05/03/2013
Bartolo Cattafi, L'alouette d'octobre
La crue
Quelques gestes ou paroles
murmurées à peine
paisibles regards de braise
voilés par la cendre
et dehors le grondement de la crue
eaux arbres bourbe
arrachés à quelque lieu
ici déversés pour former
une terre nouvelle une mer nouvelle
On ne s'évade pas
On ne s'évade pas de cette pièce
de ce qui ici point ne survient
La piena
Qualche gesto et parola
mormorata appena
quieti sguardi di brace
velati dalla cenere
e fuori il rombare della piena
acque alberi mota
tolti da qualche luogo
qui scagliati a formare
la nuova terra il nuovo mare.
Non si evade
Non si evade da questa stanza
de quanto qui dentro non accade.
Bartolo Cattafi, L'alouette d'octobre, traduction
Philippe Di Meo, L'atelier la Feugraie, 2010,
p. 65 et 64.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bartolo cattafi, l'alouette d'octobre, philippe di meo, la crue, s'évader | Facebook |
04/03/2013
Jacques Borel, Sur les murs du temps
L'ombre dans le jardin
Que faire encore en ce jardin, et que fait-il encore en moi ?
Des bûchers toujours plus nombreux crépitent de l'autre côté
De l'infranchissable frontière où les oiseaux vannent le vent
Et l'odeur des herbes brûlées par des étrangers sans visage
Épargne-t-elle encore la rose dont le fantôme me défend ?
_ Ah, y eut-il jamais une première fois ?
Mes yeux ont-ils jamais une première fois
Surpris cette ombre sur le mur qui n'était pas là tout à l'heure
Ou ce nuage mal caché débordant l'échine du toit ?
Le sable a-t-il craqué, ai-je levé la tête,
Et ai-je ramené ma main sur ma poitrine
Comme si une longue écharde venait de m'entrer dans le cœur ?
Ô treillis, ô jardin fermé, haies de souffles et de murmures,
Tout était là depuis toujours, tout était là au même instant,
Les mêmes yeux vous reflétaient, roulis sauvages de roseaux,
Noces fugaces dans le ciel d'une fumée et d'un oiseau,
Et cette crispation soudain d'un petit scorpion dans le sable ;
Je n'ai pas eu à dénouer mes doigts fermés sur une rose
Pour surprendre un autre secret surgi vers le soir par mégarde :
Avant même cette ombre d'aile, avant le feu, avant la faulx,
Il était là l'autre sourire, l'adieu aux lèvres de rosée,
Et la même écharde brûlant dans un cœur promis aux images
Le fiançait déjà tout entier à la grande rose éternelle.
Jacques Borel, Sur les murs du temps, Le temps qu'il fait, 1989, p. 45-46.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques borel, sur les murs du temps, l'ombre dans le jardin, la rose | Facebook |
03/03/2013
Paul Claudel, Positions et propositions
Les mots ont une âme
Les mots ont une âme. Je ne parle pas seulement du mot parlé, avec le timbre que lui imprime la voyelle, et la forme, la vertu, l'impulsion, l'énergie, l'action particulière, que lui confère la consonne. Mais le mot écrit lui-même, j'y trouve autre chose qu'une espèce d'algèbre conventionnelle. Entre le signe graphique et la chose signifiée il y a un rapport. Qu'on m'accuse tant qu'on voudra de fantaisie, mais j'affirme que le mot écrit a une âme, un certain dynamisme inclus qui se traduit sous notre plume en une figure, en un certain tracé expressif. Tout aussi bien que le chinois, l'écriture occidentale a par elle-même un sens. Et sens d'autant mieux que, tandis que le caractère chinois est immobile, notre mot marche.
Ce n'est pas seulement sur le visage de ces affamés que Dante rencontre à je ne sais plus quel étage du Purgatoire que nous avons copié le mot OMO. Partout au fur et à mesure que notre plume va son chemin de gauche à droite sur le papier, l'image, l'idée, le sentiment réverbérés, nous sautent, sous le trait infime, comme on dit, aux yeux. L'évidence est là pour des vocables en français comme œil, oreille, doigt, deux, paon, etc. En anglais les mots pool, moon, constituent de vrais petits paysages. Et quoi de plus hagard que le mot fool ?
