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24/12/2012

Paul Claudel, Accompagnements

Paul Claudel, Accompagnements, Ramuz, norme, grammaire, français parlé

Du côté de chez Ramuz

 III

 

   Le français parlé est beaucoup trop oublié aujourd'hui au profit du français écrit, qui est un français écrit artificiel et desséché et qui a apporté une contrainte détestable à notre "parlure" vivante, matière infiniment délectable.

   La grammaire ne devrait pas être autre chose qu'une recommandation prudente du meilleur usage et le musée des formes les plus délicates de l'idiome. Rien ne lui donne le droit de s'arroger l'autorité d'un code.

   Le grammairien a des principes ridicules : celui-ci entre autres, qu'une forme n'est légitime que quand elle est analysable rationnellement.

   Il proscrira donc ces formes charmantes "écoutez voir", nous deux lui", parce qu'elles ne sont pas analysables grammaticalement. Émile Faguet condamne "nous deux li", mais il n'hésite pas à écrire "en en enlevant".

   La plus grande mauvaise foi règne dans toutes ces questions. Toutes les grammaires à partir de Vaugelas indiquent que la règle du bon parler français est l'usage, mais en réalité on ne tient aucun compte de cet usage né des nécessités du français tel qu'il est fait pour nos poumons et notre boîte sonore. J'ai fait l'éducation de mes cinq enfants. Tous ont dit naturellement "pareil que" au lieu de "pareil à". N'importe, les millions de petits Français qui ont employé cette locution depuis les Serments de Strasbourg ont tort et c'est une demi-douzaine de pédants sans contact avec la vie et la réalité qui a raison. On dit "va-t-en", mais on ne peut dire "il va-à-Paris". "Je pars à Paris" est la véritable forme phonétique. "Je pars pour Paris" est une bouillie imprononçable. "Malgré que" est phonétiquement excellent. "Quoique", "bien que", au contraire, sont des freins usés et claqués.

   Aussi il ne faut pas être surpris de constater que grammairiens, pédants et néo-classiques aient fait la conspiration du silence autour du très grand romancier C.-F. Ramuz qui a apporté tant de nouveauté : vocabulaire, syntaxe, tant d'invention dans les tours, les dessins, et l'emploi de "tous" les temps au lieu de l'éternel imparfait.

 

Paul Claudel, Accompagnements, dans Œuvres en prose, textes établis et annotés par Jacques Petit et Charles Galpérine, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 585.

23/12/2012

Guillevic, Du domaine

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La bonne chaleur

Que les talus

Cajolent.

 

°

Une lumière

A goût d'humus

 

Où le temps

Se préparerait.

 

°

Dans le domaine

Tout peut faire peur

 

À qui ne l'invente pas.

 

°

L'étang

N'éclatera pas.

 

°

L'horizon

Nous condamne au cercle.

 

°

Et ces pigeons

Qui revenaient

Nous étaler

 

Leurs mouvements

Trop réussis.

 

Guillevic, Du domaine, Gallimard,

1977, p. 68-69.

22/12/2012

Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia

 

Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia, jeu des sons, allitération

À main droite,

ma manie de manipuler,

démantibuler,

désaxer et malaxer les mots,

pour moi mamelles imméoriales,

que je tète en ahanant.

 

Murmure barbare, en ma Babel,

tu me tiens saoul sous ta tutelle

et, bavard balourd, je balbutie.

 

À ma in gauche,

mes machins,

mes zinzins,

mes zizanies,

les soucis (chichis et chinoiseries) qui me cherchent noise,

mes singeries, momeries et moraleries.

 

Ô gagâchis qu'agacé j'ai vaguement jaugé et tout de go gommé,

jugeant superfétatoirement enquiquinant son chuchotis !

 

Au milieu,

le mal mou qui me moud,

me mord,

me lime, m'annule,

m'humilie

et que, miel amer, je mettrais méli-mélo à mille lieues

          mijoter,

mariner,

macérer.

 

M'at-il dit que ce monde dément demande un démenti,

le démon qui m'enmantèle, m'emmêle et me démantèle ?

 

Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia, Gallimard,

1981, p. 176-177.

21/12/2012

Chloé Bressan, le chant de le femme d'argile

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Par un scintillant un rayon de jour brodé sur le temps, chiffre un, étoilé, recommence janvier. Grise étendue de ciel, grisance paradis éternel par un scintillant un rayon de jour brodé sur le temps, chiffre deux, glissant sourire parallèle par un scintillant un rayon de jour brodé sur le temps, chiffre un, étoilé, recommence par un scintillant, un rayon de jour brodé par un scintillant un ...

