Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

09/01/2013

Michel Deguy, Poèmes de la presqu'île

imgres.jpeg

                                   Le pommier

 

  J'ai attendu, comme un amant aux champs prend rendez-vous sous le pommier rigide, et dans l'herbe qui jaunit, attend tout l'après-midi sous des tonnes de nuages. L'amante ne vient pas.

 

   Ce qui est rien, peut-il être entouré en l'âme et ainsi deviné — margelle des poignets tordus ; tresse des yeux de plusieurs amis en rond ; spirale des croassements qui vrillent, défoncent ; anneau de voix ; mon mal, mon mal, transcendance qui irrompt, jetant à terre ici le fourbu geignant de cette naissance, déposé, Ulysse rustique (il chasse les poules ataxiques) aux yeux charnus, du vent plein la face, l'évanoui qui ne cesse « où suis-je, où suis-je ? » Faire mémoire de ce don des choses prudentes qui tâtonnent sur la mince couche de glace du monde.

 

   Sous un pommier charmant, étendu mais trop bavard pour le poème (pourtant la marée grimpe dans les branches basses cherchant un nid dans l'abri vert), est-ce notre lot de ne plus avoir à méditer que des conflits d'hommes ?

 

Michel Deguy, Poèmes de la presqu'île, collection "Le Chemin", Gallimard, 1961, p. 40-41.

08/01/2013

Philippe Beck, Poésies didactiques

 

Et la prose

 

images-1.jpeg

Prose :

de la masse absorbante

supposant trop les nerfs

fragiles de l’enfantine poésie ?

De la poésie enfantine d’aujourd’hui ?

Véhicule insouciant

véhiculé.

Ce qui est serré

et qu’aère la poésie,

ou la trame sérieuse

de la vie dont les mailles

sont assouplies ou bien relâchées

par de la poésie oxygénée ?

 

La vertu est prose,

et l’innocence est poésie ?

Hum.

Le monde des corps est prosaïque

et l’espace est poème du commencement,

puis, quand formé, p. de la fin ?

Donc, la santé vraie est prose ?

Et la poésie médicament ?

Mais la santé absolue

est absolument prosaïque,

et il n’y a plus la poésie

si tout est santé

paradisiaque (hypothèse d’alcool),

car les divertissements règnent

là-bas, sans délai.

Là-bas = absolu pays des jouets.

Des poupées.

Le Non

au pur devoir de diversion

est un problème musical.

De la médecine musique.

 

Philippe Beck, Poésies didactiques,

Théâtre typographique, 2001, p. 119.

07/01/2013

Aurélie Loiseleur, Gens de peine (à paraître aux éditions NOUS)

images-2.jpeg

                                               Tailleurs de noms 

                                               I.

 

 

                            Gens courants

sont tout chose                         

                             Gens connus

pour obéir augmentent l’obscurité en se multipliant                            

                             Gens fameux

pour s’effacer se voient oubliés sans appel                           

                             Gens brillants       

rêvent d’être élus réputés aussi célèbres que Soleil

 

                              éteints jamais ne seront renommés  

  

 

                                       II.

 

 

                 Jean statue

 

                            « autrui me dénomme tu aussi je tais mon nom qui suis je

 

on me pronomme on

je proteste « j’ai quelqu’un » 

                              acte échoué

on me dénonce comme personne 

 

je pense que je pense que je pense que je pense que je                                                   

suis qui suis-je

je me suis surpensé aujourd’hui 

 

je somme « existez-moi » 

rien à faire  

je suis compris dans la masse

d’on tous

 

(oh que mon on

me plombe / aucune ombre

n’est plus lourde à porter) »  

 

                    

                                    III.

                           

 

Gens de peu portent devant eux le beau nom ombreux

allons qu’on se prosterne à la queue   

 

                                                   font courir la rumeur

« c’est Jean-Luc Delarue animateur » excite

les molécules du Grand Public fabrique

des visages à base de regards 

 

Gens se battent contre les anonymaux histoire

de 

  

à la fin certains ont du nom éclatant en Pays de Gloire                        

                                                    la dit-on mort leur profite

à moins de porter le coup fatal

 

                                             Noms sont insignifiants

 

 

                                     IV.