Aujourd'hui je voudrais illustrer cette idée par le moyen de cette admirable et mémorable lettre
M m
qui se dresse au milieu de notre alphabet comme un arc de triomphe appuyé sur un triple jambage, à moins que la typographie n'en fasse un échancrement spirituel de l'horizon. Celui du Monde par exemple et pourquoi pas celui de la Mort ? Portique ouvert à toutes sortes de vues et de suggestions.
L'horizon ? Mais quoi plus cérémonial pour le constituer, dans les langues issues de l'Égypte et de la Phénicie, comme dans l'idiome chinois que l'initiale de la Montagne et de la Mer. La montagne immobile aussi bien que la mer qui murmure et qui moutonne. Quand le disque du soleil apparaît au-dessus de l'une et de l'autre, notre lettre monte. Elle plie, elle ondule sous le faix du monstre.
Mais M n'est pas seulement une introduction, une porte aux deux battants divisés par la fissure, nos lèvres quand elles laissent échapper le souffle comme dans muet ou dans murmure (à moins que là toutes ces verticales parallèles ne nous donnent l'impression d'une forêt), elle est à l'intérieur même de notre propre identité. Moi, me voici debout entre mes deux parois comme dans une maison ou dans une armoire. I est un flambeau allumé. O est le miroir qu'est la conscience : à moins que l'on préfère y constater un noyau, ou cette fenêtre ouverte par où se communique la lumière intime. Âme, c'est moi en tant que centre d'aspiration : vers cet o lumineux par exemple qui dans ami suit l'exhalation graphique, tandis que dans aimer elle la précède. Mémoire : je me souviens de moi-même. [...]
Paul Claudel, Positions et propositions, dans Œuvres en prose, Textes établis et annotés par J. Petit et C. Galpérine, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 91-93.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Claudel Paul | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul claudel, positions et propositions, les mots ont une âme, écriture, moi | Facebook |
02/03/2013
Agnès Rouzier, Le fait même d'écrire
Qu'importe la chambre, — si ce n'est tout entier le temps — qu'importe la chambre ? Pouvait-on même dire : refuge ? (Je effacé par nous mais recevant de cet insistant pluriel sa légèreté principale. Je s'écoutant rire). Qu'importe la chambre, hors les autres cellules qui l'écrasent, l'enserrant, l'entourent, la protègent, qu'importe la chambre hors ces escaliers qu'il faut monter pour l'atteindre, qu'importe la chambre si ce n'est cette île, en plein ciel, portée par d'autres îles, et ce personnage anonyme qui y accède (mettons qu'ils se souvienne de ... ou de tout autre). Qu'importe ce faisceau de questions hors cette clôture que nul ne déchiffre, mais que chacun touche et parcourt. Voici que le vent a tourné et que la plage oblique vers un autre espace : la mer impatiente. Jadis chaude, maintenant glacée, frangée d'une même route, même rangée d'immeubles, glacée : roulé en boule dans un creux de sable, un chandail abandonné. Qu'importe la chambre — ou salle à manger — et nous le revoyons dans la petite cuisine — je vous en prie il faut le délivrer — dans la petite cuisine en désordre — mais toujours le bocal de cornichons au sel, à moitié vide — devant le bol de café au lait (odeur et couleur écœurante, bord ébréché) qu'importe, si nous l'effaçons il se crée — ici bougeant, ici dormant, homme, paysage, et ville, et machine, et fleuve, insecte ou vague, ici endormi et plus dense, de tout son corps pesant attiédi de sueur et d'odeur nocturne (au plus fort), ou bien éveillé les pieds nus après la douche, dans le plaisir infiniment fragile de l'été, avant d'avaler — aliment complet et réminiscence — un verre de lait glacé, ô mères... Qu'importe la chambre, et ce récit qui le délivre, l'enserre : le roi dit nous voulons. Et toi, penché, tu te souviens : moi-je (ou bien la rue, la pluie, les courses, le matin fatigant, et les oranges que l'on transporte déjà fades).
