04/04/2013
Aurélia Lassaque, Pour que chantent les salamandres
Saint Jean Le Jour
La grange dressée à la frontière des saisons répand son parfum d'herbe chaude.
Les jeunes chevaux piaffent et se font la guerre pour le plaisir de mêler le sueur de leurs corps au goût du premier sang.
Dans les maisons aux volets clos le bois grince
et gonfle d'impatience.
Les hommes, entre hommes, retrouvent leur nature.
On coupe le vin avec des glaçons
pour tromper la clarté du jour
figé comme un tombeau dans le désert.
Le soleil au zénith absorbe le mouvement de la marmaille soudain farouche.
Sant Joan Lo Jorn
La granja quilhada a la termièra de las sasons liura sa flaira de bauca cauda.
Los cavals joves trepejan e se fan la guèrra pel plaser de mesclar la susor de ors còsses al tast del primièr sang.
Dins los ostals de las tampas clausas, la fusta carrinca e se confla d'impaciéncia.
Los òmes, entre òmes, retròban lor natura.
Se còpa lo vin amb de glacets
per enganar la clartat del jorn
calhat coma un tombèl dins l'èrm.
Lo solelh al zenit embeu l'anar de la mainada enferonida.
Aurélia Lassaque, Pour que chantent les salamandres, texte occitan /français, éditions Bruno Doucey, 2013, p. 8-13.
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03/04/2013
Ossip Mandelstam, La Quatrième prose & autres textes (1922-1929
La pelisse
Je suis bien dans ma pelisse de vieux, c'est comme si je portais ma propre maison sur mon dos. Me demanderait-on : fait-il froid dehors aujourd'hui ? que je ne saurais quoi répondre, peut-être bien qu'il fait froid, mais comment voulez-vous que je le sache ?
C'est bien là une de ces pelisses que portaient les popes et les vieux marchands, cette gent réfléchie, impassible, des malins (qui ne restituent rien aux autres, ne cèdent rien d'eux-mêmes), oui, pelisse ou froc, son col se dresse comme un mur, son grain est fin ; sans retouche, elle ne trahit pas son âge, une pelisse ample, propre, et je la porterais bien, comme si de rien n'était, même si d'autres épaules s'y sont logées, mais voilà, je ne peux pas m'y faire, elle dégage une mauvaise odeur, comme de coffre, et aussi d'encens, de testament spirituel.
Je l'ai achetée à Rostov, dans la rue, jamais je ne pensais que j'achèterais une pelisse. Nous autres de Pétersbourg, peuple remuant poussé par le vent et façonné à l'européenne, nous portons des manteaux d'hiver, mi-figue mi-raisin, des trois-quarts légers, ouatinés, de chez Mandel, avec un col pour enfant, encore heureux s'il est en astrakan. Rostov m'a séduit alors par son marché aux pelisses, la chère ville, pas moyen de résister, car elles coûtent là moins qu'une bouchée de pain.
Cet article, à Rostov, des revendeurs ambulants l'apportent dans la rue. Ils le proposent sans empressement, d'un ait bougon, c'est qu'ils ont leur fierté. Ils ne prononcent jamais le mot million. Ils ont les gros chiffres en horreur. Ils se contentent de dire huit et consentent à trois. Ils ont leur côté à eux dans la rue la plus large, celui du soleil. C'est là qu'ils déambulent du matin jusqu'à deux heures de l'après-midi, les pelisses jetées sur leurs épaules par-dessus leur veste de peau ou leur méchant manteau. Eux-mêmes endossent ce qu'ils trouvent de plus minable, de moins chaud, pour mettre leur camelote en valeur, pour que la fourrure paraisse par contraste plus séduisante.
Ossip Mandelstam, La Quatrième prose & autres textes (1922-1929), traduit du russe par Jean-Claude Schneider, La Dogana, 2013, p. 37-38.
Roland Klapka est décédé brutalement le 31 mars 2013. C'était un lecteur attentif, exigeant, curieux, généreux qui animait "La lettre de la Magdelaine". On peut lire son dernier article à propos de Christian Prigent, Les Enfances Chino : http://www.lettre-de-la-magdelaine.net/spip.php?article350
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02/04/2013
Cole Swensen, Le Nôtre
Dédales et labyrinthes
Et parfois c'est toi la porte.
