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20/03/2013

Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes (1949-1970)

 

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   Après Poésie complète de George Oppen et en même temps que L'Ouverture du champ de Robert Duncan, les éditions Corti publient dans leur "Série américaine" une partie importante de l'œuvre poétique de Lorine Niedecker (1903-1970) — les poèmes de sa dernière période (1957-1970) et une sélection d'un recueil précédent. Elle était jusqu'à aujourd'hui quasiment inconnue en France (comme l'ont été longtemps beaucoup de poètes américains), présente seulement par quelques traductions en revues, par Abigail Lang, notamment dans Vacarme en 2006 et 2008, et Sarah Kéryna dans Action poétique en 2001. Les traductions d'Abigail Lang, Maïtreyi et Nicolas Pesquès, qui donnent une idée très juste de la poésie de Lorine Niedecker, sont précédées d'une préface mêlant biographie et étude précise de l'œuvre.

   Découvrant en 1931 dans la revu "Poetry" Louis Zukofsky, Lorine Niedecker a adopté ensuite dans son écriture quelques principes de ceux qui furent réunis sous le nom de poètes objectivistes : le refus de la métaphore, l'attention aux choses quotidiennes de la vie, le choix de l'ellipse (jusqu'à aboutir parfois à des poèmes difficiles à déchiffrer). Elle a rencontré les poètes (George Oppen, Charles Reznikoff, Carl Rakosi) qui se réclamaient peu ou prou  de l'objectivisme théorisé par Zukofsky, mais c'est avec ce dernier qu'elle s'est surtout liée et qui sera jusqu'au bout un interlocuteur privilégié.

 

   Le titre Louange du lieu a été retenu pour l'ensemble traduit parce que ce recueil, « synthèse de précision et de fluidité », « hymne et flux et autobiographie poétique », est bien, soulignent les traducteurs, la « somme de son œuvre ». La louange, c'est celle de la région natale, le Wisconsin, où Lorine Nediecker est restée l'essentiel de sa vie, sans pour autant vivre en recluse. Elle présente ainsi son environnement : « Poisson / plume / palus / Vase de nénuphar / Ma vie » et, dans un autre poème, elle évoque de manière un peu moins lapidaire sa vie dans ce pays de marécages et d'eau : « Je suis sortie de la vase des marais / algues, prêles, saules, /vert chéri, grenouilles / et oiseaux criards ». L'émotion est toujours retenue, mais présente cependant dans de nombreux poèmes à propos des saisons, notamment de l'automne (« Brisures et membranes d'herbes / sèches cliquetis aux petits / rubans du vent »), de l'hiver avec ses crues (« Assise chez moi / à l'abri / j'observe la débâcle de l'hiver / à travers la vitre ».

   Les poèmes à propos de son environnement laissent percevoir une tendresse pour ces terres souvent couvertes d'eau, et l'on relève de multiples noms de plantes et de fleurs, une attention vraie aux mouvements et aux bruits de la nature :

Écoute donc

             en avril

          le fabuleux

 

fracas des grenouilles

 

(Get a load / of April's / fabulous // frog rattle)

   Ce sont aussi des moments plus intimes qui sont donnés, sans pathos, dans des poèmes à propos de ses parents ou de son propre mariage ; il y a alors en arrière-plan, sinon quelque chose de douloureux l'expression d'une mélancolie : « Je me suis mariée / dans la nuit noire du monde / pour la chaleur / sinon la paix ». Cette mélancolie, toujours dite mezzo voce, est bien présente quand Lorine Niedecker définit la vie comme un « couloir migratoire » ou quand, faisant de manière contrastée le bilan de ses jours, elle écrit : « J'ai passé ma vie à rien ».

