09/01/2013
Michel Deguy, Poèmes de la presqu'île
Le pommier
J'ai attendu, comme un amant aux champs prend rendez-vous sous le pommier rigide, et dans l'herbe qui jaunit, attend tout l'après-midi sous des tonnes de nuages. L'amante ne vient pas.
Ce qui est rien, peut-il être entouré en l'âme et ainsi deviné — margelle des poignets tordus ; tresse des yeux de plusieurs amis en rond ; spirale des croassements qui vrillent, défoncent ; anneau de voix ; mon mal, mon mal, transcendance qui irrompt, jetant à terre ici le fourbu geignant de cette naissance, déposé, Ulysse rustique (il chasse les poules ataxiques) aux yeux charnus, du vent plein la face, l'évanoui qui ne cesse « où suis-je, où suis-je ? » Faire mémoire de ce don des choses prudentes qui tâtonnent sur la mince couche de glace du monde.
Sous un pommier charmant, étendu mais trop bavard pour le poème (pourtant la marée grimpe dans les branches basses cherchant un nid dans l'abri vert), est-ce notre lot de ne plus avoir à méditer que des conflits d'hommes ?
Michel Deguy, Poèmes de la presqu'île, collection "Le Chemin", Gallimard, 1961, p. 40-41.
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08/01/2013
Philippe Beck, Poésies didactiques
Et la prose
Prose :
de la masse absorbante
supposant trop les nerfs
fragiles de l’enfantine poésie ?
De la poésie enfantine d’aujourd’hui ?
Véhicule insouciant
véhiculé.
Ce qui est serré
et qu’aère la poésie,
ou la trame sérieuse
de la vie dont les mailles
sont assouplies ou bien relâchées
par de la poésie oxygénée ?
La vertu est prose,
et l’innocence est poésie ?
Hum.
Le monde des corps est prosaïque
et l’espace est poème du commencement,
puis, quand formé, p. de la fin ?
Donc, la santé vraie est prose ?
Et la poésie médicament ?
Mais la santé absolue
est absolument prosaïque,
et il n’y a plus la poésie
si tout est santé
paradisiaque (hypothèse d’alcool),
car les divertissements règnent
là-bas, sans délai.
Là-bas = absolu pays des jouets.
Des poupées.
Le Non
au pur devoir de diversion
est un problème musical.
De la médecine musique.
Philippe Beck, Poésies didactiques,
Théâtre typographique, 2001, p. 119.
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07/01/2013
Aurélie Loiseleur, Gens de peine (à paraître aux éditions NOUS)
Tailleurs de noms
I.
Gens courants
sont tout chose
Gens connus
pour obéir augmentent l’obscurité en se multipliant
Gens fameux
pour s’effacer se voient oubliés sans appel
Gens brillants
rêvent d’être élus réputés aussi célèbres que Soleil
éteints jamais ne seront renommés
II.
Jean statue
« autrui me dénomme tu aussi je tais mon nom qui suis je
on me pronomme on
je proteste « j’ai quelqu’un »
acte échoué
on me dénonce comme personne
je pense que je pense que je pense que je pense que je
suis qui suis-je
je me suis surpensé aujourd’hui
je somme « existez-moi »
rien à faire
je suis compris dans la masse
d’on tous
(oh que mon on
me plombe / aucune ombre
n’est plus lourde à porter) »
III.
Gens de peu portent devant eux le beau nom ombreux
allons qu’on se prosterne à la queue
font courir la rumeur
« c’est Jean-Luc Delarue animateur » excite
les molécules du Grand Public fabrique
des visages à base de regards
Gens se battent contre les anonymaux histoire
de
à la fin certains ont du nom éclatant en Pays de Gloire
la dit-on mort leur profite
à moins de porter le coup fatal
Noms sont insignifiants
IV.
Madame Magloire se produit au Théâtre de l’Éphémère
Gens sans pitié se taillent un nom au jugé
dans la masse musculeuse
aspirent à n’être
que noms (corps seconds costumes ami-
donnés) les gênent aux entournures
de la condition
majesticulent à se démettre (tant
ce sont des on) Gens reculés
pour être distingués coûte
que coûte se masculent
laissent traîner leurs fils font sauter
les coutures
membres les dé-
mangent à la naissance
du nom se défont
Aurélie Loiseleur, inédit, à paraître dans Gens de peine,
aux éditions NOUS en 2014.
