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31/12/2022

Raymond Queneau, Battre la campagne

 

               Jardin oublié

  

L’espace doux entre verveines

entre pensées entre reines-

marguerites, entre bourdaines

s’étend à l’abri des tuiles

 

l’espace cru entre artichauts

entre laitues entre poireaux

entre pois entre haricots

s’étend à l’abri du tilleul

 

l’espace brut entre otites

entre lichens entre grimmies

entre nostocs et funaries

s’étend à l’abri des tessons

 

en ce lieu compact et sûr

se peut mener la vie obscure

le temps est une rature

et l’espace a tout effacé

 

Raymond Queneau, Battre la

campagne, Gallimard, 1968, p. 83.

 

17/06/2022

Raymond Queneau, Un enfant a dit

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Une main

 

Une main traverse la porte

mince mince à en souffrir

d’autres mains jouent aux cartes

là-bas là-bas dans les airs

d’autres encor désertent

la grand’ ennui du ciel

 

Raymond Queneau, Un enfant a dit,

Pléiade/Gallimard, 1989, p. 101.

16/06/2022

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

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C’était le lendemain

 

Je suis arrivé le matin c’était trop tard

il y avait de la rouille autour de l’évier

le poids du poêle pesait sur le parquet

ça des gondolait même les tuiles il était trop tard

je n’aurais pu redresser tout ça même avec

des cabestans des poulies des objets dont je ne connais

   pas le mot qui les désigne et que je ne saurais utiliser

   efficacement

les champignons poussaient sur la faïence de la

   vaisselle

la vaisselle croupissait dans la paille des fauteuils

les fauteuils s’endormaient sur le poil des ténèbres

les ténèbres mâchaient le chouigne gueumme des morts

je suis arrivé trop tard c’était le lendemain

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline ; Pléiade/

Gallimard, 1989, p. 281.

 

15/06/2022

Raymond Queneau, Les Ziaux

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                      Les Ziaux

 

les eaux bruns, les eaux noirs, les eaux de merveille

les eaux de mer, d’océan, les eaux d’étincelles

nuitent le jour, jurent la nuit

chants de dimanche à samedi

 

tes yeux vertes, tes yeux bleues, tes yeux d’étincelles

les yeux de passante au cours de la vie

les yeux noires, yeux d’estanchelle

silencent les mots, ouatent le bruit

 

eau de ces yeux penché sur tout miroir

gouttes secrets au bord des veilles

tout miroir, toute veille en ces yeux bleues ou vertes

les ziaux bruns, les ziaux noirs, les ziaux de merveille

 

Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Œuvres complètes, I,

Pléiade/Gallimard, 1989, p. 69.

14/06/2022

Raymond Queneau, Les Ziaux

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                     Il pleut

 

Averse averse averse averse averse averse

pluie ô pluie ô pluie ô ! ô pluie ô pluie ô pluie !

gouttes d’eau gouttes d’eau gouttes d’eau gouttes d’eau

parapluie ô parapluie ô paraverse ô !

paragouttes d’eau paragouttess d’eau de pluie

capuchons pélerines et imperméables

que la pluie est humide et que la pluie mouille et mouille !

mouille l’eau mouille l’eau mouille l’eau mouille l’eau

et que c’est agréable agréable agréable de pluie et de gouttes

d’avoir les pieds mouillés et les cheveux humides

tout humides d’averse et de pluie et de gouttes

d’eau de pluie et d’averse et sans un paragoutte

pour protéger les pieds et les cheveux mouillés

qui ne vont plus friser qui ne vont plus friser

à cause de l’averse à cause de la pluie

des gouttes d’eau de pluie et des gouttes d’averse

cheveux désarçonnés cheveux sans parapluie.

 

Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Œuvres complètes, I,

Pléiade/Gallimard, 1989, p. 31.

 

13/06/2022

Raymond Queneau, Les Ziaux

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          L’homme du tramway

 

Cet homme qi marche le long du quai la nuit

le long de la Seine entre Asnières et Courbevoie

cet homme dans l’ombre à chaque instant fuit

suit son chemin droit et sa courbe voie

 

cet homme a mal aux pieds — misère

et la fatigue ligote ses épaules

cet homme danse chacun de ses pas

longs comme des nuits d’hiver

 

depuis une heure le tram ne roule plus

cet homme mesure des kilomètres

à l’épaisseur de ses semelles

il marche la nuit dans cette rue

 

sa maîtresse l’attend fille peu respectable

elle traîne aux ruisseaux se repaît de bouchers

et son temps se mesure à sa chambre insatiable

qui loge maintenant un homme du tramouai

 

il doit fuir au matin les yeux fort marmiteux

et reprendre la route vers le dépôt sonore

et pendant que la belle dans le pieu dort encore

il soupire qu’il est doux d’être aimé.

