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10/02/2013

Aragon, Henri Matisse, roman

Aragon, Henri Matisse, roman, Baudelaire, lithographie

                       Matisse et Baudelaire

 

   J'ai raconté ce drame ailleurs : cette longue et rapide rêverie d'Henri Matisse autour de Baudelaire détruite par un accident technique, trente lithographies perdues dont ne restait que le témoignage de la photographie, et comment le peintre songea à les refaire d'après la photographie, et comment il renonça à ces dessins refaits, parce que si beaux qu'ils fussent l'élan n'y était plus, l'esprit de Baudelaire.

   Les voici pourtant, dont, cinq ou six, nous allons garder jalousement le souvenir. Comme une leçon que nous donne Matisse, un exemple : le renoncement de sa créature par le créateur, Éve de son dieu refusée pour n'être pas celle qui au serpent cèdera. Plus tard les peintres viendront comparer à ces photographies par Matisse préférées et qui vont illustrer Les Fleurs du Mal, ces redites de sa première pensée, et qu'il aura délibérément écartées. Ils apprendront le choix, cette auto-chirurgie de l'artiste. Ils verront Matisse brisant le miroir où seul se regarde Matisse, et ne transparaît plus Baudelaire. Et peut-être prendront-ils peur devant eux-mêmes, leur facile satisfaction d'eux-mêmes. Il y a de quoi vaciller.

   Comment avec des mots parler le langage à ces dessins répondant, ce langage d'absence, où chaque flexion de la syntaxe impliquerait l'effacement de la chose exprimée, la disparition de Baudelaire ? L'étrange de cette aventure est que, Baudelaire évanoui, demeurent les interprètes de Baudelaire ; Matisse, si l'on veut, mais enfin Matisse que nous voyons dans les yeux des acteurs, tout à l'heure récitant L'Invitation au Voyage ou La Chute d'un Icare, Matisse dans l'absence de Baudelaire, la présence de Matisse dans l'absence de Baudelaire, ; et par là de lui-même différent (je cherche avec impatience le vocabulaire de cette nuit éclairée).

 

Aragon, Henri Matisse, roman, Quarto  Gallimard, 1998 [1971], p. 457 et 459.

09/02/2013

Marie NDiaye, La Naufragée, J. M. W. Turner

Marie NDiaye, La Naufragée, J. M. W. Turner, sirène, mythologie

                         Quai de la Seine

 

   Au petit matin je m'éveille dans la désolation, ne sachant ni où je me trouve ni ce qui m'a amenée là. J'ouvre les yeux puis les referme bien vite, les rouvre, les ferme de nouveau. Il faut prendre une décision, mais de quelle nature et tendant vers quoi ? Je sais simplement que je ne pourrai demeurer longtemps sur ce sol inégal et douloureux à ma chair de poisson. Ma chair de femme est peu sensible aux menues attaques, tandis que le bas de mon corps, nerveux, élastique mais également tendre et d'un consistance délicate (chair peu serrée comme celle du cabillaud), souffre du moindre caillou sur lequel il repose.

   Mais où aller, et de quelle façon ?

   Ainsi je suis échouée, misérable, dans la vaste ville inconnue. Puis, un instant d'oubli, et mes yeux s'ouvrent malgré moi : la lueur de l'aube à peine voilée d'une brume d'émail, déjà la promesse rouge du soleil d'été loin là-bas sur l'eau grise (pas la mer, non, me dis-je avec détresse, pas la mer d'où je viens mais quelque fleuve à l'eau douce et sale, douce, écœurante et huileuse, et tantôt grise, tantôt brune, pas la mer, ni l'odeur de la mer, mais quoi ?), seul point distinct parmi les ombres, les vapeurs claires. Et tout le reste envahi d'incertitude, baignant dans une clarté trouble, une lumière de zinc : la péniche qui passe lentement, que je devine tout près à la rumeur de l'eau fendue (pareil est le bruit de l'eau quand je glisse de la surface jusqu'au fond de la mer en gardant tendu bien droit le bas de mon corps, la queue seule ondoyant au rythme lent que je donne à la descente, ouverte largement, largement déployée, translucide), les maisons ou les immeubles qui bordent l'autre rive, comme soulevés de terre et fabriqués d'évanescence.