 

 

Madame Magloire se produit au Théâtre de l’Éphémère

 

Gens sans pitié se taillent un nom au jugé  

dans la masse musculeuse

                                       aspirent à n’être

que noms (corps seconds costumes ami-

donnés) les gênent aux entournures

de la condition         

 

majesticulent à se démettre (tant

ce sont des on) Gens reculés

pour être distingués coûte

que coûte se masculent

                                                laissent traîner leurs fils font sauter

les coutures

                                                                               membres les dé-

                                                                               mangent à la naissance

                                                                               du nom se défont  

 

                     Aurélie Loiseleur, inédit, à paraître dans Gens de peine,

                      aux éditions NOUS en 2014.

 

 

 

 

 

 

06/01/2013

James Joyce, Poèmes, traduction Jacques Borel

Unknown.jpeg

Ma colombe, ma belle,

   Lève-toi, lève-toi !

   La rosée d ela nuit

Mouille mes yeux, mes lèvres.

 

Les vents embaumés tissent

   Tout un chant de souirs !

Lève-toi, lève-toi

Ma colombe, ma belle !

 

Je t'attends près du cèdre,

   Ma sœur et mon amour.

   Sein pur de la colombe

Mon sein sera ta couche.

 

La pâle rosée couvre

   Ma tête comme un voile.

   Ma blonde, ma colombe,

Lève-toi, lève-toi !

 

 

My dove, my beautiful one,

   Arise, arise !

   The night-dew lies

Upon my lips and eyes.

 

The odorous winds are weaving

   A music of sight :

   Arise, arise,

My dove, ma beautiful dove !

 

I wait by the cedar tree,

   My sister, my love.

   White breast of the dove,

My breast shall be your bed.

 

The pale dew lies

   Like a veil on my head.

   My fair one, my fair dove,

Arise, arise !

 

 

James Joyce, Poèmes, édition bilingue,

poèmes traduits de l'anglais et préfacés

par Jacques Borel, Gallimard, 1967,

p. 43 et 42.

05/01/2013

Marie Étienne, Le Livre des recels

Marie Étienne, Le Livre des recels, la laide, rêverie

Journal sans bords, 1975-1978

 

1                                                                                 LA LAIDE

 

   Amère, amère. Retombée de citron. Elle est celle qui s'éprend de l'heure reine tôt vécue.

 

   Et marcher dans cette ouate imbibée, quel retard !

Les arbres sans racines se sont trompés de terre, leurs feuilles s'engloutissent, s'engloutissent, n'ayant rien d'autre à espérer. Les pierres sont devenues montagnes, elles-mêmes devenues carnaval incertain que chacun se balance à la tête.

 

   « Ma rivière calme dans sa fête, l'air carnassier, Mère des Trois Pays, ça cogne dans ta tête, tu crois que c'est à la fenêtre.

   Va-nu-pieds sur la digue, sur la digue don daine, tu traînes, corps vautré.

   Sang coulé n'a pas d'odeurs, le tien si car de menstrues.

   Les comptines sont là pour toi, crevasses en sus. »

 

  2

 

   Un homme a sa fenêtre compte les notes disposées sur les fils électriques, tandis qu'un train, si train il y a, refuse sa chanson aux moines paysans qui déversent aux champs leurs surplus de prières ; tandis que les gendarmes prennent la cuisinière en flagrant délit de masturbation.

 

   Ça c'est un à-côté, rien de commun avec la laide, qui s'enfuit en cachant sa pensée, toute rouge dressée, et poursuivie par des soldats casqués en vue de ce travail.

 

   Revêches sont les cerisiers, les épaules, les villages.

 [...]

 Marie Étienne, Le Livre des recels, Poésie / Flammarion, 2011, p. 121-122.

 

                                      

04/01/2013

Paul Éluard, Dignes de vivre

imgres.jpeg

                La dernière nuit

 

                           I

 

Ce petit monde meurtrier

Est orienté vers l'innocent

Lui ôte le pain de la bouche

Et donne sa maison au feu

Lui prend sa veste et ses souliers

Lui prend son temps et ses enfants

 

Ce petit monde meurtrier

Confond les morts et les vivants

Blanchit la boue gracie les traitres

Transforme la parole en bruit

 

Merci minuit douze fusils

Rendent la paix à l'innocent

Et c'est aux foules d'enterrer

Sa chair sanglante et son ciel noir

Et c'est aux foules de comprendre

La faiblesse des meurtriers.

 

                              II

 

Le prodige serait une légère poussée contre le mur

Ce serait de pouvoir secouer cette poussière

Ce serait d'être unis.

