtemps.

Son fantôme a pris place non

Loin de nous dans notre maison

Et le silence comme avant

 

Frédéric Wandelère, La Compagnie capricieuse,

La Dogana, 2012, p. 14, 15, 16, 18.

16/04/2013

Pascal Poyet, Trois textes

 

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   Suivre encore allez poursuivre cette laisse — mais durer toujours ? sur le papier du moins — s'y plaire et encore que peu liant il ne soit pas à la remorque vite facile de s'y prêter au moins s'échinant essaie à ne pas jouer à force la fille de l'air et finir de blanc en blanc pourtant jusque-là ricochant serré par échouer dur où au demeurant on ne s'attarderait pas plus longtemps cherchant ici le point ne trouvant là là facile qu'à se dérider, récupérer, mais quoi, ambitionnant encore de donner à autre chose une promotion, à vouloir en faire un objet, nous y voici mettons, insigne, d'une pierre et tenez en dégotant une un presse-papier

 

Pascal Poyet, "Trois textes", dans Pascal Poyet et Goria, Trois textes cinq définitions, Ink, sd, np. 

15/04/2013

Jules Renard, Journal

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Éloge funèbre. La moitié de ça lui aurait suffi de son vivant.

 

On se fait des ennemis. Avait-on des amis ?

 

Le monde serait heureux s'il était renversé.

 

Un homme qui aurait absolument nette la vision du néant se tuerait tout de suite.

 

À considérer les appétits bourgeois, je me sens capable de me passer de tout.

 

Je ne tiens pas plus à la qualité qu'à la quantité des lecteurs.

 

Les  hommes naissent égaux. Dès le lendemain, ils ne le sont plus.

 

Écrire pour quelqu'un, c'est comme écrire à quelqu'un : on se croit tout de suite obligé de mentir.

 

Il faut vivre pour écrire, et non pas écrire pour vivre.

 

Mon ignorance et l'aveu de mon ignorance, voilà le plus clair de mon originalité.

 

 

Jules Renard, Journal, texte établi par Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 1094, 1114, 1118, 1119, 1124, 1128, 1132, 1151, 1164

14/04/2013

Tiphaine Samoyault, Bête de cirque

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   La première fois que j'ai vu tomber un arbre entier, quand le dernier coup porté l'a cassé en deux après que ses branches ont été déposées une à une et que son bruit a précédé sa chute, je ne crois pas avoir plaint l'arbre mais moi qui le voyais tomber. Tandis que debout il était un géant dont la crête m'apaisait, au sol il devenait sans ressemblance. Sa tête n'était plus l'ombre des nuages, il ne ferait plus l'ombre de cette ombre. Qu'est-ce qui tombe quand quelque chose tombe ? Peut-être toutes les ombres que cette chose a portées. La première fois que j'ai vu tomber un arbre, j'ai vu brusquement tomber du temps, pourtant si lent. On n'entend pas le temps passer dans l'arbre qui pousse mais on l'entend s'effondrer dans l'arbre qui tombe. Le tronc ouvert permet de compter les âges de cet arbre qui ne vieillira plus. Les yeux s'égarent dans cette spire si difficile à suivre qu'on en perd l'âge de l'arbre, de toute façon si vieux. Qu'est-ce qui tombe quand quelque chose tombe ? Un souvenir par seconde et l'âge que nous n'aurons jamais. La première fois que j'ai vu tomber un arbre, quand la perspective matinale d'une journée d'hiver fut soudain dévisagée par sa chute progressive, j'en ai vu tomber un deuxième peu après. Pareillement la cime puis le houppier puis en deux fois le tronc. On se bouche les oreilles pour ne pas voir, sans pouvoir malgré tout s'empêcher de regarder la stèle qui tombe. Et quand on voit combien aussi celui-là manque, on se dit qu'on a vécu près d'un arbre, qu'on n'y a pas été assez sensible.

 

Tiphaine Samoyault, Bête de cirque, "Fiction & Cie", Seuil, 2013, p. 151-153.