   C'est ainsi que sur terre, hors de l'eau, m'apparaît toute chose.

 

Marie NDiaye, La Naufragée, J. M. W. Turner, "Musées secrets", Flohic éditions, 1999, p. 7, 9, 11.

08/02/2013

Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca]

 

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                     Nocturne

 

La colline est nocturne, dans le ciel transparent.

Ta tête s'y enchâsse, elle se meut à peine,

compagne de ce ciel. Tu es comme un nuage

entrevu dans les branches. Dans tes yeux rit

l'étrangeté d'un ciel qui ne t'appartient pas.

 

La colline de terre et de feuillage enferme

de sa masse noire ton vivant regard,

ta bouche a le pli d'une cavité douce au milieu

des collines lointaines. Tu as l'air de jouer

à la grande colline et à la clarté du ciel :

pour me plaire tu répètes le paysage ancien

et tu le rends plus pur.

 

                                    Mais ta vie est ailleurs.

Ton tendre sang s'est formé ailleurs.

Les mots que tu dis ne trouvent pas d'écho

dans l'âpre tristesse de ce ciel.

Tu n'est rien qu'un nuage très doux, blanc

qui s'est pris une nuit dans les branches anciennes.

 

                         Notturno

 

La collina è notturno, nel cielo chiaro.

Vi s'inquadra il tuo capo, che muove appena

e accompagna quel cielo. Sei come una nube

intravista fra i rami. Ti ride negli occhi

la stranezza di un cielo che non è il tuo.

 

La collina di terra e di foglie chiude

con li massa nera il tuo vivo guardare,

la tua bocca ha la piega di un dolce incavo

tra le coste lontane. Sembri giocare

alla grande collna e al chiarore del cielo :

per piacermi ripeti lo sfondo antico

e lo rendi piú puro.

 

                               Ma vivi altrove.

Il tuo tenero sangue si è fatto altrove.

La parole che dici non hanno riscontro

con la scabra tristezza di questo cielo,

Tu non sei che una nube dolcissima, bianca

impigliata una notte fra i rami antichi.

 

Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca],

traduction de l'italien et préfacé par Gilles de Van,

Poésie du Monde entier, Gallimard, 1969, p. 85 et 84.

07/02/2013

Alexis Pelletier, Comment ça s'appelle

Alexis Pelletier, Comment ça s'appelle, oiseaux, mémoire, eider

                                 Revenir aux oiseaux

 

Des mois sans oiseaux

je veux dire le mot oiseau

 

Et d'y revenir c'est comme un grand dépaysement

 

Je me suis souvent demandé pourquoi les oiseaux

et la question est aussi bête que

pourquoi le bleu ou pourquoi peindre

le même motif et pourtant la question

reste même si la réponse la modifie progressivement

 

Ce n'est pas vraiment le mot oiseau qui m'arrête

ni l'oiseau en général mais un oiseau particulier

ou un vol d'oiseaux particulier en ville surtout

des étourneaux mais pourquoi pas

en bord de Seine des bernaches cravants

avec les changements irréguliers de leur troupe ou

bruit grondant

 

Cela fonctionne par glissements

le mot oiseau porte en lui l'appel d'une précision

plus grande et alors de prendre dans

le réservoir percé de la mémoire

 

Et les souvenirs mobilisent un espace

un corps fluctuant je me souviens très bien

d'un eider observé à la jumelle

en plaine d'Alsace je ne sais sur quel lac

et photographié et de l'immense

bonheur intérieur au télescopage du

canard plongeur et de l'édredon de mon enfance

celui d'un marron foncé et que je n'ai jamais

oser déchirer pour voir comment les plumes à l'intérieur

j'en voyais un enfin ce n'était pas des blagues

l'histoire des plumes

 [...]

