18/07/2013
Guy Goffette, Solo d'ombres
Le pain des couples
[...]
Comme un homme sous la lampe
je suis assis dans ta lumière
qui chante à voix de tête
Je me repose de mes ombres
Dans tes doigts la cuillère
est un oiseau de plus
L'île des mots sans voix
s'élargit jusqu'à nous
La passerelle
Sur la table désormais
plus lourde que nous
le fleuve s'est remis à couler
Il attache sans bruit
un à un de chaque rive
les cailloux accumulés
au fil de nos orages
et les arrange un peu plus haut
(en amont comme les vrais fleuves)
pour que nos premiers pas
l'un vers l'autre
réveillent la mer
Guy Goffette, Solo d'ombres, éditions Ipomée,
1983, p. 80-81.
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16/07/2013
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace
Les ponts de Budapest
Ils m'ont pendu pour avoir voulu vivre
Ils m'ont pendu pour n'avoir pas tué
Ils = ce ne sont pas les mêmes tous les jours — m'ont pendu
pour avoir cru ce que prédisent les autres
dans leurs livres d'école du soir pour adultes arriérés. Ils m'ont pendu
pour rien. Pour oublier la peur. Pour étrangler la honte.
Écoute, sur les ponts de Budapest, coexister
les pendus de tous catéchismes, de toutes cosmogonies
Une fois le mauvais moment passé, on se tient compagnie
plus on est de pendus, plus on peut causer
au point où l'on en est, plus on peut rire
Le vent du beau Danube bleu remplit nos poches à jamais vides de grenades
le givre raidit les défroques de nos corps. Six jours durant
j'ai trimé dur : le septième jour je me suis reposé, j'ai vu
D'étranges mandragores vont naître sur les routes
quand les chars, quand les chiens, quand les égouts en débordant
auront disséminé dans toutes les veines de la terre, dans toutes
ses matrices ce foutre de pendu, ce sang
giclant en pluie équatoriale sur les arbres gluants
ces lambeaux de muqueuses et d'os et d'ongles de gamines de treize ans
pour de précoces noces habillées de grenades
se glissant sous les chars pour se faire avec eux sauter
[...]
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace, Le temps qu'il fait, 1982, p. 40-41.
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15/07/2013
Blaise Cendrars, J'ai vu mourir Fernand Léger
Léger, un grand type mince et costaud, avec des yeux tendres et amusés dans un visage fripé, ravagé, et des rides extraordinaires et innombrables le tiraillant, le nouant dans tous les sens, ce qui faisait ressembler sa tête à une quille ayant beaucoup servi.
Il avait encaissé des coups durs.
Casquette ou chapeau de toile, les chaussures cirées, chaussettes et cravate de couleur, chemise à carreaux, précieux chandail, veston cintré, confection américaine, imperméable sur le bras, il se donnait l'allure d'un boxeur, dont il accentuait l'effet en chaloupant, en roulant des épaules, la démarche lourde.
Mais déjà à La Roche, en 1906, alors que nous étions tous plus ou moins anarchistes, jamais il ne se mêla à nos bagarres.
C'était un être pacifique et patient, d'une belle sensibilité primaire et exagérée.
Il disparaissait tous les soirs.
Nul ne peut dire ce qu'il devenait. Je lui ai connu plusieurs épouses légitimes et des centaines de femmes. Je ne sais pas comment il s'y prenait. Ce n'était pas un don Juan mielleux ni un séducteur né. Son boniment était insane. Il sautait dans un autobus en marche, prenait place à côté d'une femme et li déclarait : « Vous savez, vous, vous ressemblez à ma sœur. Mêmes yeux, même teint, même odeur...»
C'était une première touche. La liaison était établie. On était frangins. Cela pouvait demeurer sans lendemain. Cela pouvait durer des années. C'était un cas.
Blaise Cendrars, J'ai vu mourir Fernand Léger, dans Œuvres autobiographiques complètes II, édition publiée sous la direction de Claude Leroy, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2013, p. 716-717.