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06/01/2013
James Joyce, Poèmes, traduction Jacques Borel
Ma colombe, ma belle,
Lève-toi, lève-toi !
La rosée d ela nuit
Mouille mes yeux, mes lèvres.
Les vents embaumés tissent
Tout un chant de souirs !
Lève-toi, lève-toi
Ma colombe, ma belle !
Je t'attends près du cèdre,
Ma sœur et mon amour.
Sein pur de la colombe
Mon sein sera ta couche.
La pâle rosée couvre
Ma tête comme un voile.
Ma blonde, ma colombe,
Lève-toi, lève-toi !
My dove, my beautiful one,
Arise, arise !
The night-dew lies
Upon my lips and eyes.
The odorous winds are weaving
A music of sight :
Arise, arise,
My dove, ma beautiful dove !
I wait by the cedar tree,
My sister, my love.
White breast of the dove,
My breast shall be your bed.
The pale dew lies
Like a veil on my head.
My fair one, my fair dove,
Arise, arise !
James Joyce, Poèmes, édition bilingue,
poèmes traduits de l'anglais et préfacés
par Jacques Borel, Gallimard, 1967,
p. 43 et 42.
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05/01/2013
Marie Étienne, Le Livre des recels
Journal sans bords, 1975-1978
1 LA LAIDE
Amère, amère. Retombée de citron. Elle est celle qui s'éprend de l'heure reine tôt vécue.
Et marcher dans cette ouate imbibée, quel retard !
Les arbres sans racines se sont trompés de terre, leurs feuilles s'engloutissent, s'engloutissent, n'ayant rien d'autre à espérer. Les pierres sont devenues montagnes, elles-mêmes devenues carnaval incertain que chacun se balance à la tête.
« Ma rivière calme dans sa fête, l'air carnassier, Mère des Trois Pays, ça cogne dans ta tête, tu crois que c'est à la fenêtre.
Va-nu-pieds sur la digue, sur la digue don daine, tu traînes, corps vautré.
Sang coulé n'a pas d'odeurs, le tien si car de menstrues.
Les comptines sont là pour toi, crevasses en sus. »
2
Un homme a sa fenêtre compte les notes disposées sur les fils électriques, tandis qu'un train, si train il y a, refuse sa chanson aux moines paysans qui déversent aux champs leurs surplus de prières ; tandis que les gendarmes prennent la cuisinière en flagrant délit de masturbation.
Ça c'est un à-côté, rien de commun avec la laide, qui s'enfuit en cachant sa pensée, toute rouge dressée, et poursuivie par des soldats casqués en vue de ce travail.
Revêches sont les cerisiers, les épaules, les villages.
[...]
Marie Étienne, Le Livre des recels, Poésie / Flammarion, 2011, p. 121-122.
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04/01/2013
Paul Éluard, Dignes de vivre
La dernière nuit
I
Ce petit monde meurtrier
Est orienté vers l'innocent
Lui ôte le pain de la bouche
Et donne sa maison au feu
Lui prend sa veste et ses souliers
Lui prend son temps et ses enfants
Ce petit monde meurtrier
Confond les morts et les vivants
Blanchit la boue gracie les traitres
Transforme la parole en bruit
Merci minuit douze fusils
Rendent la paix à l'innocent
Et c'est aux foules d'enterrer
Sa chair sanglante et son ciel noir
Et c'est aux foules de comprendre
La faiblesse des meurtriers.
II
Le prodige serait une légère poussée contre le mur
Ce serait de pouvoir secouer cette poussière
Ce serait d'être unis.
III
Ils avaient mis à vif ses mains courbé son dos
Ils avaient creusé un trou dans sa tête
Et pour mourir il avait dû souffrir
Toute sa vie
IV
Beauté créée pour les heureux
Beauté tu cours un grand danger
Ces mains croisées sur tes genoux
Sont les outils d'un assassin
Cette bouche chantant très haut
Sert de sébile au mendiant
Et cette coupe de lait pur
Devient le sein d'une putain.