Alexis Pelletier, Comment ça s'appelle, Tarabuste, 2012, p. 76-77. 

06/02/2013

Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet

Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, difficultés baroques, Jacques Ancet, coucher

                                    Difficultés baroques

 

Il y a des mots que certains jours je ne peux prononcer. Par exemple aujourd'hui, en parlant au téléphone avec l'écrivain D — qui est bègue — j'ai voulu lui dire que j'avais lu un petit livre très joli intitulé L'impossibilité d'écrire. J'ai dit « L'impossibilité...» et je n'ai pu continuer. M'est monté un brouillard, m'est montée mon existence à la gorge, j'ai été prise de vertiges, j'ai su que ma gorge était le centre de tout et j'ai su également que jamais je n'allais prononcer « écrire ». D. — bien ou mal — a complété la phrase, ce qui m'a donné une peine infinie car pour cela j'ai dû vaincre je ne sais combien de voyelles en guise d'écueils. Ah ! ces jours où mon langage est baroque et où j'emploie des phrases interminable pour suggérer des mots qui refusent d'être prononcés par moi ! Si au moins il s'agissait de bégaiement. Mais non ; personne ne se rend compte. Le plus curieux, c'est que quand cela m'arrive avec quelqu'un que j'aime je m'inquiète tant que je redouble d'amabilité et d'affection. Comme si je devais lui offrir des substituts du mot que je ne dis pas. Récemment, par exemple, j'ai eu envie de dire à D. : si ce que vous me dites si souvent est vrai, s'il est vrai que vous mourez d'envie de coucher avec moi, venez, venez à l'instant même. Peut-être qu'avec le langage du corps je lui aurais donné quelque chose d'équivalent au mot écrire. Cela m'est arrivé une fois. Une fois, j'ai couché avec un peintre italien parce que je n'ai pu lui dire : « J'aime cette peinture ». Par contre, j'ai répondu à ses avances par une série d'images surchargées et ambiguës et c'est ainsi que nous avons fini au lit parce que je n'ai pas pu prononcer la phrase que je pensais. J'ai aussi fini en pleurs dans ses bras, en le caressant comme si je l'avais mortellement offensé et en pensant, tandis que je le caressais, qu'en vérité je ne lui offrais pas beaucoup de compensations, qu'en vérité je restais sa débitrice.

 

Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet, Ypsilon éditeur, 2012, p. 80-81.

05/02/2013

Jules Renard, L'œil clair

Jules Renard, L'œil clair, un lever de soleil

                                    Un lever de soleil

 

   L'écrivain le plus paresseux assiste, au moins une fois dans sa vie, au lever du soleil ; mais il doit, par scrupule, intituler sa description : Un lever de soleil, et non, à la manière des grands auteurs : Le Lever du soleil.

   Le soleil ne se lève pas deux fois sous le même aspect et au même endroit. Autant de soleils, autant d'impressions qui s'effaceraient les unes les autres ! C'est d'ailleurs bien joli d'en voir un par an, et on s'expose à ne pas le contempler du premier coup. Il suffit que le ciel ce matin-là, reste bouché. Le lendemain, notre ardeur ne sera-t-elle pas diminuée ? Il est possible qu'au troisième jour on renonce à un spectacle qui se dérobe, ou que le soleil finisse par ne plus se lever que dans notre imagination, et que le lecteur ne soit tout de même pas privé de sa page de style.

   Voici un pauvre lever de soleil que j'ai pris, cette année, de la terrasse de mon jardin.