 

À son rêve

elle oppose un sourire

muet

 

des lézardes le long de l'échine

elle est

 

immobile

 

vision opaline, regard pierreux

sans refuge

son beau visage mais de peur

effraie le passant qui

 

                    de regard

 

s'arcboute

se rétracte

s'abîme au soir transi

 

[...]

 

Chloé Bressan, le chant de le femme d'argile, éditions

isabelle sauvage, 2012, p. 7-8.

20/12/2012

François Bon, Sortie d'usine

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[...]

Bruits désordonnés, des sons extorqués par le viol de l'usage, les choses disséquées par la distension extrême en elles des résonances. Comme règle : faire du bruit sans règle, et la dissonance même n'aurait pu advenir deux fois consécutives, qu'on savait toujours briser en lui extorquant plus encore de dissonnement. Quant à la destruction de la chose si l'on n'en tirait pas l'apothéose dans la douleur sursaturée qui excluait par sa surdité sifflante le bruit même, le lendemain on réparerait.

Tout : l'outil, l'acier, le cri, moteurs, air comprimé, tout ce qui ici était susceptible de manifestation bruyante, dans cette seule condition de libérer une sonorité qui ne soit pas en deçà du bruit général mais atteigne l'intenable où cela commence vraiment à faire mal. Non pas un instrument de plus dans le tohu-bohu général, mais un bris du son même dont la règle n'était que de l'en faire jaillir à l'excès dans la provocation sans limite des choses.

Les choses : tout, ici où se mettaient en œuvre des puissances amplifiant la main de l'homme, faisait au choc réponse sonore, puissances qu'il suffisait d'exciter  pour que la réponse outrepasse les possibilités auditives de l'homme qui en était pourtant l'origine et la cause, en fasse le catalyseur seulement de ce qui lui était devenu à lui-même insoutenable. Il n'y avait qu'à. Et frotter, forcer, battre, racler. On tapait et cognait, cela sifflait et craquait. Une barre de fer, un marteau, contre l'établi, le bâti de machine, le poteau de charpente, et quelque force encore humaine qui les jetât contre dans la luminosité violente du choc elles demeuraient, les choses, par-delà les résonances, identiques à elles-mêmes, bosselées peut-être, éraillées, tordues, mais intactes dans leur fonctionnalité, et provocantes dans leur puissance figée à plus bruit, pire encore.

 

François Bon, Sortie d'usine, éditions de Minuit, "mdouble", 2011 [1982], p. 80-81.

 

19/12/2012

Gabrielle Althen, Vie saxifrage

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                      Sur la place

 

Le jour commençait une rose

La rose était transparente et amène

La patience ne serait plus nécessaire

Les routes auraient des jeux ardents

Tu serais défeuillé de tes hésitations

Nu contre la paroi de verre noir de ton vœu

L'orient en est à blanc et la simplicité totale

 

                                 *

 

Mais il y eut des jours de pleurs sans indigence

Des vagues émanaient du profond du mystère

En soutenant le gris de la lumière

Les enfants interdits qui cessaient de jouer

Penchés en rond sur le moment

Oubliaient en riant de poser leurs questions

Et l'on se chérissait dans les anneaux du paysage

 

Gabrielle Althen, Vie saxifrage, Al Manar / Alain

 Gorius, 2012, p. 47 et 31.

18/12/2012

Robert Duncan, L'ouverture du champ

Robert Duncan, L'ouverture du champ, écriture, amour, désir

Commencement de l'écriture

 

une composition

 

Commencer à écrire.

Continuer enfin à écrire.

Écrire enfin pour continuer à commencer.

 

Surmonter le commencement.

Surmonter l'urgence.

Surmonter l'écriture en écrivant.

 

Ne jamais surmonter le commencement.

Écrire maintenant l'écriture.

Ne pas surmonter en commençant.

 

*

L'amour parfois progresse et admet. L'amour parfois surmonte et ne commence pas. L'amour comme élément permanent de certaines écritures imagine qu'aimer se développe pour admettre le commencement comme continuation.

 

Désir : hors de l'écriture. Urgence : hors de l'écriture. Poser l'attente n'est pas l'écriture. Désir est l'avant non-commençant du commencement. Urgence est un non-sentiment d'enfin commencer.