[...]
Paul Éluard, Dignes de vivre, nouvelle édition
revue et augmentée illustrée par Fautrier,
éditions littéraires de Monaco, 1951, p. 45-49.
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03/01/2013
Ariane Dreyfus, La lampe allumée si souvent dans l'ombre
"La poésie quand nous la faisons"
Moi peu importe
« C'est moi ? » Dès que j'écris, cette question ne se pose plus.
« Qui est-ce ? » Écrire sans le savoir, sans vouloir le savoir.
Je mets JE si je veux dire « ici maintenant », face au vide donc, et IL ou ELLE pour reculer de quelques pas, inscrire de la présence dans un cadre ou un paysage. De quelque côté que j'écrive, j'y vais avec ce que j'ai et aussi ce que je n'ai pas.
Un jour, j'ai entendu dans un film1 « Le passé, ce n'est pas ce qui a disparu, c'est ce qui t'appartient », phrase qui m'a bouleversée. Car j'entendais : « Ton passé, il sera ce que tu en fais en ce moment ». Je vis dans le faire, dans un certain volontarisme, énormément. Ainsi n'ai-je vraiment conscience que du présent, présenr que je ne suis pas seulement en train de vivre, mais d'élaborer. Écrire y contribue. Ce qui fait que je reviens assez souvent à l'enfance, comme on replonge le pinceau dans l'eau pour continuer à peindre, l'enfance étant le moment de l'attente sans bords. Mais attente qui agit : joue. En effet, toute création est un jeu, c'est-à-dire mise à distance du réel pour ne pas constamment le subir, dans une minutie qui peut sembler folle à qui n'y entre pas. L'enfance étant à la fois l'irréparable et l'espoir, je ne vois pas comment j'écrirais dans un esprit qui ne serait pas d'enfance. Et comme le temps ne s'arrête pas, je ne cesse de poser et reposer cette question : « Est-il trop tard ? », d'où, pour y répondre, mes nombreuses réécritures du Petit Poucet sur lequel s'ouvre d'ailleurs mon premier vrai livre : Les Miettes de décembre. Figure récurrente, et quand j'ai réalisé à quel point, j'ai entrepris de lui offrir un livre entier : La Terre voudrait recommencer. Il est pour moi celui qui ne renonce jamais, celui qui parvient toujours à trouver un chemin, au-delà de l'abandon répété par des parents absurdes, au-delà de l'indifférence des oiseaux qui sont dans leur ciel, au-delà de l'ogre qui aurait pu faire que tout s'arrête. Il trouve toujours une issue ; le conte s'achève d'ailleurs sur des bottes qu'il chausse. Trop grandes ? Non, du seul fait qu'il prenne l'initiative, sans se poser de questions, d'y mettre les pieds, elles lui vont !
Une des questions les plus justes de l'état dans lequel on est quand on se lance dans l'écriture d'un poème est donnée par Barthes quand il parle de l'écriture d'une lettre d'amour : « Ce que l'amour dénude en moi c'est l'énergie. Tout ce que je fais a un sens (je puis donc vivre, sans geindre), mais ce sens est une finalité insaisissable : il n'est que le sens de ma force. Les inflexions dolentes, coupables, tristes, tout le réactif de ma vie quotidienne est retourné2 ». J'écris pour ressentir — vérifier ? — que j'ai encore envie.
Ariane Dreyfus, La lampe allumée si souvent dans l'ombre, José Corti, 2012, p. 85-86.
© Photo Tristan Hordé.