   Sautant du lit à quatre heures, je dis d'abord pour rassurer ma famille inquiète : « C'est une migraine (ou une colique) qui m'empêche de dormir ! » Je ferme la porte (sans cette précaution, le jardinier croirait à un voleur), je me promène dans les allées et je surveille l'horizon. Il n'est pas facile de deviner à quel point exact de l'orient le soleil va paraître. Faute de patience, on a presque toujours le dos tourné quand il se lève. C'est ce qui m'arrive. Ce petit rond d'un rose terne, là, dans la brume, ce soit être lui ; c'est lui ! Je l'ai manqué. D'où sort-il ? On dirait une lune noyée. Il ne faut pas être un aigle pour le fixer. Un homme sans orgueil l'observe à l'aise. Mais peu à peu, ce pâle soleil divise la brume en nuages qui bougent, précisent leurs formes développées et s'écartent. Et il faut que le soleil les ait tous dispersés, et qu'il reste seul, qu'il rayonne et nous aveugle, pour qu'on puisse vraiment dire qu'il s'est levé.

   Il se trouve alors au-dessus de l'horizon à la hauteur de nos yeux éblouis et vaincus.

   Cependant la terre s'éveille ; les coqs s'enrouent ; le coq du clocher accroche au passage une vapeur blanche échappée au soleil ; la cheminée du moulin fume, et le château continue de dormir. Une cloche tinte au vent du nord : signe de beau temps.

   Volontiers, les paysans se vantent de se lever à l'aurore, et je ne vois que Ragotte qui se fourre au poulailler, mais les chevaux et les bœufs, qui ont passé la nuit au pré, et des moutons que personne ne garde, se remettent déjà à manger.

   Une pie et un loriot traversent, deux tourterelles fendent l'air, et un merle que je connais, cherche sans doute, d'une haie à l'autre, son petit sifflet d'un sou. Là-bas, un lapin, qui croyait l'homme à jamais disparu, n'entend rien et s'amuse, et, près de moi, une fleur s'ouvre ; elle ouvre lentement, comme une fillette, ses lèvres pures où brille la rosée.

   Et c'est tout.

   Rien ne s'ajoutera plus au mystère accompli.

   On s'intéresse de moins en moins à la renaissance quotidienne des choses, on ne s'obstine que par pudeur, on bâille, on fait à la nature une bouche grande comme ce trou noir où le lapin vient de sauter au bruit de notre pied engourdi frappant le sol, et on va — que voulez-vous qu'on fasse ? — délicieusement se recoucher.

 

Jules Renard, L'œil clair, L'Imaginaire  / Gallimard, 1990 (1913), p. 99-101.

04/02/2013

Yves Di Manno, terre sienne

 

                    

Yves Di Manno, terre sienne, couleurs

Terre

 

Terre

 

mise en vers

(admise ?) (inverse ?)

 

(devant l'hiver)

 

malgré l'averse

l'aplat les plis

 

du noir au vert

 

           *

 

l'amplitude la lente

pluie du verre

 

éparpillé

 

dans l'ouragan

des herbes folles

 

arrachées aux

abords du pré

 

           *

 

noir comme vert

 

(deux panneaux

entrouverts)

 

diptyque sur

 

la vitre ayant

été soufflée

 

(voir-contre-nerf)

 

             *

 

que le vent gagne

en s'étendant

 

(sur l'angle droit

le pouce en bas

 

ensanglanté

 

au seuil d'une autre

aspérité

 

          *

 

(mais la matière

en est ôtée

 

la vitre noire

le cadre vert

 

sciure la soute

 

après l'hiver

 

la suie dilapidée

 

          *

 

(Le noir s'étend

à l'angle droit

 

du chevalet)

 

sueur la sente

(le hallier)

 

et les débris

décomposés

 

           *

 

deux carrés

(un triangle)

 

une tringle

 brisée

 

un appel

à l'orée

 

du sentier

 

 [...]

Yves Di Manno, terre sienne,

éditions isabelle sauvage, 2012,

p. 11-17.