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14/07/2013
Jacques Prévert, La pluie et le beau temps
pour fêter le 14 juillet
Étranges étrangers
Étranges étrangers
Kabyles de la Chapelle et du quai de Javel
hommes des pays loin
cobayes des colonies
deux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d'Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
apatrides d'Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
embauchés débauchés
manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers
cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou du cap Finisterre
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
la liberté des autres
Esclaves noirs de Fréjus
tiraillés et parqués
au bord d'une petite mer
où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
qui évoquez chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boîte à cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet
Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés
Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
qui dormez aujourd'hui de retour au pays
le visage dans la terre
et des bombes incendiaires labourant vos rizières
On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous en mourez
Jacques Prévert, La pluie et le beau temps, Gallimard,
"Le point du jour", 1955, p. 29-31.
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13/07/2013
Luc Bénazet et Benoït Casas, Envoi
Luc Bénazet
11 décembre
[préparatifs]
Poésie &
Poésie & Histoire
revues, Italie
traductions...
Poésie & duo :
je prépare liste et noms
discours-montage
livres-outils
piles des titres
dispositif serré
en vue de
littéral oral
et d'accélération prochaine.
Benoît Casas
19/12/10
calendrier. Considérant sa propre vie, avancer ou reculer
avançant. Sans reculer
au point de mire des regards — à l'arête du nez —, la lumière
[grandit ou bien décline
sans arrêt
Luc Bénazet et Benoït Casas, Envoi, Héros-Limite, 2012, p. 44-45.
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12/07/2013
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope
là-bas
là-bas
surprenant
pour un être
si petit
jolis narcisses
armée de mars
alors en marche
puis là
puis là
puis de là
narcisses encore
mars alors
en marche encore
surprenant
encore
pour un être
si petit
thither
1976
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et
autres poèmes, traduit de l'anglais et présenté
par Édith Fournier, éditions de Minuit;
2012, p. 37.
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11/07/2013
Jude Stéfan, Disparates
1930
ce dimanche
l'amoureuse penche la tête
au mont des martyrs à la
goutte d'or des vignes
la conductrice de tramway
sur l'épaule reconquise
du chiffonnier aux guenilles
que les yeux meurent les premiers
et les ongles les derniers Ils
s'en raillent
en chantonnant
en descendant enlacés vers
la rumba la java
par les rampes
vers les casquettes et les tournures
suées et fumées
avant de s'aliter
pour s'enlanguer s'endormir vers
leur lendemain ouvrable
Jude Stéfan, Disparates, Gallimard, 2012, p. 27.
©Photo Chantal Tanet
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10/07/2013
Peter Huchel, La neuvième heure
Par les routes
La troupe vagabonde
des feuilles glacées,
le jour l'a rabattue sur la fosse à feu
avec ses lacets.
Près du chariot
à l'abri de la bâche,
la bohémienne
à ses pieds,
emmitouflé, l'enfant endormi.
Elle sort de sa veste de mouton
un jeune chien qui tète,
en l'allaitant
elle nourrit dans la neige le vent affamé.
Sœur lointaine
de la déesse asiatique,
le croissant de silex,
tu l'as perdu
au bord des étangs infernaux.
Tu entends dans la nuit l'aboi
derrière les traces de roues, d'un campement l'autre.
Unterwegs
Die streifende Rotte
vereister Blätter
fällte der Tag
mit Drähten über der Feuergrube.
Neben dem Karren
im Schutz der Plache
die Zigeunerin,
zu ihren Füßen
eingewickelt das schlafende Kind.
Sie hebt aus dem Schafspelz
einen jungen Hund an die Brust,
ihn säugend,
säugt sie den hungrigen Wind im Schnee.
Ferne Tochter
der asiatischen Göttin,
die Feuersteinsichel
hast du verloren
am Rand der höllischen Teiche.
Du hörst das Gebell in der Nacht
das der Radspur folgt von Lager zu Lager.
Peter Huchel, La neuvième heure [Die neunte Stunde], traduit de l'allemand par Maryse Jacob et Arnaud Villani, Atelier La Feugraie, 2013, p. 63 et 62.
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09/07/2013
André Breton, L'amour fou
Un contact qui n'en a pas même été un pour nous, un contact involontaire avec un seul rameau de la sensitive fait tressaillir en dehors de nous comme en nous tout le pré. Nous n'y sommes pour rien ou si peu et pourtant toute l'herbe se couche. C'est un abattage en règle comme celui d'une boule de neige lancée en plein soleil sur un jeu de quilles de neige. Ou encore un roulement de tambour qui brusquement ne ferait d'une au monde de toutes les compagnies de perdrix. J'ai à peine besoin de te toucher pour que le vif-argent de la sensitive incline sa harpe sur l'horizon. Mais, pour eu que nous nous arrêtions, l'herbe va reverdir, elle va renaître, après quoi mes nouveaux pas n'auront d'autre but que te réinventer. Je te réinventerai pour moi comme j'ai le désir de voir se recréer perpétuellement la poésie et la vie. D'une branche à l'autre de la sensitive — sans craindre de violer les lois de l'espace et bravant toutes les sortes d'anachronismes — j'aime à penser que l'avertissement subtil et sûr, des tropiques au pôle, suit son cours comme au commencement du monde à l'autre bout.