 

Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Si tu t’imagines,

Gallimard, 1952, p. 123-124.

09/01/2021

Raymond Queneau, Fendre les flots

raymond queneau,fendre les flots,la moule de l'estuaire

La  moule de l’estuaire

 

Collée au pilotis sapeur sachant saper

se balançant aux sons de l’orchestre tzigane

la bestiole paisible aime la société

les remous de la mer et le contact des algues

et la caresse des vagues inextinguibles

elle dort bien tranquille étant incomestible

longtemps longtemps longtemps elle pourra bercer

sa placide nature au flonflons des violons

 

Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard,

1969, p. 116.

07/01/2021

Raymond Queneau, Courir les rues

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Tous les parfums de l’Arabie

 

 Il y avait un passage Waterloo

on l’a démoli

c’est qu’on est patriote à Paris

alors pourquoi une rue Jules César

l‘ennemi juré des Gaulois

ces ancêtres

 

elle se musse non loin de la gare de Lyon

et quel air banal

 

soudain cette odeur

plantes aromates épices tropiques

effluves fragrances botaniques

garrigues de Provence jardins d’Ispahan

 

je fonce et flaire

le CPM fondé en 1901 m’attire

le CPM c’est-à-dire

l’omptoir harmaceutique oderne

mais non ce n’est pas là

 

je fonce et flaire et découvre

Les Bons Producteurs

vente en gros

herboristeries de toute provenance

Les Bons Producteurs

ont la bonne odeur

mais elle ne va pas plus loin que le boulevard de la Bastille

 

en face de l’autre côté du canal

s’assirent sur un banc Bouvard et Pécuchet

comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés

 

Raymond Queneau, Courir les rues, Gallimard, 1967, p. 155-156.

25/03/2019

Raymond Queneau, Le Voyage en Grèce

 

   (…) La science actuelle est un disparate, un amas incoordonnable et voilà pourquoi sa richesse est un dénuement. Un individu fini ne peut amasser en un temps fini un nombre indéfini de connaissances (faits). Résultat : le savant réduit à la spécialisation ; « l’honnête homme » réduit au snobisme ; le citoyen réduit à l’ignorance. (…)

    Il faut ajouter qu’avec la science actuelle, en dehors de domaines minimes pour chacun, l’ « élite » doit se satisfaire elle aussi de rudiments mal digérés. C’est que cette masse colossale de faits qu’est la « culture moderne » n’est pas en réalité un savoir et ne fournit pas les moyens d’atteindre à un savoir quelconque. En dehors de son intérêt pratique, en dehors des théories fragmentaires, et qui viennent d’ailleurs, cette masse en elle-même n’est que le résultat d’un désordre, le déchet de l’incohérence de toutes les recherches et de toutes les expériences ; ce à quoi vient s’ajouter toute la poussière de l’histoire, de l’archéologie, etc. Tout ceci ne peut rien apprendre à l’homme. Ce n’est d’aucun usage pour sa culture réelle, ni pour son bonheur, ce ne lui est d’aucune utilitépour l’aider à découvrir sa propre vérité.

 

Raymond Queneau, Le Voyage en Grèce, Gallimard, 1973, p. 101-102.

15/03/2019

Raymond Queneau, Courir les rues

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Mon beau Paris

 

Maisons lépreuses

maisons cholériques

maisons empestées

 

bâtisses fienteuses

 

immeubles atteints de rougeole

de scarlatine

de vérole

 

pavillons chlorotiques

pavillons scrofuleux

pavillons rachitiques

 

hôtels particuliers

constipés

 

baraques

 

taudis

 

Raymond Queneau, Courir les rues, dans

Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard,

1989, p. 412.

06/12/2018

Raymond Queneau, Un rude hiver

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   Les Chinois avançaient précédés par deux sergents de ville.

Pour voir ça, les mercantis sortirent de leurs souks avec des yeux en bille et le clapet ouvert. Des moutards galopaient le long du cortège en criant : les Chinacos, les Chinacos. Aux fenêtres se tendirent des cous, sur les balcons apparurent des curieux. Un tram remonta la file asiatique, et ses occupants, au dernier stade la coagulation, interpellèrent les défilants en des langues variées et en termes insultants.

(…)

  Derrière les deux flics marchaient primo deux Chinois ayant sans doute quelque autorité sur leurs compatriotes, secundo un Chinois porteur d’un parasol jaune, tertio un Chinois porteur d’un objet également jaune  formé de deux ellipsoïdes enfilés sur un bâton selon leur plus grand axe, quarto un Chinois porteur d’un drapeau chinois pourvu de toutes ses bandes, quinto un Chinois porteur d’un drapeau également dans la même condition, sexto un Chinois frappant sue une plaque de fer, septimo un contorsionniste chinois habillé de jaune et agrémenté d’une barbe postiche, octavo un Chinois également vêtu de jaune et frappant l’une contre l’autre deux longues lattes de bois, nono un Chinois porteur d’un objet qui pour la population européenne présente ne pouvait faire figure que de canne à pêche et decimo une centaine de Chinois parmi lesquels se trouvaient des porteurs de petits drapeaux français.