Au-dedans de la pierre
il y a un petit dédale. Fais une liste. Fais pour chaque nuance de vert et
une certaine disposition des os qui fait mal
est un vrai labyrinthe,
dit Madame de Sévigné, l'âme de Fouquet
par exemple, l'homme a pour corps un jardin
et tous ses organes — le cœur en topiaire, et l'escalier d'eau
de l'épine dorsale.
On se demande si Fouquet avait vraiment l'un des deux
dit-elle ou aucun ou l'histoire est dérisoire chantait-il
une nuit fourgonnant
dans la cuisine à la recherche d'un en-cas,
il jeta un coup d'œil au carré de légumes
par la fenêtre de l'office. Qui tournait en spirale, longueur sur largeur,
largeur sur longueur moins la largeur. Les planètes
sont en relation étymologique avec les plantes qui se divisent
en moments soigneusement proportionnés lorsqu'il
se retourna et vit la cuisinière qui le fixait,
« Monsieur,
il fait nuit et tous les vergers
suivent
la figure parfaite du quadrille ».
Fouquet
suivit son regard en disant,
« Mon âme est un labyrinthe. Madame de Sévigné l'a dit, et ça me rend triste. »
Cole Swensen, Le Nôtre, traduction de Maïtreyi et Nicolas Pesquès, José Corti, 2013.
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01/04/2013
Johannes Bobrowski, Terres d'ombres Fleuves
Routes d'oiseaux 1957
I
Dans la pluie je dormais
dans les roseaux de la pluie je me réveillais.
Avant que tout se feuille, je vois la lune proche,
j'entends le cri des migrations d'oiseaux,
l'émouveur d'air, le cri
blanc qui met l'air en pièces.
Vite et vif
comme les loups prennent le vent,
sœur, écoute ! Wäinämöinen
chante à travers le vent,
jette l'aile de neige
sur ton épaule, nous dérivons
sur les pennes dans le vent du chant —
II
mais sous de vastes
ciels, seuls, routes
délaissées des légions
à plumes, qui s'en allaient —
dormant sur les vents
elles passaient, un soleil
neuf incendiait, la flamme
a jailli, elles ont brûlé
dans l'arbre de cendres.
C'est là-bas que se sont envolés
aussi nos chants.
Sœur, tes mains
blêmissent, tu continues dans mon obscurité
à dormir — quand aurai-je
à chanter la peur des oiseaux ?
Vogelstrassen 1957
I
Im Regen schlief ich,
im Regenröhricht erwacht ich.
Eh es blättert, seh ich den nahen Mond,
hör ich den Zugvogelschrei,
den Lufterschüttrer, den weißen
Schrei, der die Luft zerschlägt.
Schnell und scharf
wie die Wölfe wittern,
Schwester,lausch! Wäinemöinen
singt durch den Wind.
wirft aus Schnee den Fittich
auf deine Schulter, wir treiben
flügelnd im Liederwind —
II
aber unter großen
Himmeln allein, verlassne
Straßen der gefiederten
Heere, die vergingen —
schlafend auf den Winden
fuhren sie, eine neue
Sonne flammte, die Lohe
schlug herauf, sie brannten
im Aschenbaum.
Dort sind aufgeflogen
unsere Lieder auch.
Schwester, deine Hände
bleichen, du schläfst mir im Dunkel
fort — wann soll ich
singen der Vögel Angst ?
Johannes Bobrowski, Terres d'ombres Fleuves, L'Atelier la Feugraie, traduit de l'allemand par Jean-Claude Schneider, 2005, p. 97 et 99, 96 et 98.
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31/03/2013
Jean Grosjean, Une voix, un regard (textes retrouvés, 1947-2004)
Apriliennes
Entendre
La voix qui s'est tue
on l'entend encore
sous le bruit des rues,
dans le son du cor.
Le ciel du matin
éclaire des pas
qui marchent très loin
et qu'on n'entend pas.
Puis c'est le soir qui
marche sur des prés
dont la brise essuie
un reste d'ondée.
La violette
Le soleil en manteau d'or
s'était mis à redescendre.