 

                              III

 

Ils avaient mis à vif ses mains courbé son dos

Ils avaient creusé un trou dans sa tête

Et pour mourir il avait dû souffrir

Toute sa vie

 

                                IV

 

Beauté créée pour les heureux

Beauté tu cours un grand danger

 

Ces mains croisées sur tes genoux

Sont les outils d'un assassin

 

Cette bouche chantant très haut

Sert de sébile au mendiant

 

Et cette coupe de lait pur

Devient le sein d'une putain.

 

 [...]

 

Paul Éluard, Dignes de vivre, nouvelle édition

revue et augmentée illustrée par Fautrier,

éditions littéraires de Monaco, 1951, p. 45-49.

03/01/2013

Ariane Dreyfus, La lampe allumée si souvent dans l'ombre

images.jpeg

"La poésie quand nous la faisons"

 

Moi peu importe

 

   « C'est moi ? » Dès que j'écris, cette question ne se pose plus.

   « Qui est-ce ? » Écrire sans le savoir, sans vouloir le savoir.

   Je mets JE si je veux dire « ici maintenant », face au vide donc, et IL ou ELLE pour reculer de quelques pas, inscrire de la présence dans un cadre ou un paysage. De quelque côté que j'écrive, j'y vais avec ce que j'ai et aussi ce que je n'ai pas.

   Un jour, j'ai entendu dans un film1 « Le passé, ce n'est pas ce qui a disparu, c'est ce qui t'appartient », phrase qui m'a bouleversée. Car j'entendais : « Ton passé, il sera ce que tu en fais en ce moment ». Je vis dans le faire, dans un certain volontarisme, énormément. Ainsi n'ai-je vraiment conscience que du présent,  présenr que je ne suis pas seulement en train de vivre, mais d'élaborer. Écrire y contribue. Ce qui fait que je reviens assez souvent à l'enfance, comme on replonge le pinceau dans l'eau pour continuer à peindre, l'enfance étant le moment de l'attente sans bords. Mais attente qui agit : joue. En effet, toute création est un jeu, c'est-à-dire mise à distance du réel pour ne pas constamment le subir, dans une minutie qui peut sembler folle à qui n'y entre  pas. L'enfance étant à la fois l'irréparable et l'espoir, je ne vois pas comment j'écrirais dans un esprit qui ne serait pas d'enfance. Et comme le temps ne s'arrête pas, je ne cesse de poser et reposer cette question : « Est-il trop tard ? », d'où, pour y répondre, mes nombreuses réécritures du Petit Poucet sur lequel s'ouvre d'ailleurs mon premier vrai livre : Les Miettes de décembre. Figure récurrente, et quand j'ai réalisé à quel point, j'ai entrepris de lui offrir un livre entier : La Terre voudrait recommencer. Il est pour moi celui qui ne renonce jamais, celui qui parvient toujours à trouver un chemin, au-delà de l'abandon répété par des parents absurdes, au-delà de l'indifférence des oiseaux qui sont dans leur ciel, au-delà de l'ogre qui aurait pu faire que tout s'arrête. Il trouve toujours une issue ; le conte s'achève d'ailleurs sur des bottes qu'il chausse. Trop grandes ? Non, du seul fait qu'il prenne l'initiative, sans se poser de questions, d'y mettre les pieds, elles lui vont !

   Une des questions les plus justes de l'état  dans lequel on est quand on se lance dans l'écriture d'un poème est donnée par Barthes quand il parle de l'écriture d'une lettre d'amour : « Ce que l'amour dénude en moi c'est l'énergie. Tout ce que je fais a un sens (je puis donc vivre, sans geindre), mais ce sens est une finalité insaisissable : il n'est que le sens de ma force. Les inflexions dolentes, coupables, tristes, tout le réactif de ma vie quotidienne est retourné2 ». J'écris pour ressentir — vérifier ? — que j'ai encore envie.

 

Ariane Dreyfus, La lampe allumée si souvent dans l'ombre, José Corti, 2012, p. 85-86.

© Photo Tristan Hordé.