Raymond Queneau, Un rude hiver, Gallimard, 1939, p. 7-9.

24/09/2018

Raymond Queneau, Entretiens avec Georges Charbonnier

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R. Q. (…) L’origine de l’orthographe, vous savez, cela a été une invention des imprimeurs, des maîtres imprimeurs, pour que tout le monde ne soit pas imprimeur !

G. C. La défense du monopole !

R. Q. La défense du monopole. Que l’orthographe soit quelque chose de compliqué, d’extrêmement difficile, pour qu’on monte les grades des corporations, d’apprenti, de maître, etc., etc.

  L’orthographe, les questions de traits d’union, de tréma, de trucs comme cela, ce sont des subtilités. Quand on pense que jusqu’à la timide réforme de 1901, on se faisait recaler au baccalauréat parce qu’on mettait, je ne sais pas, un mot sans trait d’union, et cela faisait une faute, ou des choses comme cela ! Enfin ce n’est pas sérieux ! Ce n’est pas cela, la langue française, non ? C’est des petites choses !

   En s’obstinant à défendre la place du tréma sur l’ « e » ou l’ »u » ou des niaiseries comme cela, tout d’un coup, il faut bien constater que la langue parlée est totalement différente de la langue écrite. Et c’est très notable en français. Ce qu’il est intéressant de noter c’est qu’en anglais cela ne s’est pas passé comme cela, alors que l’anglais a aussi une orthographe qui est beaucoup plus extravagante que celle du français. La question ne se pose pas, parce qu’il n’y a jamais eu justement cette espèce de gangue imposée au langage par des règles orthographiques secondaires.

 

Raymond Queneau, Entretiens avec Georges Charbonnier, Gallimard, 1962, p. 84-85.

01/03/2018

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

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Une révolution loupée en 1788

 

Lorsque sur le château la patine des âges

S’ébroue en ricanant parce qu’un menuisier

N’essuyant pas ses pieds ignore les usages

Comment les aurait-il puisqu’il est roturier

 

Alors les archiducs de moindres personnages

Et jusqu’au damoiseau devenu foutriquet

Remontant lentement le cours des épandages

Pour dedans le donjon pouvoir se réfugier

 

Mais  l‘homme était suivi de plus d’un acolyte

Celui qui fend la pierre et l’ardoise délite

Celui qui tord le fer et mâchonne l’acier

 

Ces ludions s’élevaient artisans ou d’élite

Puis tous durent descendre à cause du plombier

Réussissant enfin à boucher une fuite

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,

Gallimard, 1965, p. 151-152.

18/10/2017

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

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Dodo, l’enfant ut

 

Enfants qui déchiffrez dans l’ambre des agathes

Des entrailles le miel des lapins étendues

Sur l’étal du marchand avec leurs quatre pattes

Pour qu’ils ne courent pas deux ensemble cousues

 

Enfants qui préférez le goût des aromates

Au vol des papillons sur les pousses touffues

Y semant le pollen de leurs corps antennates

Exemples confondants des ères révolues

 

Enfants qui déchiffrez dans le cercle de lune

Un bûcheron bossu qui porte sa fortune

Quelque fagot de bois valant bien quatre sous

 

Enfants qui dans la nuit apercevez la hune

De bateaux sinistrés recouverts par la hune

Enfants vous qui rêvez enfants endormez-vous

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,

Gallimard, 1965, p. 221-222.

01/10/2017

Raymond Queneau, Battre la campagne

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Le bon vieux temps

 

Le moissonneur pour son Noël

s(achète une faux

une faux électronique

plus rapide que l’éclair

 

elle compte aussi les épis

qui tombent à chaque andain

elle en détermine le prix

compte tenu du marché commun

 

elle peut s’autoréparer

s’il lui arrive quelque anicroche

elle peut si l’on veut chanter

un air à la mode

 

le moissonneur est bien content

il met une bûche dans l’âtre

et dans un ancien récipient

où dort une soupe verdâtre

il taille le pain de ciment

 

pour s’en faire un solide emplâtre

fume sa pipe un bon moment

puis s’endort dans des draps blanchâtres

et passe la nuit en rêvant

aux plaisirs un peu douçâtres

que l’on avait au bon vieux temps

 

Raymond Queneau, Battre la campagne,

Gallimard, 1968, p. 94-95.