Agnès Rouzier, Le fait même d'écrire, Change / Seghers, 1985, p. 30-31.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : agnès rouzier, le fait même d'écrire, chambre, mer, écrire | Facebook |
01/03/2013
Rémi Bouthonnier, Métamorphoses du piano
Une enfance dans le piano
Décantation : le piano — séchant. Ses touches n'ont plus cette humidité d'enfance. À l'intérieur ne se déploie plus le voilier solaire, ni l'obscur moteur. Son clavier : mes dents. Je suis en train de le scier. Copeaux, langues, larmes. Les notes au miieu d'une eau froide...
Partition envolée — fenêtre ouverte du cœur, pelouse et bruit, que remonte dépareillé l'ancêtre — sa vie changée dans un menuet, qu'en partie mange un long secret.
Dans la cave, ce bruit
interrompu rappelle
le vent sur le petit bois :
les cordes semblent
une chute reflétant
la lune et l'onanisme.
Métal aussi ébouriffé
que des chats.
La coccinelle courbe une herbe
près d'un plissement de violon,
tandis que remuent les ombres
et les voix. Un segment vibre.
Comment une balle — tirée d'ici
il y a deux siècles — aura-t-elle
brûlé cette page ?
[...]
Rémi Bouthonnier, Métamorphoses du piano, éditions NOUS,
2012, p. 39-42.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rémi bouthonnier, métamorphoses du piano, musique, enfance | Facebook |
28/02/2013
Nathalie Quintane, Cours sur les goitres
Cours sur les goitres
C'est un cours sur les goitres (goïteurs, en anglais). Ils peuvent prendre par deux, côte à côte, ou de chaque côté du cou. Ce sont des poches flasques. Départ directement depuis le menton, sous le menton. Accompagnés d'autres signes, imlantation des cheveux, intelligence limitée. Qu'est-ce qu'une intelligence limitée, par exemple, on ne finit pas ses phrases, etc. Pas de possibilité de goitre dans la nuque. Il y aura toujours quelqu'un pour vous dire qu'il a vu un goitre dans une nuque — mais c'était un œuf. Le goitre, c'est par devant. Ne serait-ce pas parce qu'on a pris l'habitude de faire des portraits de face ? Il n'y a guère qu'un médecin pour photographier n homme de dos. Quantité de chair, de gras, suffisante, donc devant de préférence. Le col roulé n'est d'aucun secours. On se dit : plus tard, quand ma chair pendra en fanons, je mettrai un col roulé, noir — mais là, c'est trop énorme, perdu d'avance. Ils couchent entre eux, dégénèrent, ça donne des goitres ; bref, l'histoire de l'humanité (avec cette propension à exagérer qu'on a quand on fait cours, pour faire passer la pilule). Le Christ, les deux larrons, droite, gauche. Qui sera goitreux ? Pas le Christ, nous sommes d'accord. Je placerai ma main devant ou je crèverai les yeux de mon interlocuteur : il n'y a pas trente-six solutions. L'oral rolère peu les nuance. Ou alors il faudrait avoir une mémoire considérable, se souvenir d'un texte entendu la veille au mot près, pouvoir reconstituer le début dun paragraphe de vongt lignes, etc., ce qui est tout à fait impossible, mais on peut en entretenir la nostalgie.
[...]
Nathalie Quintane, Cours sur les goitres, dans Nioques n° 11, La Fabrique éditions, octobre 2012, p. 135.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nathalie quintane, cours sur les goitres, nioques, humour | Facebook |
27/02/2013
William Cliff, Marcher au charbon
Londres
Sur un trottoir de cette ville
on l'a trouvé étendu mort
j'ignore encor s'il faisait froid
dehors quand il s'est résigné
à se laisser crever j'ignore
aussi ce qu'a duré son a-
gonie si le remords a tra-
versé son âme au moment du
trépas (c'était un beau garçon
intelligent sentimental
un des plus fins produits
de notre bourgeoisie
d'avoir lu Nitche et d'autres livres
ça lui aura été fatal —
ainsi l'on parle des défunts
sans savoir ce qu'ils ont été,
il ne nous reste de plus d'un
que lourd silence et corps figé.
L'oubli t'a rendu plus ténu
qu'un fil de vent dans la bourrasque :
peut-être que ce qui perdure
de toi n'est que cette écriture.