La colline en robe à fleurs
faisait semblant de l'attendre.
La violette au bord du bois
se cachait pour qu'on la voie.
Quand le soleil s'est penché
pour lui respirer le cœur
les oiseaux n'ont plus chanté
de peur d'éventer l'odeur.
Le vieux verger
Les coteaux encerclent le verger. Le soleil a fini par les connaître : il surgit un matin d'un point, le matin suivant d'un peu plus loin et chaque soir il s'en va par une passe différente. Le verger s'en est bien aperçu : il y a longtemps que le vieux verger observe le vieux soleil.
Jean Grosjean, Une voix, un regard (textes retrouvés, 1947-2004), édition de Jacques Réda, préface de J.M.G. Le Clézio, Gallimard, 2012, p. 102, 106-107, 110.
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30/03/2013
Lucio Mariani, Restes du jour
Mort de chien
Saignant, ensanglanté
il pousse de l'épaule la porte entrebâillée :
vieux chien blanc
ses yeux demandent qu'on l'excuse
d'avoir perdu pour la dernière fois
l'allégresse et la guerre.
Il convient à des crocs d'aventurier
comme à la nature du libre bâtard
de s'abattre sur le flanc au bord de la commode
et fixant le regard sur un angle lointain
de s'en aller muet, pudique.
Morte de cane
Sanguinando, sanguendo
entra di spalla dalla porta socchiusa
vecchio cane bianco
gli occhi chiedono scusa
di avere perso proprio l'ultima volta
allegria e guerra.
Conviene a zanne di ventura
alla natura di libero bastardo
atterare sul fianco ai bordi del comò
e muto guardando l'angolo lontano
andarsene pudico.
Lucio Mariani, Restes du jour, traduit de l'italien
par Jean-Baptiste Para, préface de Dominique
Grandmont, Cheyne, 2012, p. 57 et 56.
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29/03/2013
Pierre Chappuis, À portée de la voix
L'oiseau à tire d'aile
Taillant dans le vif à tire d'aile au plus étroit du défilé comme si, issue des ténèbres, une main donnait — mais dans le vide — de grands coups de ciseaux.
Le bel embrouillamini de cascades, de tourbillons, de remous, plis et replis, de gerbes d'écume qu'il traverse sans dévier !
Joindra-t-il une rive de la nuit à l'autre ? En tout cas sans mettre aucun ordre ni tracer de ligne de démarcation qui vaille. Pour l'avoir frôlée, ne noircira pas l'eau, messager de l'oubli.
Geais querelleurs encore
L'air qu'invisiblement, presque imperceptiblement on froisse, de l'autre côté de la haie ; venu le moment des cadeaux, on s'apprêterait, cachant mal son éclat, à dégager avec précaution quelque chose (rien moins que le jour) de son emballage encombrant quoique léger, qui se déchire, s'en va en lambeaux, poussé de côté.
Peut-être un couple de geais.
Leurs soudaines criailleries, tels des jurons, leur grossièreté, tandis qu'ils s'affairent ramènent sans ménagement aux tâches, aux préoccupations terre à terre.
Pierre Chappuis, À portée de la voix, José Corti, 2002, p. 7, 56.
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28/03/2013
Andrea Zanzotto, Essais critiques
Pour Paul Celan
Pour quiconque, et tout particulièrement pour qui écrit des vers, prendre contact avec la poésie de Celan, fût-ce en traduction et sous une forme partielle et fragmentaire, se révèle bouleversant. Celan mène à bien ce qui ne semblait pas possible : non seulement écrire de la poésie après Auschwitz, mais encore écrire "dans" ces cendres-là pour aboutir à une autre poésie en pliant cet anéantissement absolu, tout en demeurant, d'une certaine façon, au sein de cet anéantissement. Celan traverse ces espaces effondrés avec une force, une douceur et une âpreté qu'on n'hésiterait pas à qualifier d'incomparables : mais frayant son chemin à travers les encombrements de l'impossible, il engendre une éblouissante moisson d'inventions, d'une importance décisive pour la poésie de la seconde moitié du XXe siècle, européen et au-delà, celle-ci se révèle néanmoins exclusives, excluantes, sidéralement inégalables, inimitables. Toute herméneutique, que toutefois elles attendent et prescrivent impétueusement, s'en trouve mise en crise.