13/04/2013

Pascal Quignard, Vie secrète

Pascal Quignard, Vie secrète, amour, choix, Pâris, asocial

   La question que pose l'amour humain — au contraire de l'opportunisme de la violence sexuelle — ne tient pas au choix préférentiel, à la possessivité, à la durée du lieu, à l'exclusivité de ce choix devant tout autre occasion (attachement monogame et fidélité).

   Définir ainsi l'amour est préhumain. Cette conjonction se retrouve chez les primates, chez les oiseaux et elle est liée à la fidélisation et au nourrissage.

   La question doit porter sur le choix préférentiel (mais préférentiel à l'égard du social, à l'égard de tous les autres liens sociaux qui peuvent se présenter).

   L'amour qui naît dans la fascination meurtrière involontaire, meurtrière dans la faim, meurtrière de l'un de ses deux membres, meurtrière de la société du moins dans ses règles d'échange entre les clans et dans l'étagement temporel de la généalogie, désunanimise l'unité commune à chaque famille, décollectivise le groupe. Ce qu'il y a de touchant dans le mythe qui concerne Pâris (qui est le héros grec de ce qu'il en est des choix préférentiels dans l'amour : son jugement est invoqué par les hommes après avoir été mendié par les déesses), c'est que c'est un enfant rejeté, exposé, asocialisé, voué à la mort par la société dont son père est le roi. C'est l'asocialisé qui choisit le lien asocial (à ceci près que la guerre, au contraire de ce que voulaient croire les anciens Grecs, est la plus sociale des activités humaines).

   La chasse au congénère jusqu'à la mort est le propre des sociétés humaines.

   Les sociétés humaines sont les seules sociétés animales où la mort du congénère ne soit pas inhibée.

 

Pascal Quignard, Vie secrète, Folio / Galliamrd, 1999 [1998], p. 244-245.

12/04/2013

Jean-Loup Trassard, L'espace antérieur

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   Fenêtre de droite dans la salle à manger, par les carreaux du bas au-dessus du placard à verres, je regarde la voiture, une Simca bleue décapotable, qui s'éloigne vers le portail, mes parents partent pour La Mans, je suis à la fois curieux de cette journée à passer seul avec les servantes et un petit peu ému sans doute, mais avant que la voiture ne quitte la cour elle s'arrête, les deux bonnes et moi le constatons : qu'est-ce qui ne va pas, chose oubliée ? La scène est cadrée par l'embrasure oblique et profonde de la fenêtre, vue à travers les vieux carreaux légèrement teintés de vert : mon père descend, fouille à l'arrière, sort une boîte et d'un grand coup de pied pour dégagement (il aimait le football au lycée) envoie valdinguer cette boîte de Blédine, contenu s'égaille, couvercle roule de son côté, la voiture a déjà démarré quand le couvercle atteint l'herbe qui est sous les ormes, la voiture disparaît au portail, les servantes : « Oh ! Monsieur a trouvé les fromages ! » Elles m'ont expliqué que ma mère avait emporté des petits fromages pour ses parents, bien enfermés dans une boîte de fer avec l'espoir que mon père ne s'en apercevrait pas, mais l'odeur avait dû filtrer... Or mon père ne supportait ni la vue ni l'odeur des fromages quels qu'ils soient, sur la table ou ailleurs. Ma mère était seulement autorisée à fabriquer quelques fromages à partir du lait de nos vaches pourvu que lui ne les rencontre jamais. Elle les faisait s'affiner dans un garde-manger de plein air, une petite cabane sur pattes dissimulée derrière le laurier-palme, là où était le fagotier (deux étages et, sur quatre faces dont l'une faisait porte, des persiennes doublées de fin grillage). Je devais avoir quatre ou cinq ans mais ce couvercle roule très lentement.

 

Jean-Loup Trassard,  L'espace antérieur, Gallimard, 1993, p. 97-98.

10/04/2013

Gertrud Kolmar (Berlin 1894-Auschwitz 1943), "Premier espace"

 

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L'Étrangère

 

La ville est pour moi un vin multicolore

Dans la coupe de pierre polie ;

Elle se dresse et scintille vers ma bouche

Et me dépeint en son orbe.