03/02/2013

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière

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            L'agitation du rêve

 

                         I

 

Dans ce rêve le fleuve encore : c'est l'amont,

Une eau serrée, violente, où des troncs d'arbres

S'entrechoquent, dévient ; de toute part

Des rivages stériles m'environnent,

De grands oiseaux m'assaillent, avec un cri

De douleur et d'étonnement, — mais moi, j'avance

À la proue d'une barque, dans une aube.

J'y ai amoncelé des branches, me dit-on,

En tourbillons s'élève la fumée,

Puis le feu prend, d'un coup, deux colonnes torses,

ont un porche de foudre. Je suis heureux

De ce ciel qui crépite, j'aime l'odeur

De la sève qui brûle dans la brume.

 

Et plus tard je remue des cendres, dans un âtre

De la maison où je viens chaque nuit,

Mais c'est déjà du blé, comme si l'âme

Des choses consumées, à leur dernier souffle,

Se détachait de l'épi de matière

Pour se faire le grain d'un nouvel espoir.

Je prends à pleines mains cette masse sombre

Mais ce sont des étoiles, je déplie

Les draps de ce silence, mais découvre

Très lointain, très proche la forme nue

De deux êtres qui dorment, dans la lumière

Compassionnée de l'aube, qui hésite

À effleurer du doigt leurs paupières closes

Et fait que ce grenier, cette charpente,

Cette odeur du blé d'autrefois, qui se dissipe

C'est encore leur lieu, et leur bonheur.

[...]

 

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie / Gallimard

1995 (1987), p. 85-86.

02/02/2013

Jean Follain, Usage du temps

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                  Figures du temps

 

Cet idéal ciel il semble qu'il ne forme

qu'une unique armoirie

un blason solitaire.

 

En ce temps où Paris était tout un théâtre

et des corps de femme

un sésame

des filles vivaient qui avaient vingt ans

à beautés vivaces

à semblables voix

 

et parfois dans la chaleur de Rome

par mégarde un pape brisait son verre

et l'eau claire en coulait

la même absente du calvaire.

 

Sur les objets chaque jour la poussière

était lentement essuyée

avec un morceau déchiré

du corsage étoilé des fêtes

tissé dans la manufactures

que cernaient les prés et les nuages.

 

Des maisons pleines de lâches,

de forçats, de déserteurs,

montraient des barrières en fleur.

 

Souvent une main se refermait

comme une prison de chair

sur un insecte à couleur d'or

et féru de silence.

 

Vers les classes les drapés les champs

descendaient dans leurs plis antiques

et l'écolier cherchait les péninsules.

 

L'arbre et le bouquet

mendiaient l'existence

feuille par feuille et fleur par fleur.

 

Le jardinier éclairé par des lueurs

conduisait sa maîtresse à travers les châssis

cependant que lignes et volumes

ne cessaient pas de gouverner un buste exquis.

 

Jean Follain, Usage du temps, Poésie / Gallimard,

1983 (1943), p. 196-197.

 

01/02/2013

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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                           Sonnet posthume

 

Dors : ce lit est le tien... Tu n'iras plus au nôtre.

— Qui dort dîne. À tes dents viendra tout seul le foin.

Dors : on t'aimera bien. — L'aimé, c'est toujours l'Autre...

Rêve : la plus aimée est toujours la plus loin...

 

Dors : on t'appellera beau décrocheur d'étoiles !

Chevaucheur de rayons !... quand il fera bien noir ;

Et l'ange du plafond, maigre araignée, au soir,

— Espoir — sur ton front vide ira filer ses toiles.

 

Museleur de voilette ! un baiser sous le voile

T'attend... on ne sait où : ferme les yeux pour voir.

Ris  : Les premiers honneurs t'attendent sous le poêle.

 

On cassera ton nez d'un bon coup d'encensoir,

Doux fumet !... pour la trogne en fleur, pleine de moelle

D'un sacristain très bien, avec son éteignoir.

 

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros,

Tristan Corbière, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade,

Gallimard, 1970, p. 849.