   Dans des poèmes "objectifs", elle note de ces événements de la vie quotidienne qui ne laissent pas de trace dans la mémoire : « Le garçon a lancé le journal / raté ! : / on l'a trouvé / sur le buisson ». Cependant, il n'est pas indifférent qu'elle soit attentive à de tels petits moments de la vie ; elle est, certes, proche de la nature, mais cela ne l'empêche pas d'être préoccupée par la vie de ses contemporains, par le monde du travail. À la mort de son père, dont elle hérite, elle constate : « les taxes payées / je possèderai un livre / de vieux poètes chinois // et des jumelles / pour scruter les arbres / de la rivière ». On lira dans ces vers quelque humour, il faut aussi y reconnaître son indifférence à l'égard des "biens" (« Ne me dis pas que la propriété est sacrée ! Ce qui bouge, oui »), qu'elle exprime à de nombreuses reprises sans ambiguïté : « Ô ma vie flottante / Ne garde pas d'amour pour les choses / Jette les choses / dans le flot ». Sans être formellement engagée dans la vie politique, elle écrit à propos de la guerre d'Espagne, du régime nazi, sur la suite de la crise économique de 1929 (« j'avais un emploi qualifié / de ratisseuse de feuilles ») ou sur Cap Canaveral et sur diverses personnalités (Churchill, Kennedy). Elle se sait aussi à l'écart de son milieu de vie, sans illusion sur la manière dont elle serait perçue si l'on connaissait l'activité poétique qu'elle a en marge de son travail salarié : « Que diraient-ils s'ils savaient / qu'il me faut deux mois pour six vers de poésie ?».

   C'est justement une des qualités de la préface de reproduire des documents qui mettent en lumière la lente élaboration des poèmes, depuis la prise de notes jusqu'au poème achevé. Il s'agit toujours pour Lorine Niedecker de réduire, de condenser encore et encore : elle désignait par "condenserie" (condensery) son activité. Son souci de la « matérialité des mots » l'a conduite à privilégier des strophes brèves (de 3 ou 5 vers) qui ne sont pas sans rappeler les formes de la poésie japonaise — Lorine Niedecker rend d'ailleurs plusieurs fois hommage à Bashô. Il faut suivre le cheminement des premiers poèmes proposés dans ce recueil (le premier livre publié, New Goose, 1946, n'a pas été repris) aux derniers, à la forme maîtrisée : c'est une heureuse découverte.

Un poème :

 

Jeune en automne je disais : les oiseaux

sont dans l'imminente pensée

du départ

 

À mi-vie n'ai rien dit —

asservie

au gagne pain


Grand âge — grand baragouin

avant l'adieu

de tout ce que l'on sait


Lorine Niedecker,  Louange du lieu et autres poèmes (1949-1970), traduit par Abigail Lang, Maïtreyi et Nicolas Pesquès, éditions Corti, 216 p., 21 €.

Cette recension a d'abord été publiée dans la revue numérique "Les carnets d'eucharis".

 

 


 

19/03/2013

Ophélie Jaësan, La Mer remblayée par le fracas des hommes

 

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                        Éloge de la disparition

   « Ce que nous appelons démesure, ce que Sophocle appelle la démesure, ce qui, d'après lui, est immédiatement puni de mort puni par les dieux, n'est que l'ensemble de nos propres mesures. » Jean Giono, Noé.                                                                                                         

 

   Parfois j'ai ce besoin — vital quasiment, du moins viscéral — d'être sur le départ. J e me souviens du ciel et de la terre, mais c'est un souvenir qui n'est plus ancré dans ma chair et il me faut aller tout de suite à sa rencontre, nourrir sa revivifiance, au risque de ne plus savoir quelque chose d'essentiel sur moi.  

   Moi ou eux ­— les hommes pareillement.

   C'est donc d'abord une voie ferrée et je m'en vais, je fuis la ville, son agitation, son trop-plein, ses machines et autres engins. Je tente la campagne. Après un long voyage, j'arrive enfin dans une gare. Une simple gare avec un quai et une guérite. Alentour : rien. La nature. Je quitte la gare, seule. Je marche longtemps, très longtemps. Même fatiguée, il me faut poursuivre, car c'est autre chose qu'une nature remodelée par l'homme que je cherche.