Au reste, Celan avait toujours su que plus son langage allait de l'avant, plus il était voué à ne pas avoir de signification, pour lui, l'homme avait déjà cessé d'exister. Même si d'incessants sursauts de nostalgie pour une autre histoire ne font pas défaut dans ses écrits, celle-ci lui apparaît comme le développement d'une négation insatiable et féroce : le langage sait qu'il ne peut se substituer à la dérive de la déstructuration pour la transformer en quelque chose d'autre, pour en changer le signe : mais, dans le même temps, le langage doit "renverser" l'histoire, et plus que l'histoire, même s'il se révèle tributaire d'un tel monde, il doit le "transcender" pour en signaler au moins les effroyables déficits.
[...]
Andrea Zanzotto, Essais critiques, traduits de l'italien et présentés par Philippe Di Meo, éditions José Corti, 2006, p. 17-18.
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27/03/2013
William Carlos Williams, Un Jeune Martyr
Le fermier
Le fermier absorbé dans ses pensées
marche à grands pas sous la pluie
au milieu de ses champs désolés, les
mains dans les poches,
la moisson déjà plantée
dans sa tête.
Un vent froid ridule l'eau
dans les herbes brunies.
De tous côtés
le monde s'en va roulant froidement :
vergers noirs
assombris par les nuages de mars _
laissant place à la pensée.
Par delà les taillis
hérissés près
de la voie ferrée lavée par la pluie
apparaît la silhouette artistique
du fermier — qui compose
— antagoniste
William Carlos Williams, Un Jeune Martyr, suivi de Adam
et Ève et la Cité, traduction de Thierry Gillybœuf, La Nerthe,
2009, p. 54.
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26/03/2013
Thalia Field, L'amateur d'oiseaux, côté jardin
Ce crime porte un nom
Si on me disait qu'une pieuvre parle anglais, par exemple, ou ruse, je prendrais cela comme une qui m'intéresse, c'est ce dont elle parle.
(Markus Turovski)
Je n'ai aucune envie d'écrire ceci, ni en anglais, ni dans aucune autre langue, et puis de toute façon cela a déjà été écrit. Plus tard ce sera matière à discussion et d'autres appelleront ça un monologue ou un soliloque. Quelle différence ? Ils n'auront pas la moindre idée, voilà la différence. C'est maintenant que je dois noircir des pages, avant qu'il soit trop tard. La pression d'une désuétude calculée, de mon inactivité dans ma sémiosphère, la pression de l'abstraction (un numéro inscrit sur la bague à ma cheville : 1011-41278) — c'est l'Umwelt de qui d'abord ? Voilà de quoi se consoler un instant à peine.
Prenez Tennyson : « Si attentive au type, si dédaigneuse d'une vie. »
Ce que je veux dire, c'est que personne ne peut comprendre ce que je raconte, même si j'écris dans une langue correcte et que le titre de mon article, « Entre l'air et l'espace », me trotte dans la tête depuis plusieurs années. Une conversation franche entre organismes représente peut-être une valeur ajoutée pour le locuteur ou le destinataire, mais peu d'oiseaux écrivent des articles. Suis-je un cas particulier ? Un oiseau-mémoire qui est mort et a continué de vivre, explosant en plein vol, un puis plusieurs.
Je me souviens de Wittgenstein qui disait que même si un lion savait parler, nous ne le comprendrions pas. Je ne comprends pas, mais je crois que c'est juste.
Parler des espèces est plus difficile que de parler de soi. Certains avancent que les espèces sont des genres naturels avec des qualités essentielles. D'autres disant que les espèces ne sont que de l'ADN, une généalogie décodée. D'autres encore pensent que les espèces sont de simples flux, ou des individus, ou une question de contexte, ou une simple commodité. On a même qualifié les espèces d'investisseurs financiers qui maximisent les bénéfices en spéculant sur l'autoproduction. Vous dites espèces, moi je dis illusion, présent-passé, accident, karma, absurdité, ou simplement je ne dis rien.
[...]