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01/01/2013
Samuel Beckett, Molloy
I
Je suis dans la chambre de ma mère. C'est moi qui y vis maintenant. Je ne sais pas comment j'y suis arrivé. Dans une ambulance peut-être, un véhicule quelconque certainement. On m'a aidé. Seul je ne serai pas arrivé. Cet homme qui vient chaque semaine, c'est grâce à lui peut-être que je suis ici. Il dit que non. Il me donne n peu d'argent et enlève les feuilles. Tant de feuilles, tant d'argent. Oui, je travaille maintenant, un peu comme autrefois, seulement je ne sais plus travailler. Cela 'a pas d'importance, paraît-il. Moi je voudrais maintenant parler des choses qui me restent, faire mes adieux, finir de mourir. Ils ne veulent pas. Oui, ils sont plusieurs, paraît-il. Mais c'est toujours le même qui vient. Vous ferez ça plus tard, dit-il. Bon. Je n'ai plus beaucoup de volonté, voyez-vous. Quand il vient chercher les nouvelles feuilles, il rapporte celles de la semaine précédente. Elles sont marquées de signes que je ne comprends pas. D'ailleurs je ne les relis pas. Quand je n'ai rien fait il ne me donne rien, il me gronde. Cependant je ne travaille pas pour l'argent. Pour quoi alors ? Je ne sais pas. Je ne sais pas grand-chose, franchement. La mort de ma mère, par exemple. Était-elle déjà morte à mon arrivée ? Ou n'est-elle morte que plus tard ? Je veux dire morte à enterrer. Je ne sais pas. Peut-être ne l'a-t-on pas enterrée encore. Quoi qu'il en soit, c'est moi qui ai sa chambre. Je couche dans son lit. Je fais dans son vase. J'ai pris s aplace. Je dois lui ressembler de plus en plus. Il ne me manque plus qu'un fils. J'en ai un quelque part peut-être. Mais je ne crois pas. Il serait vieux maintenant, presque autant que moi. C'était une petite boniche. Ce n'était pas le vrai amour. Le vrai amour était dans une autre. Vous allez voir. Voilà que j'ai encore oublié son nom.
Samuel Beckett, Molloy, éditions de Minuit, 1951, p. 7-8.
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31/12/2012
Claude Dourguin, Les nuits vagabondes
Je ne sais quel incident, retard pris dans le dédale des déviations, de routes secondaires non signalisées, nous fit arriver aux abords d'une petite cité maritime bien après le coucher du soleil. Heure, lassitude, il n'était pas question de poursuivre. Un toit ? Il n'y pensait pas. L'air, très doux, balançait les étoiles pâles au ciel, dans la perspective d'une avenue vaguement industrielle des bâtiments cubistes découpaient l'ombre, côté terre de grands pylônes inscrivaient pour les visiteurs d'autres planètes leurs chiffres cabalistiques. Pour une fois, ils semblaient porteurs d'une beauté — futuriste et, si l'on songeait à l'énergie mystérieuse dont ils supportaient les fils — vaguement mystique. Une petite route transversale prise au hasard permit de s'éloigner un peu, découverte en bout de champ voué à la culture maraîchère une banquette d'herbe, nous nous installâmes ente deux couvertures. Sur l'Ouest, une grande lune rousse s'était levée, hésitante derrière un voile de nuages blancs d'une extrême finesse. Pleine, elle se tenait proche, d'une taille, semblait-il excessive, grand œil distrait ouvert sur la scène. Au ciel gris bleu sans profondeur, éteint par d'imperceptibles nuées en bandes longues, errantes, on ne distinguait plus que quelques étoiles, discrètes. La nuit se tenait coite dans l'air humide et tiède, nul indice ne permettait de se situer, campagne indéterminée, incertaine peut-être même, ville campagne pour Alphonse Allais ? L'étrangeté venait de cette indéfinition tranquille, de ce suspens sous l'œil chassieux de la lune et de l'absence sans traces de ce pourquoi nous nous étions mis en route.
Un sommeil bref fut le lot de ce que j'éprouvai comme une traversée les yeux bandés. Vers cinq heures, un gigantesque bruit de ferraille à quoi se superposa puis se mêla, chaos tonitruant, celui de moteurs — automobiles, camions, dont on entendait passer les vitesses, accélérations, l'une derrière l'autre, moulinettes aiguës, ou, courtes saccades de gros transporteurs ; décélérations brèves, diminuendo, il devait y avoir un feu rouge proche —, ce vacarme secoua l'aube, très vite s'intensifia puis finit, à la manière d'un gaz, par occuper la totalité de l'espace.
Claude Dourguin, Les nuits vagabondes, éditions Isolato, 2008, p. 27-29.