   Lorsque l'auto franchit le col, le temps change brusquement. La pluie cède à la neige, il y a du vent et du brouillard. L'autoroute que nous allons bientôt quitter ressemble à une nationale sans envergure. Un tapis blanc recouvre tout — les dernières maisons, les murets, les barrières, les barbelés —, tapis qui s'épaissit de minute en minute. Le ciel trop bas semble avoir eu le désir d'écraser la plaine. Brumes et vapeurs ont noyé la ligne de démarcation entre le ciel et la terre. Voilà qu'ils ne font plus qu'un. En silence, j'admire leur fusionnement.

   Les cimes des arbres, leur branches, leurs troncs ont également été recouverts par la neige. Des arbres qui me paraissent maintenant figés dans une expression étrange, oscillant entre la sérénité et l'inquiétude.

   Petit à petit, les traces du dernier passage des animaux dans la plaine ont toutes été effacées et les cris des oiseaux se sont tus.

   Sur ce monochrome blanc, je rêve éveillée. Naît en moi alors le besoin d'écrire sur — ou à partir de — la disparition progressive des choses. Comme on ne peut plus les voir, on ne peut plus les nommer et elles finissent par disparaître. Mais en apparence seulement, puisque tout homme est Noé. Tout homme porte en lui la mémoire du monde. Longtemps après sa disparition.

 

Ophélie Jaësan,  La Mer remblayée par le fracas des hommes, Cheyne, 2006, p. 58-59.

  

 

 

 

18/03/2013

Henri Michaux, Épreuves exorcismes

Henri Michaux, Épreuves exorcismes, aboiement, craquement, enfance

                                Les craquements

 

À l'expiration de mon enfance, je m'enlisai dans un marais. Des aboiements éclataient partout. « Tu ne les entendrais pas si bien si tu n'étais toi-même prêt à aboyer. Aboie donc. » Mais je ne pus.

   Des années passèrent, après lesquelles j'aboutis à une terre plus ferme. Des craquements s'y firent entendre, partout des craquements, et j'eusse voulu craquer moi aussi, mais ce n'est pas le bruit de la chair.

   Je ne puis quand même pas sangloter, pensais-je, moi qui suis devenu presque un homme.

   Ces craquements durèrent vingt ans et de tout partait craquement. Les aboiements aussi s'entendaient de plus en plus furieux. Alors je me mis à rire, car je n'avais plus d'espoir et tous les aboiements étaient dans mon rire et aussi beaucoup de craquements. Ainsi, quoique désespéré, j'étais également satisfait.

   Mais les aboiements ne cessaient, ni non plus les craquements et il ne fallait pas que mon rire s'interrompît, quoiqu'il fît mal souvent, à cause qu'il fallait y mettre trop de choses pour qu'il satisfît vraiment.

   Ainsi, les années s'écoulaient en ce siècle mauvais. Elles s'écoulent encore...

 

Henri Michaux, Épreuves exorcismes, dans Œuvres complètes I,  édition établie par Raymond Bellour, avec Ysé tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1998, p. 781-782.

17/03/2013

Pierre Bergounioux, Préférences

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   La fixité relative des lieux accuse la fuite du temps irréparable, la perte et l'absence dont se paient chaque pas en avant, chaque instant.

   Tulle existe encore depuis le jour de mes sept ans où je l'ai découverte, à l'est du bassin de Brive qui constituait, pour moi, le lieu géométrique de toute substance, attente et signification. C'était le milieu du siècle dernier, autrement dit le XIXe, l'Ancien Régime, les temps mérovingiens qui s'attardaient au-delà de leur âge dans la vieille Corrèze, en l'absence des signes du présent, de l'heure qu'il était partout ailleurs, sur la terre.

   Sur la façade de l'immeuble qui abrite aujourd'hui le librairie Préférences, figurent encore les trois mots Bonneterie, Mercerie, Layettes, que j'ai sans doute lus lorsque, pour une raison oubliée, si je l'ai jamais sue, nous sommes montés de la sous-préfecture. Et si le monde réside, pour partie, dans l'idée qu'on s'en fait, cette version qui date de 1956, l'emporte sur toutes les autres parce qu'elle a pour ingrédients l'enfance, l'élémentaire et profus bonheur d'être qui accompagne l'inventaire émerveillé de la création.