31/01/2013

André Spire, Le secret

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                          Baisers

 

Vents, qui avez, tant de fois, caressé mon visage,

Quels baisers, aujourd'hui, m'apportez-vous ?

Sur quels temples, sur quels corps vous êtes-vous caressés au

     passage ?

Où avez-vous cueilli ces étranges odeurs,

Ou d'amour, ou de mort ?

 

Quel rayon aspirant quelles eaux ont formé votre souffle

Pour sécher quelles larmes, quelles mares, quelles routes ?

 

Vents, qui m'avez si souvent caressé le visage,

Qu'emportez-vous de moi, ce soir bleu pâle et gris,

Et vers autre front,

Mes chagrins ou mes rêves ?

                                                                             Avril 1914

 

André Spire, Le secret, éditions de la Nouvelel Revue Française,

1914, p. 109.

29/01/2013

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, donner, arbre, nuit

                                 Donner

 

                                     I

 

Donner un arbre est-il possible ?

Cet arbre là, que j'avais sous la main,

Je l'ai donné ou j'ai cru le donner.

J'aurais donné des feuilles de laurier tout aussi bien.

J'ai demandé autour de moi

quelque chose à donner, la première venue.

J'ai vu l'arbre et j'ai dit : l'arbre.

Il résonnait comme un silence où la parole est prête.

L'ai-je coupé ? je ne l'ai pas coupé.

Ai-je parlé de chaque feuille ?

La nuit était di grande ! On aurait dit qu'avec son clair de lune,

elle avait chaque feuille à elle ;

et elle a emporté dans son silence mon silence intact.

Qu'ai-je donné ? Est-ce qu'on donne ?

La moindre pierre ne m'appartient pas.

C'est par la nuit que tu me tiens, ma belle.

C'est par la nuit que je disparaîtrai.

 

                                     II

 

Qui ne s'est retourné dans sa nuit

étonné d'être noir aussi ?

J'ai reconnu l'immensité

sans être immense.

J'ai dit : venez puisque le ciel

semble sur moi pour qu'on en vienne !

Trop fort à quelques draps peut-être j'ai tenu ;

trop fort à ma chaleur contre les vents étranges.

Dans la nuit j'ai construit ma nuit,

j'ai couché mon ombre avec l'ombre.

Le plaisir a pris mon plaisir.

Mon souffle m'a donné au vent.

 

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, Gallimard, 1966,

p. 112-113.

28/01/2013

Jean-Pascal Dubost, Nouveau fatrassier

 

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                                       Œuvre

 

Une fois posé le mot fatigue des journées pénibles passées dans un corps de métier pénible ouf peut-être clope ou chope (sûr) la table et l'œil au-dehors un autre se met dans le même en place à son travail il retrouve un état continu par là son nécessaire à vivre enchâsse et manouvre et sans relâche sertit mais surtout pas une œuvre, un mot à jeter aux morts —

 

                                         Plume

 

Non-da la main ne taille plume dans l'or du temps mais à la pâte elle se met à l'ouvrage à-mot-vat fait sans magie rude huevre et porte tout le poids du corps emplein d'alentour et avec inlassable minutie creuse —

 

                                       ***

 

Quand un groupe au pied d'un chêne vermille sous les feuilles ou fouge, cherche de quoi se nourrir, l'un d'eux lève le chef, et grogne s'il pressent quelque danger qui n'est autrement que l'homme, et si c'est une fausse alerte, fait comprendre que ce n'est rien, fausse alerte (FAUSSE ALERTE) —

 

Quand un groupe sur une plage de petite mer vermille ou fouge, cherche pitance, « la forêt reculant, assertent-ils, et nous avons quelques doutes sur le maïs, on ne peut plus glander à notre faim », l'un d'eux lèvera le chef et grognera si quelque danger qui n'est que l'homme, fera entendre son courroux, jouera du casse-noix, puis reprendra ses fouilles dans les rejets d'azote sous forme de nitrate et de phosphore innocents, croix de bois —

 

Jean-Pascal Dubost, Nouveau fatrassier, Tarabuste, 2013, p. 163 et 164, 72 et 73.