André Breton, L'amour fou, Gallimard, 1969 [1937], p. 97.
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08/07/2013
Étienne Faure, Entrée, sortie
La porte grince, ouvre et grince
pour mieux souligner qu'elle ouvre
sur un décor révélé à la rampe
électrique — entre en scène un vieil acteur
couvert d'une poussière honorifique
qui tousse, maintenant lève les bras,
déca pe avec des mots, simple incise,
pour à la fin d'un geste opposé au verbe
claquer la porte en forme de réplique,
les pas exclamatifs s'éloignant,
bientôt de suspension...
... car l'acteur mort en paria au troisième acte,
pauvre, infirme et secoué par les maux,
six mois après resurgira empereur
dans une autre vie, un autre théâtre,
s'autorisant à rire en plaine phrase
avec la salle inchangée, à son comble.
entrée, sortie
Étienne Faure, Entrée, sortie, dans "larevue" (des arts
du langage" et quelques autres), 2013, éditions julien
nègre, p. 50.
©Photo Tristan Hordé
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07/07/2013
Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour — éditions Unes (3)
Ici n'est pas tenu
à Christine Oleksak
On ne saisit pas l'horizon
Le bord des ciels.
L'envol se fait — à l'envers —
dans les bassins, les vasques.
Près de la matière
L'air semble plus libre.
Corps des contraires
Fait de peaux internées
Glissant l'une en l'autre.
Corps toujours tenu
Ceint dans sa propulsion
Comme balle cherchant
Où se nicher.
Eau palpée par des solides
En sait plus long
Que l'écoulement.
Résidence
Là
Où l'on ne se tient pas.
Toujours soustrait
Plus qu'ajouté.
Jean-Louis Giovannoni, Issue deretour, éditions Unes,
2013, p. 67.
Les éditions Unes, fondées par Jean-Pierre Sintive
en 1981, ont été reprise par François Heusbourg en 2013.
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06/07/2013
Maurice Benhamou, Tréfonds du temps — éditions Unes (2)
I
Gorge de nuit
buveuse d'étoiles.
Pourrons-nous jamais
concevoir
ce qui se passe ?
Se voiler.
Elle se voile,
la face des mots.
Éplorée
elle pleure
plongeant au fond des nuits.
Nuit qui anéantis
notre ardente attente
de la nuit.
Le corps de l'espace
s'étire
indéfiniment
élargissant nos plaies.
Voici
de tout son long
le nuit
exaltant la lunule de l'ongle.
Nuit rêche
dans la bouche.
Proche
ce qui n'a pas de nom.
.
Mais au Noir
le regard n'atteint pas.
Des barbelés d'étoiles
l'accrochent et le déchirent.
Inaccessible
entre les cordes du jour
fut aussi le visage de l'aimée.
Quelle voix de personne
dans l'épaisse forêt de la nuit
appelle
frémit
selon les souffles anciens
de la terre furtive ?
[...]
Maurice Benhamou, Tréfonds du temps, suivi de
Trait-fond, encres de chine de Jean Degottex,
éditions Unes, 2013, p. 9-10.
Les éditions Unes, fondées par Jean-Pierre Sintive en 1981,
ont été reprises par François Heusbourg en 2013.
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05/07/2013
Geoffrey Squires, Sans titre — éditions Unes (1)
Trouver des histoires à ces arbres
narratifs dans leur feuillage
une raison à la densité
peu de choses résistent à l'interprétation
se défendent avec succès
contre la compréhension
et d'une certaine façon tout est dans l'air
pendu piégé et nulle part où aller
suspendu au-dessus de ces profondes rivières indolentes
branches traînantes poissons reposant dans les mares
To find stories for these trees
narratives of their foliation
some reason for density
few things resist interpretation
defend themselves successfully
against comprehension
and it is all the air somehow
hanaging trapped with nowhere to go
suspended above these deep indolent rivers
with branches trailing fish lying in ponds
Geoffrey Squires, Sans titre [Untitled III], traduit de l'anglais
(Irlande) et préfacé par François Heusbourg, 2ditions Unes,
2013, p. 17 et 16.