 



1 Rois et reines d'Arnaud Desplechin.

2 Fragments d'un discours amoureux, "Affirmation".

01/01/2013

Samuel Beckett, Molloy

Samuel Beckett, Molloy, chambre, oubli, écriture

                                                I

 

   Je suis dans la chambre de ma mère. C'est moi qui y vis maintenant. Je ne sais pas comment j'y suis arrivé. Dans une ambulance peut-être, un véhicule quelconque certainement. On m'a aidé. Seul je ne serai pas arrivé. Cet homme qui vient chaque semaine, c'est grâce à lui peut-être que je suis ici. Il dit que non. Il me donne n peu d'argent et enlève les feuilles. Tant de feuilles, tant d'argent. Oui, je travaille maintenant, un peu comme autrefois, seulement je ne sais plus travailler. Cela 'a pas d'importance, paraît-il. Moi je voudrais maintenant parler des choses qui me restent, faire mes adieux, finir de mourir. Ils ne veulent pas. Oui, ils sont plusieurs, paraît-il. Mais c'est toujours le même qui vient. Vous ferez ça plus tard, dit-il. Bon. Je n'ai plus beaucoup de volonté, voyez-vous. Quand il vient chercher les nouvelles feuilles, il rapporte celles de la semaine précédente. Elles sont marquées de signes que je ne comprends pas. D'ailleurs je ne les relis pas. Quand je n'ai rien fait il ne me donne rien, il me gronde. Cependant je ne travaille pas pour l'argent. Pour quoi alors ? Je ne sais pas. Je ne sais pas grand-chose, franchement. La mort de ma mère, par exemple. Était-elle déjà morte à  mon arrivée ? Ou n'est-elle morte que plus tard ? Je veux dire morte à enterrer. Je ne sais pas. Peut-être ne l'a-t-on pas enterrée encore. Quoi qu'il en soit, c'est moi qui ai sa chambre. Je couche dans son lit. Je fais dans son vase. J'ai pris s aplace. Je dois lui ressembler de plus en plus. Il ne me manque plus qu'un fils. J'en ai un quelque part peut-être. Mais je ne crois pas. Il serait vieux maintenant, presque autant que moi. C'était une petite boniche. Ce n'était pas le vrai amour. Le vrai amour était dans une autre. Vous allez voir. Voilà que j'ai encore oublié son nom.

 

Samuel Beckett, Molloy, éditions de Minuit, 1951, p. 7-8.

31/12/2012

Claude Dourguin, Les nuits vagabondes

Claude Dourguin, Les nuits vagabondes, voyage, sommeil, bruit

   Je ne sais quel incident, retard pris dans le dédale des déviations, de routes secondaires non signalisées, nous fit arriver aux abords d'une petite cité maritime bien après le coucher du soleil. Heure, lassitude, il n'était pas question de poursuivre. Un toit ? Il n'y pensait pas. L'air, très doux, balançait les étoiles pâles au ciel, dans la perspective d'une avenue vaguement industrielle des bâtiments cubistes découpaient l'ombre, côté terre de grands pylônes inscrivaient pour les visiteurs d'autres planètes leurs chiffres cabalistiques. Pour une fois, ils semblaient porteurs d'une beauté — futuriste et, si l'on songeait à l'énergie mystérieuse dont ils supportaient les fils — vaguement mystique. Une petite route transversale prise au hasard permit de s'éloigner un peu, découverte en bout de champ voué à la culture maraîchère une banquette d'herbe, nous nous installâmes ente deux couvertures. Sur l'Ouest, une grande lune rousse s'était levée, hésitante derrière un voile de nuages blancs d'une extrême finesse. Pleine, elle se tenait proche, d'une taille, semblait-il excessive, grand œil distrait ouvert sur la scène. Au ciel gris bleu sans profondeur, éteint par d'imperceptibles nuées en bandes longues, errantes, on ne distinguait plus que quelques étoiles, discrètes. La nuit se tenait coite dans l'air humide et tiède, nul indice ne permettait de se situer, campagne indéterminée, incertaine peut-être même, ville campagne pour Alphonse Allais ? L'étrangeté venait de cette indéfinition tranquille, de ce suspens sous l'œil chassieux de la lune et de l'absence sans traces de ce pourquoi nous nous étions mis en route.

   Un sommeil bref fut le lot de ce que j'éprouvai comme une traversée les yeux bandés. Vers cinq heures, un gigantesque bruit de ferraille à quoi se superposa puis se mêla, chaos tonitruant, celui de moteurs — automobiles, camions, dont on entendait passer les vitesses, accélérations, l'une derrière l'autre, moulinettes aiguës, ou, courtes saccades de gros transporteurs ; décélérations brèves, diminuendo, il devait y avoir un feu rouge proche —, ce vacarme secoua l'aube, très vite s'intensifia puis finit, à la manière d'un gaz, par occuper la totalité de l'espace.

 

Claude Dourguin, Les nuits vagabondes, éditions Isolato, 2008, p. 27-29.

© Photo Claude Dourguin.