   C'est un peu plus tard qu'une ombre infiltre insensiblement le tableau, l'altère et gagne, de là, mon cœur, dont je serai le restant de mon âge à tenter de la chasser. Elle tient, cette ombre, à ce que la rumeur du dehors commence à résonner et contredit à l'évidence première. Elle infirme les suppositions qu'on tire spontanément de l'heure et du lieu qui nous sont assignés et qui appartenaient, je l'ai dit, au passé.

   À ce maléfice, il existe un remède. Ce sont les livres. Ils parlent de ce qui se passe ailleurs, aident à rectifier les idées qu'on s'est faites sur la seule foi d'une expérience située et datée, anachronique, décentrée. Mais par l'effet même de la situation, ils ne parvenaient pas jusqu'à nous. On pouvait se procurer du fil, des boutons, de petits vêtements, qui ne sont pas rien, mais non pas l'explication approchée, lumineuse, libératrice de ce qui se passait dans le monde et, par contrecoup, chez nous.

[...]

 

Pierre Bergounioux, Préférences, Le Cadran ligné, 2012, np. 

©Photo Tristan Hordé  

16/03/2013

Julien Gracq, Petite suite à rêver

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Petite suite à rêver

 

Sept heures du soir dans cette gare où le jour baisse, où le sol gelé rend au pas en écho l'exacte mesure de sa pesanteur. Rien de plus à chercher dans l'ancienne silhouette de ces arbres que le filigrane délié de leurs branches, comme pris dans le bristol fin d'une carte de Keepsake. Un rose théâtral à l'horizon paraphe d'un nom banal ce peu recommandable effet de neige. Ce monde borné s'accommode sans effort des pires compromissions, de la route familière de l'habitude où les pas s'enchaînent, où m'attendent le feu dans l'âtre et la campagne amicale, où le roman ouvert sur la table de jour en jour davantage s'irisera des nuances choisies des Veillées des chaumières. Il n'est plus question, décidément, de s'embarquer.

   Mais le déclic soudain d'un signal resuscite en surimpression sur le quai toute une jungle. C'était rien. Paysage passionné, où le soleil mortel refond une lumière augurale comme une menace. Aux appels déchirants d'un horizon meublé de fantômes, il suffit de la brise qui secoue, entre les traverses des voies abandonnées, les pâquerettes hectiques déjà du souffle rauque des locomotives, pour soudain ranimer la mystérieuse rose des vents. Les sentiers engourdis, captivés par des reptations de lianes vont se perdre au hasard dans les sables, dans la mer. L'odeur du charbon chaud enivre comme l'air vicié des cavernes. Sous les doigts, aux pages sibyllines de l'indicateur Chaix, rongé de grilles, de lacets sinueux, d'itinéraires improbables, comme s'ouvrit la mer Rouge éclate le mot « Correspondance  ! » Sur la ligne Montluçon-Grenoble, clé d'or du chiffre gras « 18 h 35 ». Le taureau de fer s'annonce avec une agitation bénigne, campagnarde, un roulement de chariots puérils comme un jeu d'enfants, encore fière du cahotement agricole accordé au rythme pastoral. Le lourd silence de la campagne rôde jusqu'aux abords du guichet dans les intervalles inégaux des chocs gourds de la pesée des bagages. Paix dérisoire, vertigineuse, miracle fragile des départs. Soudain la locomotive, folle, grisante, dépaysante comme un coup de passion au cœur d'une existence morne.

   Tu ne m'aimais pas alors — et maintenant tu m'aimes.

                                                               Janvier 1942

 

Julien Gracq, Petite suite à rêver et autres inédits, dans Europe, "Julien Gracq", mars 2013, n° 1007, p. 8-9.

15/03/2013

Jean Paulhan, Le clair et l'obscur

 

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   Je me suis trouvé en Quatorze, un jour d'avances et de reculs, coincé, entre quelques morts et mourants, dans une maison à demi démolie, sur laquelle s'obstinait pourtant le tir de l'artillerie — de plus d'une artillerie, car la maison, se trouvant à égale distinction des deux lignes et bien en vue, ne servait pas moins de cible à nos canons qu'aux canons adverses. Personne, de vrai, ne savait au juste qui se trouvait dedans, en sorte que, par l'effet d'une modestie commune aux hommes de guerre, chacun pensait y voir l'ennemi. Non pas tout à fait à tort, car nous n'occupions qu'une partie de la ruine. Mais il faut l'avouer, nous ne songions guère, pour le moment, à détruire nos voisins — si tant est qu'il y avait des ennemis — ni même à les chasser.