Thalia Field, L'amateur d'oiseaux, côté jardin, traduit de l'anglais par Vincent Broca, Olivier Brossard et Abigail Lang, Les presses du réel, 2013, p. 61-62.
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25/03/2013
Jean Ristat, N Y Meccano
Il y avait si longtemps d'amour qu'au matin
Un ange tombé dans la plume par surprise
La bouche encore nouée comme une rose
Ne m'avait tenu à l'ourlet d'un soupir
Ô il y avait si longtemps du tendre amour
Les doigts dépliés dans sa longue chevelure
comme un éventail de nacre au creux de l'épaule
Je me suis égaré dans un jardin chinois
Écoute mon cœur comme il bat pour la bataille
Et la fureur qui t'accable et la violence
De mes jambes dans le sable brûlant d'un drap
Ô beau fantôme par mégarde à la fenêtre
D'un rêve qui s'enfuit au hasard des rencontres
Et la seine berce un noyé qui me ressemble
Un couteau dans le dos pas besoin d'olifant
Sous l'oreiller pour la main le jour comme un gant
Retourné notre-dame agite ses grelots
Il y avait si long temps d'un grand vent de sel
Et d'épices sur mes lèvres pour un baiser
Et ce passant n'en sait rien à son miroir
Qui sourit poudré comme la lune d'hiver
[...]
Jean Ristat, N Y Meccano, Gallimard, 2001, p. 13-14.
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24/03/2013
Paul Éluard, Mourir de ne pas mourir
Au cœur de mon amour
Un bel oiseau me montre la lumière
Elle est dans ses yeux, bien en vue,
Il chante sur une boule de gui
Au milieu du soleil
*
Les yeux des animaux chanteurs
Et leurs chants de colère ou d'ennui
M'on interdit de sortir de ce lit
J'y passerai ma vie
L'aube dans des pays sans grâce
Prend l'apparence de l'oubli.
Et qu'une femme émue s'endorme, à l'aube,
La tête la première, sa chute l'illumine.
Constellations,
Vous connaissez la forme de sa tête.
Ici, tout s'obscurcit :
Le paysage se complète, sang aux joues,
Les masses diminuent et coulent dans mon cœur
Avec le sommeil.
Et qui donc veut me prendre le cœur ?
*
Je n'ai jamais rêvé d'une si belle nuit,
Les femmes du jardin cherchent à m'embrasser —
Soutiens du ciel, les arbres immobiles
Embrassent bien l'ombre qui les soutient.
Une femme au cœur pâle
Met la nuit dans ses habits.
L'amour a découvert la nuit
Sur ses seins impalpables.
Comment prendre plaisir à tout ?
Plutôt tout effacer.
L'homme de tous les mouvements,
De tous les sacrifices et de toutes les conquêtes
Dort. Il dort, il dot, il dort.
Il raie de ses soupirs la nuit minuscule, invisible.
Il n'a ni froid ni chaud.
Son prisonnier s'est évadé — pour dormir.
Il n'est pas mort, il dort.
Quand il s'est endormi
Tout l'étonnait.
Il jouait avec ardeur,
il regardait,
Il entendait.
Sa dernière parole :
« Si c'était à recommencer, je te rencontrerais
sans te chercher. » ]
Il dort, il dort, il dort.
L'aube a beau lever la tête,
Il dort.
Paul Éluard, Mourir de ne pas mourir [1924], dans Œuvres complètes I, textes établis et annotés par Marcelle Dumas et Lucien Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 137-139.
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23/03/2013
Écrits de Laure
Je le sens bien maintenant : « mon devoir m'est remis » lequel exactement ?
C'est parfois si lourd et si dur que je voudrais courir dans la campagne.
Nager dans la rivière
oublier tout ce qui fut, oublier l'enfance sordide et timorée, le vendredi Saint, le mercredi des cendres,
l'enfance tout endeuillée à odeur de crêpe et de naphtaline.
L'adolescence hâve et tourmentée.
Les mains d'anémiée.
Oublier le Sublime et l'infâme
Les gestes hiératiques
Les grimaces démoniaques.