30/12/2012

Pierre Michon, Les Onze

Pierre Michon, Les Onze, le latin, Virgile, dividion sociale

   Je vous prie, Monsieur, d'arrêter votre attention sur ceci : que savoir le latin quand on est Monseigneur le Dauphin de la Maison de France et le fils de Corentin la Marche, ne sont pas une seule  et même chose ; ce sont même deux choses diamétralement opposées : car quand l'un, le dauphin, lit à chaque page, à chaque désinence, à chaque hémistiche, une glorieuse ratification de ce qui est et doit être, dont il fait lui-même partie, et que levant les yeux par ailleurs entre deux hémistiches, il voit par la fenêtre des Tuileries le grand jet d'eau du grand bassin et derrière le grand bassin sur les chevaux de Marly la Renommée avec sa trompette, l'autre, François Corentin, qui relève la tête vers des futailles et de la terre de cave gorgée de vin, l'autre voit dans ces mêmes désinences, ces mêmes phrases qui coulent toutes seules et trompettent, à la fois le triomphe magistral de ce qui est, et la négation de lui-même, qui n'est pas  : il y voit que ce qui est, même et surtout si ce qui est paraît beau, l'écrase comme du talon on écrase une taupe.

   De cela , Monsieur — et surtout de ce que Corentin le père bien sûr ne savait pas lire, mais encore à peine parler, et seulement patois, excellait seulement dans le savant mélange de vins violets et d'alcools blancs ; de ce que sa présence, sa vie, était à elle seule pour qui lit Virgile, une honte inexpiable (ce qui bien sûr quand on lit Virgile, quand vraiment on le lit avec le cœur, et non pas à la façon déboussolée d'un écolier limousin, est un solécisme inexpiable, mais ceci est une autre affaire) ; de ce que, privé de langage, le père l'était aussi de ce qu'on appelle l'esprit ; que d'ailleurs s'il s'était avisé d'avoir de l'esprit et de jurer lui aussi que Dieu est un chien cela aurait donné quelque chose d'informe qu'on peut transcrire à peu près par Diàu ei ùn tchi, une sorte d'éternuement — de cela tout découle, tout ce qui nous intéresse : la curiosité intellectuelle, la volonté, l'âpreté littéraire, et pour finir l'impeccable réversion de l'injure patoise en petits sonnets anacréontiques ; le grand couteau limousin tout à fait dissimulé dans des bouquets de fleurs versifiables [...]

 

 

Pierre Michon, Les Onze, Verdier, 2009, p. 39-41.

29/12/2012

Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde

Unknown.jpeg

La vache : description

 

La

Vache

Est

Un

 

Animal

Qui

A

Environ

 

Quatre

Pattes

Qui

 

Descendent

Jusqu'

À terre.

 

L'escargot

 

Il passe comme un paquebot

dans l'herbe tremblante de pluie

quand les araignées essuient

leurs toiles car il fait beau

 

J'ai toujours aimé l'escargot

son pas frais luisant et sans bruit

sa navigation dans la nuit

le long des murs, vivant cargo

 

on en retrouve le sillage

le matin, brillant au soleil

Où va l'escargot, qui voyage

 

dans le noir cornes en éveil ?

En haut du fenouil, en équilibre

il médite sur les étoiles libres.

 

 

Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde,

poèmes illustrés, Seghers, 1990, p. 74, 78.

28/12/2012

Andreï Voznessenski, La poire triangulaire

imgres.jpeg

Je m'exile en moi...


 Je m'exile en moi

                             je suis mon faubourg

flambent mes sapins refermés

 

sur mon visage trouble comme un miroir

sombrent les élans et les pergolas

 

je suis le fleuve et je suis l'univers

qui passe encore au-delà de mon horizon

 

trois soleils rouges saignent parmi

trois bosquets tremblants comme des vitraux

 

trois femmes luisent en une seule

comme des cubes l'un dans l'autre

 

l'une m'aime et rit aux éclats

l'autre en elle bat des ailes

 

et la troisième dans un coin

hérissée comme un charbon ardent

 

ne me pardonne pas

et veut encore se venger

 

et son regard s'illumine comme une pièce

au fonds d'un puits.

 

Andreï Voznessenski, La poire triangulaire, poèmes traduits

du russe par Jean-Jacques Marie, Denoël/Les Lettres

Nouvelles, 1971, p. 49-50.