   Au fait, à quoi songions-nous ? Imaginez là-dessus une lumière d'éclipse, des éclats ronflant à droite et à gauche, le bruit d'orgue que fait un obus en plein vol, un cadavre qui vous regarde sans vous voir, un cheval éclaté comme un poisson de grands fonds et, dans une poussière de pierre et de fumée que traversaient des fusées éclatantes, de tous côtés, le désordre et la dislocation.

   Tout cela était étrange, mais à certains égards merveilleux. Et je dois avouer qu'il m'arriva un instant de m'en réjouir : que de feux d'artifice ! Que de châtaignes et de girandoles, de crapauds et d'acrobaties, de clowneries et de parades ! D'aimables figurants faisaient le mort à la perfection. Quel spectacle ! Est-ce donc pour moi qu'on a monté tout ça ?

   C'était là sans doute une réflexion égoïste. Ce fut, en tout cas, une réflexion imprudente. Car elle déclencha presque aussitôt le sentiment irrésistible (avec l'angoisse qui s'ensuit) que je me trouvais dans quelque farce gigantesque. Non, rien là-dedans en pouvait être vrai. De toute évidence, il ne s'agissait que d'un cauchemar, dont je tentai de me tirer en donnant de grands coups de soulier dans une glace demeurée, par quel hasard ? intacte, et même brillante. La glace se fendilla, s'écailla, puis s'écroula dans un grand bruit, et je connus très bien que je ne rêvais. Je le connus, et me trouvai, chose curieuse, satisfait — en tout cas comblé. Il faut bien que la vérité — fût-elle atroce — nous soit d'un grand prix..

 

Jean Paulhan, Le clair et l'obscur, préface de Philippe Jaccottet, Le temps qu'il fait, 1985, p.27-29.

 

 

 

 

14/03/2013

Sébastien Smirou, C'est tout moi (Autoportraits, I)

Sébastien Smirou, C'est tout moi (Autoportraits, I), miroir, confusion, espace

La première fois que je vois un moi le premier miroir

je ne sais pas ni bien ni comment

que le rayons traversent l'espace

en douce du corps

jusqu'à son étendue à lui — car qui

les aurait propulsés ? — de miroir en question

jusqu'aux yeux en oblique

et qu'on me prendra si je peins

trop bien ce que je vois pour un gaucher.

 

                          *

 

Pour prendre la mesure au jugé du point de croix

en suspension je mets le doigt

comme sur un nœud du vide interposé — qui sait

si c'est le bon ? — qui chasse l'animal

jusqu'à buter toc-toc de l'ongle dans la confusion

pas de nœud qui tienne, bon

au troisième toc il est exactement trop tard

j'ai le compas dans l'œil qui pique

sur le premier venu du nez (encore toi ?)

 

Sébastien Smirou, C'est tout moi (Autoportraits, I), ink, 2009, np.

13/03/2013

Raymond Queneau, Courir les rues, Battre la campagne, Fendre les flots

 

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Graffiti

 

Le graveur voit disparaître

une à une les pissotières

tableaux noirs où ses écrits

manifestaient une grammaire

                  alerte

 

Variante

 

Le graveur voit disparaître

une à une les vespasiennes

tableaux noirs où ses désirs

                 s'écrivirent

sans angoisses grammairiennes

 

Raymond Queneau, Courir les rues (1967),

dans Œuvres complètes, édition préparée par

Claude Debon, Bibliothèque de la Pléiade,

Gallimard, 1989, p. 352.