Oublier
Tout élan falsifié
Tout espoir étouffé
Ce goût de cendres
Oublier qu'à vouloir tout
on ne peut rien
Vivre enfin
« Ni tourmentante
Ni tourmentée »
Remonter le cours des fleuves
Retrouver les sources des montagnes
les femmes les vrais hommes travailleurs
qui enfantent
moissonnant
M'étendre dans les prairies
Quitter ce climat
Ses dunes, ses landes sablonneuses, cette grisaille et ses déserts artificiels,
Ce désespoir dont on fait vertu,
Ce désespoir qui se boit
se sirote à la terrasse des cafés
s'édite... et ne demanderait qu'à nourrir très bien son homme
Vivre enfin
Sans s'accuser
ni se justifier
Victime
ou coupable
Comment dire ?
Un tremblement de terre m'a dévastée
On t'a mordu l'âme
Enfant !
Et ces cris et ces plaintes
Et cette faiblesse native
Oui —
Et s'ils ont vu mes larmes
Que ma tête s'enfonce
jusqu'à toucher
le bois
et la terre.
Écrits de Laure, précédé de Ma mère diagonale de Jérôme Peignot, avec un "vie de Laure" par Georges Bataille, Pauvert, 1971, p. 227-229.
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22/03/2013
Oskar Pastior, poèmepoèmes
le poème-d'auteur est triple en un c'est un lamento de l'auteur secundo un poème à prétentions généralisatrices tertio un filon pour de multiples sciences rien n'est impersonnel dans le poème-d'auteur est-il dit dans une généralité des plus banales mais la plupart des choses est/sont encore plus spécifique ainsi parle-t-on d'une stéréotypie c'est une sorte de formulaire d'identification reproduit mécaniquement où l'auteur se plaint parce que les symboles biographiques y sont trop réducteurs semble-t-il mais juste après ce manque déconcertant que ce n'est pas l'info tronquée qui le gêne mais au contraire l'impossibilité qu'elle le soit en d'autres termes l'égalité des chances est encore bien précaire opinion très individuelle exprimée par l'auteur c'est une misère puis sans transition suivent des réclamations ludiques au sujet de phytothérapie de loyer de temps ressenti de produit social de gourou d'angoisses et comme alibi quelques tentatives par clins d'œil cognitifs de vendre ça comme modèle d'existence et pour finir trois infinitifs tonitruants le poème-d'auteur est révélateur artisanal et porté en amulette il est décoratif
Avec moi on ne peut pas discuter est-il dit dans le poème-conversation p rce qu'ainsi y explique-t-on je n'offre ni garantie ni force de persuasion qui t'obligerait à me répondre non dit-on plus loin avec moi bien sûr on peu discuter c'est dans la nature des choses oi oui c'est bien triste dit-on à propos du dialogue ainsi croyons-nous qu'à force d'aveux nous arrivons ainsi à cerner le thème semble-t-il dit-on mais cela se perd dans la conversation
Oskar Pastior, poèmepoèmes, trad. de l'allemand et postface d'Alain Jadot, préface de Christian Prigent, éditions NOUS, 2013, p. 36, 72.
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21/03/2013
Georges Limbour, Soleils bas
Les bergers sans moutons
à Max Jacob
Nous sommes d'un pays
qui n'a pas d'arbres fruitiers
Nos mains ont pressé le lait
du sein de la cornemuse
Nos cœurs saignent dans les mûriers
pourquoi nos sœurs sont-elles laides
si les légendes nous abusent
Nous clouons les papiers blancs
des bouquetières du midi
sur les croix des cerfs-volants
aux migrations indéfinies
À ces cœurs mal équilibrés
toute la plaine se suspend
en avant-garde ils guideraient
des peuplades d'ambulants
Herbes rases séchées sans même de troupeau
Vous fleurissez très haut vos cœurs vains de papier
Trainant comme un regret leur queue de bigoudis
qui n'ont dans le sommeil frisé de chevelure
en ce morne pays rongé de roussissures.
Notre vie est penchée ainsi que des fumées
nos gestes de sonneurs n'énervent pas le ciel
Tels des bouquets noyés nos cerfs-volants dérivent
et le monde paraît les suivre.
Georges Limbour, Soleils bas, suivi de poèmes, de
contes et de récits (1919-1968), préface de Michel Leiris,
Poésie / Gallimard, 1972, p. 23-24.
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