 

*

Quand je m'imagine ne pas surmonter mais admettre, aimer a lieu au lieu du désirer. Quand je m'imagine le commencement quotidien continuant, l'être n'est plus reformation mais répétition.

 

Le géant de toute la journée c'est l'éveil.

Le géant de toute la nuit c'est le sommeil.

 

Être un univers ! Être un univers !

Pris dans son discours continu.

Être renvoyé au rêve.

 

Quand je m'imagine en amant

L'Amour est revenu, je le dis, ici,

revient encore de Jour

de l'appétit pur, appartenant

au dire.

Le matin prend

le silence quand les mots parlent,

monologue au silence audible.

 

*

Un monologue ! Un monologue !

paroles oisives aux lumières bigarrées, illusions

de personne imaginée, en personne.

 

Le grand Pajambour roule son être éternel comme un roulement

de tambour

aux mesures d'un sommeil désordonné.

Discours désordonné.

 

Robert Duncan, L'ouverture du champ, traduction de Martin Richet,

José Corti, 2012, p. 33-34.

17/12/2012

Caroline Sagot Duvauroux, Le livre d'El d'où

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Caroline Sagot Duvauroux et Jean-Louis Giovannoni, lecture à la librairie José Corti.


[...]

Ensuite je dirai c'est un poème mais n'en suis pas très sûre. Une conversation peut-être. De chaque chose je me suis servi pour qu'explosent des bulles à mes yeux surpris. Un jour je dirai l'histoire des amours affreuses qui peuplent les belles amours et puis un autre jour je tirerai la langue des langues despotiques. Mon chien parlera, tiens, pour te faire rire et avec toi, tous les anonymes que tu fus et que tu protégeais de moi et des langues mortes d'en savoir trop. Mais si je peux — le pourrai-je — j'écrirai le poème, il te regarde, le poème. Dans la prison de Bapaume les grands escogriffes aux yeux vides empruntent les recueils pour trouver des phrases belles pour leurs chéries. Ils avouent : Nous recopions. Je recopierai les vers qui traînent entre l'arme et la plaie. Si je ne le peux pas, si je ne sais pas, tu diras ce n'est pas très important en caressant mon corps mourant. Tu ne caresseras pas mon corps mourant.

             

                                                     * 

[...]

 

Quelques autistes tranchent leurs mots au tranchant des distances. À ras le monde soudain. C'est là que la distance opère la langue. À ras. La mutile de tout le monde soudain. Mais aucun ne renonce. Le silence soudoie la linéarité de l'expression. Tout est possible soudain. Là gonfle dans mille directions. Le soudain monde.

 

Le silence serait-il l'enjeu de la parole ?

 

Alors la terre rouge naît du vert. La promenade déroule les épisodes du paysage dans le temps de la marche. C'est en couleur. Dans le temps de nos écrits, c'est noir et blanc. À cause du mauvais temps, sans doute, car on tourne en technicolor. On dit Vert dans le temps qui va. On arrache un pied à l'appui d'ensuite et le passé parle, les morts parlent. Ça sort de ligne, ça lève, c'est de l'annonce aussi, de l'ivraie, de l'ongle. Alors les temps tracent l'ébauche d'une langue de foin, de larmes, de poussière ; de jonchée. Des temps tournent bosse la terre se creuse, l'eau coule au front. La poésie ravine un principe linéaire.


                                                    *

 

Les mots du poème cherchent dans l'affinité avec la chose dont ils se séparent, le retour, la conversion dans la propulsion. Que la chose les expulse, soit, les exile, mais aussi les suinte, les épouse, les jouisse... rosée. Un instantané que révèle l'eau jaillissante. Un baptême de rosée ? La phrase cherche à exister quelque chose plus qu'à exister. Un écho rote sous la phrase les quelques mots qui font la phrase. Les sanglots des rouleaux qui n'aborderont pas. Ça remonte d'un mufle extravagant, ça reflue d'abordage, la langue du sanglot.

 

 

Caroline Sagot Duvauroux, La livre d'El d'où, José Corti, 2012, p. 46, 74-75 et 126.

©Photo Tristan Hordé.