© Photo Claude Dourguin.
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30/12/2012
Pierre Michon, Les Onze
Je vous prie, Monsieur, d'arrêter votre attention sur ceci : que savoir le latin quand on est Monseigneur le Dauphin de la Maison de France et le fils de Corentin la Marche, ne sont pas une seule et même chose ; ce sont même deux choses diamétralement opposées : car quand l'un, le dauphin, lit à chaque page, à chaque désinence, à chaque hémistiche, une glorieuse ratification de ce qui est et doit être, dont il fait lui-même partie, et que levant les yeux par ailleurs entre deux hémistiches, il voit par la fenêtre des Tuileries le grand jet d'eau du grand bassin et derrière le grand bassin sur les chevaux de Marly la Renommée avec sa trompette, l'autre, François Corentin, qui relève la tête vers des futailles et de la terre de cave gorgée de vin, l'autre voit dans ces mêmes désinences, ces mêmes phrases qui coulent toutes seules et trompettent, à la fois le triomphe magistral de ce qui est, et la négation de lui-même, qui n'est pas : il y voit que ce qui est, même et surtout si ce qui est paraît beau, l'écrase comme du talon on écrase une taupe.
De cela , Monsieur — et surtout de ce que Corentin le père bien sûr ne savait pas lire, mais encore à peine parler, et seulement patois, excellait seulement dans le savant mélange de vins violets et d'alcools blancs ; de ce que sa présence, sa vie, était à elle seule pour qui lit Virgile, une honte inexpiable (ce qui bien sûr quand on lit Virgile, quand vraiment on le lit avec le cœur, et non pas à la façon déboussolée d'un écolier limousin, est un solécisme inexpiable, mais ceci est une autre affaire) ; de ce que, privé de langage, le père l'était aussi de ce qu'on appelle l'esprit ; que d'ailleurs s'il s'était avisé d'avoir de l'esprit et de jurer lui aussi que Dieu est un chien cela aurait donné quelque chose d'informe qu'on peut transcrire à peu près par Diàu ei ùn tchi, une sorte d'éternuement — de cela tout découle, tout ce qui nous intéresse : la curiosité intellectuelle, la volonté, l'âpreté littéraire, et pour finir l'impeccable réversion de l'injure patoise en petits sonnets anacréontiques ; le grand couteau limousin tout à fait dissimulé dans des bouquets de fleurs versifiables [...]
Pierre Michon, Les Onze, Verdier, 2009, p. 39-41.
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29/12/2012
Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde
La vache : description
La
Vache
Est
Un
Animal
Qui
A
Environ
Quatre
Pattes
Qui
Descendent
Jusqu'
À terre.
L'escargot
Il passe comme un paquebot
dans l'herbe tremblante de pluie
quand les araignées essuient
leurs toiles car il fait beau
J'ai toujours aimé l'escargot
son pas frais luisant et sans bruit
sa navigation dans la nuit
le long des murs, vivant cargo
on en retrouve le sillage
le matin, brillant au soleil
Où va l'escargot, qui voyage
dans le noir cornes en éveil ?
En haut du fenouil, en équilibre
il médite sur les étoiles libres.
Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde,
poèmes illustrés, Seghers, 1990, p. 74, 78.
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28/12/2012
Andreï Voznessenski, La poire triangulaire
Je m'exile en moi...
Je m'exile en moi
je suis mon faubourg
flambent mes sapins refermés
sur mon visage trouble comme un miroir
sombrent les élans et les pergolas
je suis le fleuve et je suis l'univers
qui passe encore au-delà de mon horizon
trois soleils rouges saignent parmi
trois bosquets tremblants comme des vitraux
trois femmes luisent en une seule
comme des cubes l'un dans l'autre
l'une m'aime et rit aux éclats
l'autre en elle bat des ailes
et la troisième dans un coin
hérissée comme un charbon ardent
ne me pardonne pas
et veut encore se venger
et son regard s'illumine comme une pièce
au fonds d'un puits.
Andreï Voznessenski, La poire triangulaire, poèmes traduits
du russe par Jean-Jacques Marie, Denoël/Les Lettres
Nouvelles, 1971, p. 49-50.