 

À tout vent

 

Les champignons ont des chapeaux

grands comme des accordéons

ils se massent et végètent

en rond

 

ils croissent dans la nuit

lorsque coassent les grenouilles

ils arrivent impromptu

avec la rouille

 

demain demain il n'y aura plus

que poussière

ils sèment à tout vent

pour une année entière

 

ainsi la poudre de la vie

un jour revient au port

puis le poème jette ses spores

pour une autre vie

 

Raymond Queneau, Battre la campagne,

(1968) id., p. 446.

 

Buccin

 

Dans sa coquille vivant

le mollusque ne parlait pas

facilement à l'homme

mort il raconte maintenant

toute la mer à l'oreille de l'enfant

qui s'en étonne

qui s'en étonne

 

Raymond Queneau, Fendre les flots, (1969),

id., p. 538.

 

 

 

 

 

 

 

12/03/2013

Antonella Anedda, Arbres

 

                           

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                                           Arbres

 

   Lorsque j'étais enfant je pensais que l'Est était le seul endroit où l'herbe avait un son. Est, répétais-je et je n'entendais pas seulement un bruissement mais une musique ample, une musique de tiges, une symphonie composée par l'espace, pour l'espace. Depuis le port minuscule d'une île au sein de l'île, du double cœur des roches et des eaux occidentales, l'Italie n'était que la porte d'un Continent plus vaste. Il suffisait d'enjamber cette bande de terre et l'Occident se réduisait soudain à un rivage, c'était le lieu depuis lequel la pensée s'élançait, sans écrans, sans obstacles, vers des steppes intérieures. Dans ce vent phénicien oscillaient, beaucoup plus imposants que les lièges de la Gallura (1), d'autres chênes. En restant immobile, au-delà du mur de pierres sèches et de l'horizon effrangé par la chaleur, il y aurait le chêne de la résignation d'André Bolkonsky dans Guerre et Paix, le chêne-prière dont parle Marie Tsvetaïeva dans Indices terrestres : « Récemment à Kountsevo, j'ai fait opinément des signes de croix devant un chêne Il est clair que la source de la prière n'est pas la peur, mais l'enthousiasme. »

   Et l'enthousiasme avait des noms-grelots : Lithuanie, Estonie, voix-sonnailles qui balaient les distances et viraient en plongée vers les eaux de la Kama, jusqu'à Voronej, à l'orient des vers de Mandelstam : « Je regardais, en m'éloignant, un orient de conifères ». Est était alors le raccourci pour dire un Orient plus rapide et moins légendaire, plus proche et plus somptueux Un fil traversait les lieux dont les noms reviendraient plus tard, passant par-dessus bord, glissant des livres à la page manuscrite, d'une feuille à l'autre comme De l'interlocuteur de Mandelstam, traduit par Celan, et de la "lettre-Est" de son poème dédié à Marina Tsvetaïeva, avec le fleuve Oka au loin et ce son, Taroussa, emporté vers l'exil d'Ovide, en Colchide : Orient de douleur, Orient des adieux. En exil — écrire c'est en faire l'expérience — « de l'empire de la Grande Rime Intérieure ».

[...]

 

Antonella Anedda, traduit d el'italien par J.-B. Para, dans Europe, n° 1000, "Abécédaire", août-septembre 2012, p. 17.



1 Région du nord-est de la Sardaigne, incluant le petit archipel de la Maddalena (NdT.).

11/03/2013

Malcolm Lowry, Divagation à Vera Cruz, traduction Jean Follain

 

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Divagation à Vera Cruz

 

Où s'est-elle enfuie la tendresse demanda-t-il

demanda-t-il au miroir du Baltimore Hôtel, chambre 216.

Hélas son reflet peut-il lui aussi se pencher sur la glace

en demandant où je suis parti vers quelles horreurs ?

Est-ce elle qui maintenant me regarde avec terreur

inclinée derrière votre fragile obstacle ? La tendresse

se trouvait là, dans cette chambre même, à cet endroit même

sa forme vue, ses cris par vous entendus.

Quelle erreur est-ce là, suis-je cette image couperosée ?

Est-ce là le spectre de l'amour que vous avez reflété ?

Avec maintenant tout cet arrière-plan

de tequila, mégots, cols sales, perborate de soude

et une page griffonnée à la mémoire de ceux-là

qui sont morts, le téléphone décroché.