27/01/2013

Pascal Quignard, Les Désarçonnés

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, agressivité, spectacle, prédation

   Des millions de victimes sur des milliers de siècles ont rarement songé à prendre leurs jambes à leur cou faute qu'elles aient eu, quant à elles, le moindre soupçon de ce qui les attendait. Elles hurlent sur place sans finir parce qu'elles sont hypnotisées par l'agressivité qui les martyrise. Cette agressivité est le désir sans inhibition de la mort. S'entretuer est la passion spécifique du genre homo, faisant jaillir son sang noir, son virus, sa virtus, s'opposant aux autres fauves chez qui la prédation est simplement affamée de la proie qui les rassasiera, et aussi immédiatement assouvie qu'elle était précisément affamée. Les centaines de millions d'écrans qui couvrent la planète sont devenus le nouvel organe fascinateur, remplaçant sacrifices et rites, foules pèlerinantes, masses piétinantes. C'est la sédentarisation finale. Si le spectacle n'apaise pas entièrement la jouissance horrifiée qu'il excite, au moins il cloue sur place le spectateur qui examine le sang qui s'écoule. Il fait de ceux qu'il sidère des proies à adresses, à pièces d'identité, à cartes bancaires, des victimes numérotées, des corps assis et pétrifiés susceptibles de tous les rackets et de tous les pillages. La tétanie de chacun s'offre à la prise de tous. La haine, une fois devenue à ce point immobile, se transforme en peur. La peur, cette unique compagne du désir, confinée dans la sédentarité et la propriété foncière, est retraitée en angoisse. Cette angoisse cherche protection auprès de la puissance qu'elle a elle-même déléguée dans l'épouvante pour contrer son effroi, à laquelle elle consent comme si elle n'était pas sienne sous forme d'obéissance, de liberté meurtrie, d'immobilité physique, de veulerie sociale. Ce que les démocraties appellent la politique, depuis le commencement de ce siècle, oubliant l'horreur du siècle qui précéda ce nouveau siècle, est en train de commettre le tort de criminaliser la contestation qui les fonde et qui devrait les agiter jusqu'au tumulte pour les laisser vivantes.

 

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, Grasset, 012, p. 155-156.

26/01/2013

Mathieu Bénézet, Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987)

Mathieu Bénézet, Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987), ombre, mort, souvenir

                    Ode à la poésie

 

                              II

 

et ma solitude fit un pas que j'ai le cœur à chanter

comme un enfant ô tous doivent un jour connaître une ombre

au bord d'un puits au bord d'un chant où est l'ultime dialogue

 

le premier qui fut fondé de joie et de mort en profondeur paisible

ô coups d'un orage ce n'est pas en vain qu'en toute saison la langue

nous fond en elle comme plomb et nous cache à nous-mêmes

 

énorme flambée des anciens jours il suffit qu'à nouveau tu l'accueilles

pour qu'à son tour elle n'ordonne plus d'aller à la mort ni dans le fleuve

mais s'apaise si brève dans le tournoiement de l'amour déchirant et

 

un vent souffle sur les brûlures du passé et invente un jardin

respiration du temps emplie de peines qui nous pousses vers les ombres

tu peux prêter la main à qui l'emplit du chant commun de chaque

 

jour de l'âme minuscule et commune des hommes de chaque jour

où les enfants jouent ensemble toujours il est un reste de chant que j'ai

cœur à inventer alterné de défaites et de joies anonymes roses

 

pour mon bien je regarde à vos doigts la trace d'une beauté odorante

dans le bruit de vos jeux si clairs j'entends comme l'oubli de la mort

qui m'attend pauvres silhouettes d'enfants c'est moi bien sûr

 

[...]

Mathieu Bénézet, Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987),

William Blake & CO, 1992, p. 39-40.