William Cliff, Marcher au charbon,
Gallimard, 1978, p. 81.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : william cliff, marcher au charbon, londres, mort, écriture | Facebook |
26/02/2013
Vera Pavlova, Immortalité, dans "Europe"
Immortalité
Éternise-moi juste un peu :
Prends de la neige et sculpte-moi
Puis de tes mains chaudes et nues
Frotte-moi jusqu'à ce que je brille...
*
Immortelle : ni vivante ni morte.
L'immortalité est un désastre.
Embrassons-nous. Tes bras sont
Les manches d'une camisole de force.
Embrassons-nous. Tes bras sont
Des bouées de sauvetage.
Telle est la damnation des poètes lyriques :
Une caresse est toujours de première main
Un mot — rarement.
*
Qui passera avec moi l'hiver de mon immortalité ?
Qui décongèlera avec moi ?
Quoi qu'il advienne, je n'échangerai pas
L'amour terrestre pour l'amour souterrain.
J'ai encore le temps de devenir fleur, argile,
Mémoire aux yeux blancs...
Et tant que nous sommes mortels, mon aimé,
Rien ne te sera refusé.
*
Les plus beaux vers sont ceux que j'écris
sur des surfaces tendres
avec la pointe souple de la langue : calligraphie
sur ta bouche, ton tronc, ton ventre...
Ô mon aimé, sagement, j'ai tracé mes lettres.
Veux-tu voir s'effacer entre mes lèvres
ton point d'exclamation ?
*
Nous sommes riches — nous n'avons rien à perdre.
Nous sommes vieux — rien ne nous presse d'aller nulle part.
Il nous faut battre les coussins du passé,
Remuer les braises de l'avenir,
Dire ce qui importe le plus
Tandis que décline le jour indolent
Et porter en terre nos immortels :
À moi de t'inhumer,
À toi ensuite de m'ensevelir.
Vera Pavlova, traduit du russe par Jean-Baptiste Para,
dans Europe, "Abécédaire", n° 1000-1001, août-septembre
2012, p. 109-110.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : vra pavlova, immortalité, europe, jean-baptiste para, amour, vers | Facebook |
25/02/2013
Jacques Demarcq, Bulbul goiavier, dans Info Cambo
bulbul goiavier
perché sur les barbelés
contre quels voleurs volants
de la terrasse couverte en face
mon balcon
plumes brunes ébouriffées par le vent
guigne
sa bouille blanche
cerne sur l’œil et fine crête noire
le bec silencieux
croupe jaune lorsqu’il se retourne
plonge
dans la courette où
à un angle du grillage
s’accroche 1 m de vieille corde à linge
ah
pas drôle fun
ambuler sur ça qui va
cille
battant l’une l’autre aile balan
cier en hâte
happe
arracher un brin
juste le temps de le photographier
qui bolide s’envole
zou
compléter son nid
au proche Institut français qui sait
j’en ai entendu s’égayer
tchuitt-chuitch tiddlou-tiddlupp tchuu
chut
descendu d’un haut tamarinier
tiddlou-tiddlupp chuitch tiddlou
l’un se risque
jusqu’aux abords du café où suis seul client
18 janvier 2012
Jacques Demarcq, Bulbul goiavier, dans Info Cambo, 5 février 2013.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
24/02/2013
Guillevic, Ailleurs
Dialogues
— L'été, ça peut durer ?
— Mais oui.
— Longtemps, longtemps ,
— Tout un instant parfois.
*
— Une bille, ça roule.
— C'est fait pour ça.
— Et quand ça ne roule pas ?
— C'est une bille.
*
— Il entra.
— S'accouda au comptoir ?
— But u verre, bagarra, tomba.
— Déjà lu.
*
— Alors tu as été seul ?
— Tout seul.
— Dans toutes ces rues ?
— Dans ces rues toutes seules
Bergeries
Suppose
Que je vienne et te verse
Un peu d'eau dans la main
Et que je te demande
De la laisser couler
Goutte à goutte
Dans ma bouche
*
Suppose
Que le ciel de la plaine
Soit jaloux de nous deux
Et que je te demande
Envers lui ce sourie
Qu'il attend de la terre
Depuis les origines.
Guillevic, Autres, Gallimard, 1980, p. 103,
109, 114, 116, 43, 49.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : guillevic, ailleurs, dialogues, bergeries, supposition | Facebook |
23/02/2013
Alain Veinstein, Voix seule
Aujourd'hui
Le ciel est déjà si noir :
il se confond avec la terre.