 

 

Sur les livres de Caroline Sagot Duvauroux, on peut lire un article du poète Serge Ritman (Serge Martin) à l'adresse:

http://martinritman.blogspot.fr/2011/11/cacophonie-vs-polyphonie-ou-la.html

16/12/2012

Paul Éluard, La vie immédiate

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Maison déserte

               abominables

Maisons

                pauvres

Maisons

Comme des livres vides

 

         *

 

     Le temps d'un éclair

 

Elle n'est pas là.

 

La femme au tablier guette la pluie aux vitres

En spectacle tous les nuages jouent au plus fin

Une fillette de peu de poids

Passée au bleu

Joue sur un canapé crevé

Le silence a des remords.

 

J'ai suivi les murs d'une rue très longue

Des pierres des pavés des verdures

De la terre de la neige du sable

Des ombres du soleil de l'eau

Vie apparente

 

Sans oublier qu'elle était là

À promener un grand jardin

À becqueter un murier blanc

La neige de ses rires stérilisait la boue

Sa démarche était vierge.

 

Paul Éluard,  La vie immédiate [1932], dans Œuvres complètes, I, préface et chronologie de Lucien Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. 391 et 396-397.

15/12/2012

Adonis, Chronique des branches

Adonis, Chronique des branches, miroir, chemin, prophétie

Miroir du chemin, Chronique des branches

 

                      I

 

Non pas l'estuaire des miroirs,

non pas la rose des vents.

Toute chose est une aile

ascendante dans mon sang,

dans les champs,

nageant dans l'orbite des saisons.

 

J'ai fait de mon visage le frère de l'herbe

et mes pas se sont livrés à la nostalgie

des miroirs.

J'ai vu les éléments pleurer, ouvrir

entre nous la blessure fraternelle.

J'ai reconnu le signe attestant

que je suis prélude à l'annonciation,

plante de l'Orient au jardin de la prophétie.

 

Non pas l'estuaire des miroirs,

non pas la rose des vents.

Toute chose est chemin,

les frontières et leurs étendards,

la rencontre et son ascension,

la voix, ma voix dans mes paumes,

les oiseaux qui s'éloignent

et laissent leurs noms parmi les branches,

les branches et leur histoire.

 

Adonis, Chronique des branches, traduit de l'arabe

par Anne Wade Monkowski et présenté par

Jacques Lacarrière, édition bilingue, Orphée /

La Différence, 2012, p. 47 et 49.

13/12/2012

Jean-Claude Pirotte, Cette âme perdue

Jean-Claude Pirotte, Cette âme perdue, la mort, William Cliff, Armand Lubin

la mort s'approche à petits pas

c'est la tortue je suis le lièvre

on voit luire sa carapace

merveilleusement ciselée

 

et ses yeux aux lourdes paupières

simulent une somnolence

de personnage centenaire

dans un refrain de romance

 

gothique ou dans un roman noir

écrit par madame Radcliffe

on garde peut-être en mémoire

une ode de William Cliff

 

on conjure avec les moyens

du bord l'avenir immédiat

on lit deux vers d'Armand Lubin

courir vite ne sert à rien

 

on avance ainsi pas à pas

de borne en borne vers le lieu

où la tortue vous attendra

en ouvrant largement les yeux

 

Jean-Claude Pirotte, Cette âme perdue,

Le Castor Astral, 2911, p. 61.

12/12/2012

Marie de Quatrebarbes, Les pères fouettards me hantent toujours

Marie de Quatrebarbes,  Les pères fouettards me hantent  toujours, des trucs, la vie ordinaire

12

 

On se vêt et dévêt, des matins gris

Il y a des trucs que tu laisses en bas de la page

Tu jettes l'eau de la casserole, mise à sac

 

On ne pourrait pas se comprendre, s'appesantir

On dirait « il y a des trucs qui traînent un peu partout »

Un froid me mange, fait battre mes paupières

Comme dans le vent, coller au bout des doigts

 

Nous sommes dix en un même cœur

 

 

« Il est où l'animal »La fille entraperçue

Elle est passée à l'orange, quand le feu est arti

Et c'est bien ça la vie un long bruit de succion

Trace sur la longueur, votre bouche ovale

Que l'altitude relève les saveurs

 

Les caresses ne laissent jamais de traces

Et si je tourne la page, elles retombent

Du peu de vie au prix des confitures

 

Il a la dent dure et mes nuits sont trop courtes

Je me lève le matin pour tout recommencer

Mon corps s'étiole, les deux morceaux scintillent

Ma poitrine se soulève, une main dans l'été

 

J'allais les bras ballants sans le vouloir

La torsade du temps me rappelle aux ondes noires

 

 

Je ne pensais pas découvrir

Ce que rencontrant, comprenant

À quel point fort lorsqu'immanent

Loin de s'abattre comme un jugement

Il se construit au gré du vent

Comme un tout petit enfant

 

Marie de Quatrebarbes,  Les pères fouettards me hantent

toujours, Lanskine, 2012, p. 48-50.