De rage il fracassa toute cette glace de la chambre. !Coût 50 dollars)

 

Malcolm Lowry, "Poèmes inédits", traduction Jean Follain, dans Les Lettres Nouvelles, "Malcolm Lowry",  Mai-juin 1974, p. 226.                       

10/03/2013

Antoine Emaz, Jours / Tage

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21. 06. 07

 

Le monde tourne

meule

broie

 

sang

tous ces jours

 

drapeaux

ou pas

 

impasse

 

il n'y a pas de dernier mot

 

on écrase

on force au silence

 

un peuple se tait

 

mais par les bords

revient une lutte de rien

orientée mort

 

et là plus personne ne peut

 

du temps

des morts

 

au bout du temps des morts

on finira bien par

se mettre à table

 

c'est trop lent

trop cher payé

pour une vie sans histoire

 

21. 06. 07

 

die Welt dreht sich

mahlt

zermalmt

 

Blut

jeden Tag

 

Fahnen

oder nicht

 

Sackgasse

 

es gibt kein letztes Wort

 

man erdrückt

man zwingt zum Schweigen

 

ein Volk verstummt

 

aber von der Rändem her

kehrt ein Kampf um nichts wieder

auf den Tod ausgerichtet

 

und da kann neimand meht

 

zur zeit

der Toten

 

am Ende der Zeit der Toten

wird man sich schließlich

an einen Tisch setzen

 

das ist zu langsam

zu teuer bezahlt

für ein einfaches Leben

 

Antoine Emaz,  Jours / Tage, traduction

Anne-Sophie Petit et Rüdiger Fischer,

en Forêt, Im Wald, 2009, p. 44-47.

© Photo Tristan Hordé

09/03/2013

Jacques Prévert, Choses et autres

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                                        Graffiti

 

L'égaré demande son chemin, l'affolé demande l'heure, la minute ou l'année, le mendiant demande l'aumône, le condamné grâce.

Certains ne demandent rien.

                              *

Un homme à la mer, une femme à l'amour

                                         (La veuve du capitaine)

                              *

Nul n'est insensé qui ignore la loi.

                              *

Une foi est coutume.

                              *

Il n'y a pas cinq ou six merveilles dans le monde, mais une seule : l'amour

                              *

Néant + néanmoins

                              *

L'enfant qui verse, histoire de rire, son encrier dans un bénitier, est plus drôle et plus vrai que Luther qui disait avoir jeté le sien à la tête du diable.

                              *

L'homme dit « ma maîtresse, mes maîtresses ! ». La femme ne dit pas « mon maître ».

                              *

Les prisons trouvent toujours des gardiens.

                              *

La révolution est quelquefois un rêve, la religion, toujours un cauchemar.

                             

Jacques Prévert, Choses et autres, "Le Point du jour", Gallimard, 1972, p. 105, 106, 106, 107, 107, 108, 108, 109, 110, 110.

 

 

 

 

 

08/03/2013

Pascal Commère, De l'humilité du monde chez les bousiers

 

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Seraient-ils perdus une fois encore les mots,

par la terre brune et collante qui entérine

en silence toute mort en juin comme une boule

de pluie sur tant d'herbe soudain qui verse, avec

dans la poitrine ce serrement, par les collines

presque en haut, quand la route espérée dans un virage

d'elle-même tourne et disparaît... Je reconnais

le menuisier qui rechignait au guingois des portes

cependant que vous gagnez en ce jour de l'été

la terre qui s'est tue, humide et qui parlait

dans votre voix soucieuse ; à chaque mot j'entends

e travers du roulis des phrases le tonnerre

d'un orage depuis longtemps blotti dans l'œuf, la coque

se fissure — sont-ce les rats qui remontent, ou le râle

des bêtes hébétées dans l'été, longtemps résonne,

comme les corde crissent, lente votre voix digne

par-dessus l'épaisse terre menuisée, les vignes

bourrues... Et sur mon épaule, posée, la douceur

ferme de votre main pèse sans appuyer.

 

Pascal Commère, De l'humilité du monde chez les bousiers (1996),

dans Des laines qui éclairent, Le temps qu'il fait, 2012, p. 211.