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27/12/2012
Isabelle Sbrissa, Travaux d'Italie
Bagno
Nuvenia si adatta Neuvaine il s'assit à dada
Perfattemente — Perds cette amante ! Hé !? —
Al tuo corpo Elle le tue au corps ! Peau
Davanti e dietro D'amant tiédit trop
Seguendoti Sa couenne d'ôtée
In ogni movimento — un honni mauvais manteau
Indirizzi
Eduardo Laudizi Un doigt ardent m'ôte d'ici
Piazza Fossatello puise et s'enfonce, ah ! ciel oh !
Genova gêne au vent !
Ivo La Manna Lui fol, à mon nez
64, via Sturla sexe entra, écarta, vrillé à cet ourlet
Genova d'hygiène en vain
Paolo Secchi Il me lime la lélé
Via Lemerele, 21 il me lune la méré
Voltri la lélelle
la marelle
la lunelle
j'en suis toute illuinée
ma lunule brille comme une muline
enfilée
il me mémet sa lumune embuée
embavée
ô Paolo
lumine-moi la lune
scie-moi la quèche
assèque-la
atrique-la
détraque-moi
détache-la
laisse-la liniller au loin là-bas
lyrer
triller
spiriller
esprier
ô abrille mon ciel noir
élunis-moi sans frein
[...]
Isabelle Sbrissa, Travaux d'Italie, dans Grumeaux, "Violence", n° 3, 2012, éditions NOUS, p. 8, 9, 10, 13, 14.
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26/12/2012
Catherine Pozzi, Très haut amour
Chanson sans gestes
Sur la planète de douleurs
Les roses vont jusqu'au ciel même.
Devant le mur d'azur tu meurs
Du mal qui vient d'ailleurs.
Soleil, soleil fleur de souci
Touche un cœur de ta pointe extrême
Le rayon jeté sans merci
Du passé jusqu'ici.
Mon cœur est une rose aussi
Il est plein de rois et de reines
Ils ont vécu ils ont fini
Ils souffrent où je suis.
Ils ont dormi ils ont péri
Ils s'éveilleront si je t'aime.
Un trait les touche sans merci
L'amour n'est pas l'ami.
Ô prisonniers ! dormez ainsi
Ne quittez les ombres suprêmes
La caresse est blessure ainsi
Le soleil passe aussi.
Catherine Pozzi, Très haut amour, édition de
Claire Paulhan et Laurence Joseph,
Poésie/Gallimard, 2002, p. 63-64.
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25/12/2012
André Frénaud, Hæres
Scène de théâtre sur la place
Deux ou trois filles à califourchon au sommet de l'escalier à double rampe, sur la tribune baroque adossée à la façade, d'où partaient autrefois les proclamations. Elles sont là qui jabotent, elles tapotent la vieille pierre de leurs jambes gainées de cuir.. Et l'on dirait qu'elles tiennent la dragée haute à un petit groupe confus en bas des marches, de soldats et quelques civils qui marmonnent parmi l'obscurité... Ils ne cherchent as à grimper. Tout au plus, entre les niveaux, des bouts de phrase viennent, vont... Se relient-ils... Se relaient-elles ? Allusions blagueuses, effronterie, apeurement... C'est ainsi qu'ils s'entretiennent.
Puis, arrivent des motocyclistes, paradant, pétaradant... qui s'arrêtent, abrupts, chuchotent quelques mots, déjà repartent avec en croupe parfois une fille où un garçon.
Du menu peuple passe, qui rentre chez soi.
C'est à la nuit tombante, sur une place autrefois glorieuse, devant la vieille église qui s'encrasse, le train-train de cette scène recommencée chaque jour pour faire patienter et pour divertir de l'inépuisable, de l'inutile foisonnement...
Ont-ils le sentiment d'amorcer un spectacle ? Il n'y a pas de pièce déjà écrite. Il ne s'en improvisera pas. On pourrait imaginer qu'une fois ou l'autre : sédition massive, affrontements entre quartiers, viols...
Mais cette sorte d'événement saurait-elle résoudre le vide, l'attente interminable ?
André Frénaud, Hæres, Gallimard, 1882.
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