11/12/2012

Ludovic Degroote, Monologue

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[...]

tout l'amour que ma mort a consolidé entre nos parents n'a pas empêché de les perdre chacun dans une douleur qu'ils ne pouvaient exprimer à l'autre qu'à travers du silence, par pudeur, ou par crainte de l'envahir, d'aviver sa peine, ou de je ne sais quoi qui aurait nécessairement accru cette douleur

 

ma disparition a créé beaucoup de souffrance et ça me fait mal, j'aurais bien évidemment préféré vivre, faire vivre les autres, mais j'ai pris toute la place, ma mort les a plongés dans ce lieu commun où chacun se sépare, prenant appui contre son propre vide, je n'ai jamais rien réclamé

 

nous avançons dans le monde comme des êtres disparus

 

et nous replions dès qu'on s'imagine que notre monde intérieur ne nous expose pas, car nous sommes devenus dans une histoire qui nous dépasse et que je te laisse continuer avec la sincérité trompeuse qui semble nous donner de la profondeur et nous articuler si loin en nous que nous croyons établir un espace où chacun de nous deux ne serait plus seul

 

alors que dans ces vies incluses que leur silence contient il est difficile de s'entendre

[...]

 

Ludovic Degroote, Monologue, Champ Vallon, 2012, p. 24-25.

10/12/2012

Jean-Paul Michel, Je ne voudrais rien qui mente dans un livre

 

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La vie est une brûlure, pas un calcul

 

    IV

 

Des oliviers plantés avec soin devant nos yeux couvrent

comme une mer la sèche

montagne. Les hommes, ainsi, habitent,

de leur talent l'espace entier du vivable ils

façonnent un visage tenable devant

le chaos des monts : c'est

la torche qu'ils allument leur

poème — devant le tout de l'être, avec modestie,

ferveur. Cette poursuite de travaux salubre est

leur arque. Une cloche soudain taille dans le silence un

ordre On remercie, reconnaissant, de

ce qu'une musique humaine puisse

borner le silence donné — ce don

d'un monde plus grand et

meilleur

 

Ces signes ne sont pas sans portée. Puisses-tu

carillon matinal valoir métaphore pour

un signe vers

le tout de l'être en sa beauté terrible — d'un coup surgi

                   surgi

attisant nos désirs ! Puisses-tu

poème comme un cri scander

à l'égal de ces notes dans l'aube — et, comme elles, d'assez

                    de portée un chant

pur

À cette condition, la parole n'aurait pas été chose vaine

 

Penser est habiter. Il n'y a d'autre mesure que la parole

L'Être n'a pas de plein La vérité est son voile Chaque

possibilité nouvelle de la parole, de ce voile, un pli

nouveau. Chacun de ces plis porte

le chiffre d'un poète.


Jean-Paul Michel, Je ne voudrais rien qui mente dans un livre,

Flammarion, 2010, p. 250-251.

 

09/12/2012

Pierre Reverdy, Chair vive

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                Chair vive

 

Lève-toi carcasse et marche

Rien de neuf sous le soleil jaune

Le der des der des louis d'or

La lumière sui se détache

sous les pellicules du temps

La serrure au cœur qui éclate

Un fil de soie

Un fil de plomb

Un fil de sang

Après ces vagues de silence

Ces signes d'amour au crin noir

Le ciel plus lisse que ton œil

Le cou tordu d'orgueil

Ma vie dans la coulisse

D'où je vois onduler les moissons de la mort

Toutes ces mains avides qui pétrissent des boules de fumée

Plus lourdes que les piliers de l'univers

Têtes vides

Cœurs nus

Mains parfumées

Tentacules des singes qui visent les nuées

Dans les rides de ces grimaces

Une ligne droite se tend

Un nerf se tord

La mer repue

L'amour

L'amer sourire de la mort

 

Pierre Reverdy, Bois vert (1948-1949), dans Œuvres

complètes, II, édition préparée, présentée et annotée

par Étienne-Alain Hubert, 2010, p. 448-449.