Pas assez de cœur
à ce moment précis
pour appeler terre
cette radiographie
des entrailles du temps.
*
Toute ma vie, j'ai dû perdre l'équilibre
dans une scène de violence,
sans une histoire à raconter,
un drame à jouer,
tout feu tout flamme cependant
au moindre éclair de vérité
apparemment conforme à l'enfance
que je m'étais attribuée,
inventée de toute pièces,
dans l'illusion que JE me laisserait en paix.
Mais chaque fois jusqu'à présent,
il m'a fallu déchanter, bouche béante,
quand les mots volés m'ont démasqué
et que je me suis retrouvé une fois de plus sans famille,
sans maison, sans enfance,
le visage écrasé contre un rideau de théâtre.
Alain Veinstein, Voix seule, Seuil, 2011, p. 61, 126.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : alain veinstein, voix seule, le temps, l'enfance, mots volés | Facebook |
22/02/2013
Pierre Chappuis, Muettes émergences, proses
En aval
Populages et tussilages : longtemps pris l'un pour l'autre, l'étroite parenté des deux noms aidant, quoique, dans la topographie de l'enfance telle qu'elle s'est reconstituée en moi, ils demeurent liés à deux lieux différents, pour ne pas dire opposés. Celui des tussilages (occasionnellement recueillis en compagnie des fils du pharmacien en quête de simples), une boucle des plus banales formée par la route cantonale en amont du village, appartient à une branche morte de la mémoire, de celles utiles (est-ce le mot ?) aux inventaires qu'il nous arrive d'effectuer par désœuvrement.
En aval, à l'autre bout du village — mémoire vive —, la rivière, qui n'est encore qu'un ruisseau, coule parmi les prés, fluette, maigrichonne mais libre au sortir de l'ingrate canalisation souterraine où on l'a malencontreusement emprisonnée. Peu de méandres, et moindres vu la faible pente à cet endroit (moins de vingt-cinq mètres de dénivellation du village au village suivant) : pas ou peu d'accidents, de trous, de racines ou de pierres dressées dans le lit de la rivière venant entraver ou précipiter le courant. Comment toutefois ne pas laisser glisser ses pensées, sans plus, au fil de l'eau et, sans bouger, se laisser emporter par le courant ou prétendre le suivre, gambader à son rythme ? Dans le même temps — insouciance de l'enfance ! — s'attarder joyeusement au détail des choses, tout un monde, une géographie en miniature où le terrain spongieux est toujours prêt de le céder à l'eau, où se créent d'infimes dépôts alluvionnaires et des tourbillons qui tiendraient dans le creux de la main, où de friables mottes de terre, telles des falaises dressées au-dessus du vide, menacent de s'effondrer.
Ces fleurs tout à coup — bonheur, dans pareil environnement somme toute monotone ! —, étroitement regroupées à l'abri d'une petite anse et néanmoins de loin attirant le regard, aussi éclatante que des boutons d'or mais (impossible de confondre) moins collet monté, oui, tout à coup — surprise ! —, ces fleurs épanouies, rieuses, écarquillant de grands yeux d'un jaune nettement plus vif, un peu celui des pissenlits mais lustré, plus soutenu et quant à elles toutes nouvelles pour moi, nullement hirsutes, au contraire élégantes, (comme habillées ou plutôt costumées en vue de quelque cortège ou fête), portant de larges collerettes et de fastueuses épaulettes d'un vert intense.
Pierre Chappuis, Muettes émergences, proses, José Corti, 2011, p. 62-63.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre chappuis, muettes émergences, proses, populage, tussilage, rivière, enfance | Facebook |
21/02/2013
André Frénaud, Les Rois mages
Pays perdu
Mon pays d'enfance,
oh ! si loin de moi !
Ô sillon parallèle
quand je te revois, bête
sans croupe ni crinière.
Les jardins maraîchers,
les remblais du canal,
bâtiments ferroviaires,
les vieillards presbytes,
la cloche du presbytères,
le veuf sort de l'épicerie,
s'en va au cimetière,
les garçons et les filles.
Mais où donc est-il ?