 

Son cercle creusé reflète

Ce que chacun connaît, mais qu'aucun ne sait ;

Car nous frappent d'aveuglement toutes les choses

Qui sont pour nous communes et quotidiennes.

 

Les maisons m'opposent un mur abrupt

Avec un suffisant : « Ici chez nous...»,

Le visage vitreux de la petite boutique

Farouchement se ferme : « je ne t'ai pas appelée ».

 

Mon pavé épie et ausculte mon pas

Plein de suspicion et de curiosité,

Et là où il palpe le bois et la glu,

Il parle une autre langue que chez moi.

 

La lune tressaille comme un meurtre

Au-dessus d'un corps lointain, d'une parole égarée,

Quand la nuit se fracasse sur ma poitrine

Le souffle d'un monde étranger.

 

Gertrud Kolmar, "Premier espace", traduit par Fernand Cambon, dans Po&sie, n°142, janvier 2013, p. 77.

09/04/2013

Peter Gizzi, L'externationale, traduction de Stéphane Bouquet

Peter Gizzi, L'externationale, Stéphane Bouquet, lumière, pensée, poème, mythe,

Samedi et son potentiel festonné

 

Les visages au contraire de la météo

ne reviennent jamais

peu importe à quel point

ils ressemblent à la pluie

 

Dans ce théâtre, le temps

n'est pas cruel, juste différent

 

Ça vous aide ?

 

Quand le trop large couloir aérien

se calme

les humains s'apaisent

 

Quand la notion de mythe

ou n'importe quoi de collectif

est défaite par les carillons éoliens

par un doux tintinnabule

 

Quand l'espoir est ouvert

par un doux tintinnabule

ou une lumière tachetée

criant de joie à la périphérie

 

Quand la lumière crie de joie

et tachetée fait si plaisir

à un corps au repos

 

Quand la pensée, ouverte

s'attache pour reposer

sur le front

 

Quand des brindilles se balançant

juste derrière

la grande vitre de la bibliothèque

font signe, griffent et s'unissent

à une idée de l'histoire

 

Quand des brindilles griffues

s'unissent à une idée du temps

à une image de l'être

 

Par exemple être à côté et se muer

être un autre et soi-même

être complet au sein du poème

 

être soi-même se muant en poème

 

Peter Gizzi, L'externationale, traduction de Stéphane

Bouquet, "Série américaine", éditions Corti, 2013,

p. 63-64.

08/04/2013

Pierre-Albert Jourdan, Ajouts pour une édition revue et augmentée de Fragments

Pierre-Albert Jourdan, Fragments, regard, les choses, papillon, mystérieux

   Ce qui s'offre au regard. Mais qu'est-ce donc cela qui s'offre au regard ? Cela me fait parfois songer à ce personnage, lors de la première représentation d'Ubu roi, qui demandait : « C'est bien une plaisanterie, n'est-ce pas ?  

   Sous la paisible (somme toute) nomination des choses demeure une force explosive, aveuglante. Et toutes les interrogations n'enlèvent nullement e pouvoir d'évidence (que d'autres voies soient possible n'enlève rien). Pouvoir d'évidence, pouvoir aussi de fascination. Niveau simple ! Alors nous devons aussi nous interroger sur ce que ce mot de "simple" fait se dresser devant l'esprit de telles murailles qu'il vaut mieux s'ouvrir à une telle venue, se disposer à une telle venue. Il y aurait là, tout aussi bien, une science terriblement ardue.

 

Sous-bois. Caresse des branches de pin sur la peau nue. Un peu plus loin, halte sur une pierre. Je quitte mes sandales, croise mes jambes. Un papillon se pose sur mon pied. Je l'accueille bien volontiers.  Façon en quelque sorte de me dé-placer. J'entame mon recyclage.

 

Village au loin comme porté par les nuages, plus vrai sous cette oi errante aux fruits parfois désastreux.

 

Pierre-Albert Jourdan, Ajouts pour une édition revue et augmentée de Fragments, Poliphile, 2011, p. 12.