© Photo Keith Tuma, 2005.
Les éditions Unes, fondées par Jean-Pierre Sintive en 1981 ont été reprises en 2013 par François Heusbourg.
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04/07/2013
Armand Robin, Le temps qu'il fait,
Chevaux Oiseaux
[...]
Les oiseaux se réveillent tous ensemble ; ils se hâtent de tout regarder, se pressent aux vitres du ciel avec mille bruits de cristal : leur bec est près de leur oreille, près de leurs yeux ; ils chantent dès qu'ils voient :
— À chaque aube ordinaire les seigneurs chevaux, Treithir devant, Treitkam derrière, au moment de sortir de leur écurie d'ombre, font tomber de leur tête les quelques brindilles de nuit qui veulent s'y fixer encore. Leurs pâturages de rosée et de gel déjà frémissent sur eux ; leur croupe humide étincelle ; dédaignant à demi l'aube triop basse, ils s'élèvent bientôt plus haut, s'acheminent bien plus loin que tout soleil naissant. Ils vont l'amble comme les cimes d'arbres où nous, milliers et milliers de moineaux, voguons et chancelons, ivres du vin des vents intarissables.
— De leur royaume d'au-delà l'horizon ils ne reviennent qu'au soir tombé, avec cet ait qu'ils prennent tous de ne connaître nul voyage. L'ombre déjà croulante abrite leur regard. Ces grands jaloux du ciel ne lèvent qu'à regret la tête, ne regardent pas les oiseaux et moi, martinet, martinet, ils me dédaignent plus que tout autre. Quand je me pose sur leur croupe, je me sens grand puissant posé ; je leur pardonne, je les chante.
Armand Robin, Le temps qu'il fait, L'imaginaire /Gallimard, 1986 [1941], p. 103-104.
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02/07/2013
André Salmon, Créances (Les Clés ardentes — Fééries — Le Calumet)
Le poète au cabaret
À Guillaume Apollinaire
La danse des bandits et des épileptiques
S'allonge à la clarté des lampes électriques —
Tes sœurs, pâle miroir des mauvaises fortunes,
Lune, vivant péché du cadavre nocturne.
Les rêveurs excellents boivent au cabaret,
Certains, rongés d'ennuis et de remords muets,
Honnis des filles et des valets harassés,
Griffonnent d'affreux vers sur le marbre glacé.
Hurlant en orphéons des couplets déshonnêtes,
Ivres, certains croient voir sur la ville en goguette,
Pour forcer à l'extase et la Belle et la Bête,
Le gibet triomphal promis au bon poète.
Comme une courisane ourlant ses yeux de khol
Ils fardent leur génie aux flammes de l'alcool
Et, las de souffrir étant si mal payés,
Quelques-uns font des mots pour se désennuyer.
Or, je suis sans génie et je ne suis pas ivre,
L'alcool ne m'offre pas ses caresses de cuivre,
J'ai refusé la paix sans obtenir la gloire,
Je ne sais plus aimer et je ne sais plus boire.
Au moins, dormir un peu dans la bonne chaleur
Des pipes éruptant et dans la bonne odeur
Des boissons, sans songer à tout le mal qu'on fait
Au pauvre criminel ignorant du forfait.
Dormir, dormir un peu ! mais ça n'est pas possible,
On gueule ici ! Oh ! fuir aux campagnes loisibles,
Se mêler aux complots des gueux dans les luzernes !...
Non ! nos culs ont besoin du velours des tavernes.
Pourtant je sais un jour prochain où je fuirai
Aux bois sourds, palais d'ombre où les chênes sont rois
Et dans les chemins nous mettent des fleurs aux doigts
Mais ce soir c'est la noce, amis, ohé ! ohé !
La danse des bandits et des épileptiques
S'allonge à la clarté des lampes électriques
Et je souffre l'amour de tes rayons obliques
Lune, fardeau cruel au cœur des lunatiques.
André Salmon, Créances, 1900-1910 (Les Clés ardentes
— Fééries — Le Calumet), Gallimard, 1926, p. 31-33.
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