 

07/03/2013

Tiphaine Samoyault, La Main négative, Louise Bourgeois

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   Être une fille. Pas tout à fait un fils L'injonction à faire proposée à la fille (savoir se servir de ses mains) peut-elle se transformer en possibilité de créer ? Esthétisme et dandysme sont des postures de fils, toutes deux issues du catholicisme qui est une religion du fils. Qu'est-ce qu'une religion du fils ? Une remise de l'autorité entre les mains de tous, un déplacement de la loi, un éparpillement du symbole. La proposition d'une liberté dont un jour on ne saura pas quoi faire. L'appel de la mère dans le corps de l'enfant. En ce sens , le dogme de l'immaculée conception est une absurdité pour la religion catholique et il en signe une fin. Il ne peut y avoir de religion du fils sans une mère animale dans laquelle l'enfant s'est cogné. Il ne peut y avoir de fils sans mère trop humaine qui cogne ensuite dans le corps de l'enfant.

 

   Qu'est-ce qu'être une fille en termes philosophiques ? est-ce qu'une fille peut être un fils ? Si la fille se résorbe dans la mère, le fils ne disparaît pas dans le père et reste toujours fils de sa mère. La fille qui reste fille ne refuse pas seulement de transmettre. De toute façon elle ne rompt pas, elle, la généalogie. Même en gardant le nom du père, elle n'est qu'incidemment dans la lignée. Cela lui donne une liberté que le fils n'a pas : elle est affranchie de toute manière. Ses possibilités de transgression sont donc aussi très limitées, ce qui, effectivement, la rend moins libre. Si la fille s'est plutôt bien remise d'être privée de quelque chose, elle n'a pas fini pour autant d'être un fils manqué. La question de la filiation ne semble qu'accessoirement concerner la fille. Les modèles à imiter ou dont faire table rase étant ceux des pères, la fille n'a que faire de l'alternative transmettre ou être transmis. Plus encore que son existence elle-même, son existence de fille est contingente. La fille perpétuelle, c'est la sorcière (figure de l'exclusion) ou la religieuse (figure d'une inclusion séparée). Il faudrait dire « c'était ». On ne dit plus « vieille fille » ou « elle est restée fille ». À l'échographie on dit « c'est une fille », d'une petite fille on dira « c'est une vraie fille ». Mais culturellement on s'emploie toujours à faire grandir les filles (une femme n'est plus une fille). Mais philosophiquement on ne dira jamais « une fille c'est ».

 

Tiphaine Samoyault, La Main négative, Louise Bourgeois, récit, Argol, p. 61-62.

06/03/2013

Lord Byron, Poèmes

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J'achève ce jour ma trente-sixième année

 

                             I

Il est temps que ce cœur se fige,

Qui cesse d'émouvoir les autres :

Or, lorsqu'on ne peut plus m'aimer,

          Que j'aime encore !

 

                             II

Mes jours sont une feuille jaune :

Fleurs, fruits de l'amour en allés ;

Le ver, le chancre, puis la peine

          Sont seuls miens !

 

                              III

Le feu qui fait mon sein sa proie,

Seul comme une île volcanique,

N'embrasse à sa flamme de torche —

          Un bûcher funèbre !

 

                               IV

L'espoir, la peur, les soins jaloux,

L'ardente souffrance et la force

De l'amour, guère n'en partage

          Plus que la chaîne.

 

                                V

Mais ainsi, ici, ces pensées

Ne doivent m'ébranler : la gloire

Pare la bière du héros

          Ou ceint son front.

 

                                 VI

L'épée, la bannière et le champ,

La gloire et la Grèce m'entourent !

La spartiate mis au pavois

          N'était plus libre.

 

                                  VII

 

Debout ! (Non toi, Grèce, tu l'es)

Debout mon esprit ! Pense d'

Ton sang tire son premier lac,

          Et frappe juste !

 

                Lord Byron, Poèmes, Choix et traduction de Florence Guilhot et                          

 Jean-Louis Pauléditions Allia, 2012, p. 115 et 117.