07/04/2013

Colette, Paris de ma fenêtre (1942)

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   Livrées à la hâte et à la facilité de vivre extérieurement, les époques heureuses sont infidèles à la pensée écrite. Une molle félicité excella toujours à brûler les heures, à les presser de témoigner combien elles sont vides, vaines, volantes. De poignants soucis, une tardive clairvoyance leur redonnent leur poids et leur suc, réduisent à leur valeur les plaisirs qui nous viennent du son et des fuyantes images. Ce qui se fixe en nous par l'œil, ce qui par le caractère imprimé réchauffe en nous la pensée, l'esprit de compréhension et de contradiction, prend tout son prix ; n'est-il pas de meilleures augures que des générations égarées, en cherchant leur voie, retrouvent que lire est un bonheur vital ?

[...]

   L'amour de lire conduit à l'amour du livre. Si notre curiosité et notre pauvreté s'accordent en vue de ressusciter les cabinets de lecture, il faut qu'elles ramènent aussi le respect dû au livre. [...]

   Lire est, selon le live et le lecteur, une griserie, un bonheur, le service rendu à un culte, une patiente prospection à travers l'écrivain et nous-même. Ce ne sera pas chose facile que d'enseigner le respect du tome périssable, du papier sans durée. Elle ne viendra que si on la cultive, cette pudeur du lecteur qui consiste à ne pas se gratter la tête au-dessus des pages, à s'abstenir de manger en lisant, de corner des feuillets... L'espèce humaine n'a jamais assez de vergogne quand il lui faut cacher les traces de ses haltes. D'un livre que j'achetai sur les quais tomba un affreux petit peigne de poche, édenté. J'en faillis perdre le goût du livre d'occasion, joie de mes promenades. Ainsi faillis-je me dégoûter du chocolat en tablettes pour avoir mis la dent sur un bouton de culotte enrobé dans sa pâte...

   Un amour sincère se marquant par la délicatesse, je vois que les jeunes gens qui lisent dans le métro rabattent sur un volume fraîchement acheté une couverture volante et ménagent ses tranches non coupées. Bon nombre de ces lecteurs soigneux seraient en chemin de passer bibliophiles, n'était l'insuffisance de leurs moyens. Posséder sous sa forme aristocratique l'auteur que l'on aime, habillé d'une reliure qui lui est contemporaine, caresser, en le lisant, l'époque évoquée par sa typographie et sa mise en pages, ce sont là des plaisirs que la chance et l'ingéniosité rendent souvent abordables. À côté des "originales" d'époque, inexpugnables sous leur reliure signée, le livre d'occasion relié ne coûte pas — pas encore — plus cher qu'un livre neuf, et défie le temps mieux que lui.

 

Colette, Paris de ma fenêtre (1942), dans Œuvres IV, édition publiée sous la direction de Claude Pichois et Alain Brunet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 603, 604-605.

 

06/04/2013

Umberto Saba, Oiseaux, dans Il Canzoniere

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Rouge-gorge

 

Même si je voulais te garder je ne puis.

 

Voici l'ami du merle, le rouge-gorge.

Il déteste autant ses pareils

qu'il semble heureux auprès de ce compagnon.

Toi, tu les crois amis inséparables

quand, surpris , à l'orée d'un bois, tu les surprends.

Mais d'un élan joyeux il s'envole, fuyant

le noir ami qui porte au bec une vivante proie.

Là-bas un rameau plie mais que ne peut briser,

juste un peu balancer son poids léger.

La belle saison, le ciel tout à lui l'enivrent,

et sa compagne dans le nid. Comme en un temps

le fils chéri que je nourrissais de moi-même,

il se sent avide, libre, cruel,

 

et chante alors à pleine gorge.

 

                       *

 

Oiseaux

 

Le peuple ailé

que j'adore — si nombreux par le monde —

aux coutumes si variées, ivre de vie,

s'éveille et chante.

 

Umberto Saba, Oiseaux (1948), traduit par Odette Kaan, dans

Il Canzoniere, L'Âge d'homme, 1988, p. 549, 551.