Qui me conduira ?
... Il y avait une voiture à cheval
encapuchonnée, certain tintement.
Au détour de la crête, le château disparaît,
en tuiles grise, et le vent de bruine
le vêt, d'osier et des fleurs du sureau.
Le mordu ricane derrière le mur.
Seul je vois l'oiseau dans la mousse,
aux pattes velues... Il faut dormir.
J'ai entendu un cri... Le tonnerre
assombrit la carriole.
En vain j'attends dans la boue noire,
pays de houille et de mamelons niais.
Ici, il n'y a plus d'autrefois.
André Frénaud, Les Rois mages, suivi de L'Étape
dans la clairière, Poésie Gallimard, 1987, p. 52-53.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Frénaud André | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andré frénaud, les rois mages, pays perdu, enfance, nostalgie | Facebook |
20/02/2013
Yasmina Reza, Nulle part
La petite fille marche en tirant son cartable. Dix fois, elle se retourne, dix fois, elle s'arrête ou ne s'arrête pas avec son cartable, son gros manteau de cosmonaute, pour faire un signe de la main, toujours souriant, toujours gaie, partant toute seule dans le petit matin pour l'école, toute seule tournant le coin de la rue, à demi cachée par les arbres, trouvant encore des feintes pour apercevoir sa mère à travers les grilles du jardin public et souriant gentiment et envoyant encore des baisers et disparaissant avec son cartable, son petit bonnet et son manteau. Et sa mère sur le balcon qui voit cette forme adorée et qui l'inonde de baisers soufflés avec sa main et qui fait de grands signes de gaieté dans sa robe de chambre fine, souriant et embrassant dans le froid, le cœur étreint de voir la petite s'éloigner comme elle s'éloignera dans le temps, comme elle ne voudra plus que je sois là, à la fenêtre à faire tous ces gestes, que je sois là, sa maman perchée et elle maladroite et gentille, boule joyeuse avec son cartable tiré.
Elle part pour le collège, elle tient au mot collège, quand je dis lycée, elle dit collège maman. Elle a des baskets, un blouson bleu clair et un bonnet blanc. Elle marche comme on marche à son âge, un peu sur les talons, un peu vite, son cartable est un sac à dos (je ne veux pas parler de sa lourdeur). Elle longe les grilles du jardin et se retourne pour me dire au revoir. Elle marche encore, se retourne au coin, en hiver je la vois plus longtemps parce qu'il n'y a pas de feuilles aux arbres. Elle fait un dernier signe avant d'être effacée par le mur d'immeuble. Et c'est un soulagement que tu disparaisses, car jamais sinon je quitterais la fenêtre, je serais toujours là, chose restante, à agiter ma main, jusqu'à ce que tu sois un point.
Yasmina Reza, Nulle part, Albin Michel, 2005, p. 11-14.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : yasmina reza, nulle part, enfance, départ, perte, temps | Facebook |
19/02/2013
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo
Souillée de lait, comme le loup avide, comme
le cygne, dépouillée, lourde comme l'eau de la mer,
le bras du boucher, la jambe de la salie,
la tête du rat, souillée, comme les pattes du héron,
le frère et la sœur, l'ogre matinal éveillant
ses poussins, pourpre et bleue, masquée, veule,
mêlée aux feuilles, aux baies, aux pépins,
petite morveuse près du limon, sur les braises,
sur les coussins brodés, dans la soie, puante,
dans le linge nouveau, brûlée, décapitée, comme
les tournesols, le frère et la sœur,
le garçon, le souffleur, le palmier,
à la main blanche, paume de la main droite mordue,
ventre peint, pied blessé dans le piège, dans le sac,
petit soleil de ma journée, trou, tréfonds, salie
la morte qui engloutissait, qui lapait, criant
comme œil de mercure, anus rose, au bord du gouffre,
salie de cendre, éclaboussée de plumes, tournée
vers le centre de la terre, distribuant les pestes,
perdue, jetée, déchirée, ouverte, envahie, habitée,
tombée sur les graviers.
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, Les éditions de Minuit,
1986, p. 35.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Savitzkaya Eugène | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : eugène savitzkaya, bufo bufo bufo, souillure, le frère la sœur, le corps, l'ogre | Facebook |