27/12/2012

Isabelle Sbrissa, Travaux d'Italie

Isabelle Sbrissa, Travaux d'Italie, jeux de langue

                         Bagno

 

   Nuvenia si adatta     Neuvaine il s'assit à dada

          Perfattemente     — Perds cette amante ! Hé !? —

           Al tuo corpo     Elle le tue au corps ! Peau

    Davanti e dietro     D'amant tiédit trop

             Seguendoti      Sa couenne d'ôtée

In ogni movimento       — un honni mauvais manteau

 

      Indirizzi

 

    Eduardo Laudizi     Un doigt ardent m'ôte d'ici

     Piazza Fossatello     puise et s'enfonce, ah ! ciel oh !

                   Genova      gêne au vent !

 

         Ivo La Manna      Lui fol, à mon nez

           64, via Sturla      sexe entra, écarta, vrillé à cet ourlet

                    Genova      d'hygiène en vain

 

            Paolo Secchi       Il me lime la lélé

     Via Lemerele, 21       il me lune la méré

                        Voltri       la lélelle

                                         la marelle

                                         la lunelle

                                         j'en suis toute illuinée

                                         ma lunule brille comme une muline

                                         enfilée

                                         il me mémet sa lumune embuée

                                         embavée

                                        ô Paolo

                                        lumine-moi la lune

                                        scie-moi la quèche

                                        assèque-la

                                        atrique-la

                                        détraque-moi

                                        détache-la

                                        laisse-la liniller au loin là-bas

                                        lyrer

                                        triller

                                       spiriller

                                       esprier

                                      ô abrille mon ciel noir

                                      élunis-moi sans frein

                          [...]

 

Isabelle Sbrissa, Travaux d'Italie, dans Grumeaux, "Violence", n° 3, 2012, éditions NOUS, p. 8, 9, 10, 13, 14.

26/12/2012

Catherine Pozzi, Très haut amour

Catherine Pozzi, Très haut amour, rose, amour, temps

Chanson sans gestes

 

Sur la planète de douleurs

Les roses vont jusqu'au ciel même.

Devant le mur d'azur tu meurs

          Du mal qui vient d'ailleurs.

 

Soleil, soleil fleur de souci

Touche un cœur de ta pointe extrême

Le rayon jeté sans merci

          Du passé jusqu'ici.

 

Mon cœur est une rose aussi

Il est plein de rois et de reines

Ils ont vécu ils ont fini

          Ils souffrent où je suis.

 

Ils ont dormi ils ont péri

Ils s'éveilleront si je t'aime.

Un trait les touche sans merci

          L'amour n'est pas l'ami.

 

Ô prisonniers ! dormez ainsi

Ne quittez les ombres suprêmes

La caresse est blessure ainsi

          Le soleil passe aussi.

 

Catherine Pozzi, Très haut amour, édition de

Claire Paulhan et Laurence Joseph,

Poésie/Gallimard, 2002, p. 63-64.

25/12/2012

André Frénaud, Hæres

imgres.jpeg

Scène de théâtre sur la place

 

   Deux ou trois filles à califourchon au sommet de l'escalier à double rampe, sur la tribune baroque adossée à la façade, d'où partaient autrefois les proclamations. Elles sont là qui jabotent, elles tapotent la vieille pierre de leurs jambes gainées de cuir..  Et l'on dirait qu'elles tiennent la dragée haute à un petit groupe confus en bas des marches, de soldats et quelques civils qui marmonnent parmi l'obscurité... Ils ne cherchent as à grimper. Tout au plus, entre les niveaux, des bouts de phrase viennent, vont... Se relient-ils... Se relaient-elles ? Allusions blagueuses, effronterie, apeurement... C'est ainsi qu'ils s'entretiennent.

   Puis, arrivent des motocyclistes, paradant, pétaradant... qui s'arrêtent, abrupts, chuchotent quelques mots, déjà repartent avec en croupe parfois une fille où un garçon.

   Du menu peuple passe, qui rentre chez soi.

   C'est à la nuit tombante, sur une place autrefois glorieuse, devant la vieille église qui s'encrasse, le train-train de cette scène recommencée chaque jour pour faire patienter et pour divertir de l'inépuisable, de l'inutile foisonnement...

   Ont-ils le sentiment d'amorcer un spectacle ? Il n'y a pas de pièce déjà écrite. Il ne s'en improvisera pas. On pourrait imaginer qu'une fois ou l'autre : sédition massive, affrontements entre quartiers, viols...

   Mais cette sorte d'événement saurait-elle résoudre le vide, l'attente interminable ?

 

André Frénaud, Hæres, Gallimard, 1882.