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19/07/2025

Raymond Queneau, Fendre les flots

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                                                                                                                        Marée basse

 

Songeant au pied de la falaise

lors je regardais à mes pieds

lors j’aperçois une crevette

à quoi je me suis identifié

Elle sautillait l’acrobate

comme moi-même composite

le suis en mon for intérieur

Elle cherchait le sable humide

fuyant les régions désertiques

Une mioche avec son filet

qui patrouillait dans la vase

voulut en faire son souper

mais la crevette avait sauté

vers quelque autre destin sans phase

Si je regarde ma mesure

ainsi le nombre de mes phrases

et leur poids et leur épaisseur

l’assimile à ce que mes pieds

laissant là comme des empreintes

toisé par la crête crayeuse

qui conserve encor en son sein

tant d’animaux géologiques

privés du charme de danseuse

de la crevette nostalgique

 

Raymond Queneau, Fendre les flots, dans

Œuvres, I, Pléiade/Gallimard, 1989, p. 538-9.

18/07/2025

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

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            L’existence quand même

                 quel problème

 

J’en ai assez de vivre et non moins de mourir

Que puis-je faire alors ? sinon mourir ou vivre

Mais l’un n’est pas assez et l’autre c’est moisir

Ainsi peut-on me voir errer plus ou moins ivre

 

C’est un fait je pourrais écrire un bien beau livre

Où je saurais bêler en me voyant périr

Mais cette activité nullement me délivre

De faire de la mort l’objet de mon désir

 

Les arbres qui marchaient n’inclinaient point leur tête

Les collines courant s’apprêtaient à la fête

De son haut le soleil semait dru ses rayons

 

La nature en ses plis absorbait ses victimes

L’absurde coq chantait ses prouesses minimes

Et je cherchais la rime en rongeant des crayons

 

Raymond Queneau, Le chien à la mandoline,

Pléiade/Gallimard, 1989, p. 323.

17/07/2025

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

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Toujours le travail

 

je serai courageux

je me lèverai à la première heure pour écrire des poèmes

à onze heures du matin j’en aurai produit au moins un

avant dix heures même

lever laver petit déjeuner et hop à la selle

en selle sur Pégase dans le ptit air frumeux  de l’aube

j’aperçois pourtant là-bas les mains à la charrue

qui déjà se reposent pour casser la croûte

ils sont debout depuis quatre heures du matin

faut pas être frileux pour semer le blé qui

alimentera le poète

 

moi je suis plutôt un poète du soir

j’exhale ma journée en vers mesurés ou pas

et si par fortune il m’arrive d’écrire le matin

il est midi au moins — voyons voir

qu’est-ce que je disais — il est une heure et demie

déjà

déjà

ptit, frumeux  (sic)

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,

Pléiade/Gallimard, 1989, p. 295-296.

16/07/2025

Raymond queneau, Le Chien à la mandoline

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Hommage à Tristan Corbière

 

Un petit bateau va mettre ses voiles

les nuages courant chassent les étoiles

et la lune plonge au fond de la suie

Il pleut sur la mer au cœur de la nuit

 

La vague se casse expulsant sa moelle

contre la jetée où le phare luit

Un petit bateau va mettre ses voiles

 

La ville s’endort sans le moindre bruit

dans les draps de lin gonflés par l’ennui

Un petit bateau va mettre ses voiles

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,

Pléiade/Gallimard, 1989, p. 255.

15/07/2025

Raymond Queneau, L'Instant fatal

raymond queneau, l'instant fatal, enfance

Un enfant a dit

 

Un enfant a dit

je sais des poèmes

un enfant a dit

chsais des poaisies

 

un enfant a dit

mon cœur est plein d’elles

un enfant a dit

par cœur ça suffit

 

un enfant a dit

ils en sav’ des choses

un enfant a dit

et tout par écrit

 

si poète pouvait

s’enfuir à tir-d’ailes

les enfants voudraient

partir avec lui

 

Raymond Queneau, L’Instant fatal,

Pléiade/Gallimard, 1989, p. 94.

14/07/2025

Raymond Queneau, Chêne et chien

raymond queneau, chêne et chien, psychanalyse

Je me couchai sur un divan

et me mis à raconter ma vie,

ce que je croyais être ma vie.

Ma vie, qu’est-ce que j’en connaissais ?

Et ta vie, toi, qu’est-ce que tu en connais ?

Et lui, là, est-ce qu’il la connaît, sa vie ?

Les voilà tous qui s’imaginent

que dans cette vaste combine

ils agissent tous comme ils le veulent

comme s’ils savaient ce qu’ils voulaient

comme s’ils voulaient ce qu’ils voulaient

comme s’ils savaient ce qu’ils savaient.

Enfin me voilà donc couché sur un divan près de Passy.

Je raconte ce qu’il me plaît :

je suis dans le psychanalysis.

Naturellement je commence

par des histoires assez récentes

que je crois assez importantes

par exemple que je viens de me fâcher avec mon ami Untel

pour des raisons confidentielles

mais le plus important

c’est que je suis incapable de travailler

bref dans notre société

je suis désadapté inadapté

né-

vrosé

un impuissant alors sur un divan

me voilà donc en train de conter l’emploi de mon temps.

(…)

Raymond Queneau, Chêne et chien, Œuvres complètes I, Pléiade/Gallimard, 1989, p. 21-22.

31/12/2022

Raymond Queneau, Battre la campagne

 

               Jardin oublié

  

L’espace doux entre verveines

entre pensées entre reines-

marguerites, entre bourdaines

s’étend à l’abri des tuiles

 

l’espace cru entre artichauts

entre laitues entre poireaux

entre pois entre haricots

s’étend à l’abri du tilleul

 

l’espace brut entre otites

entre lichens entre grimmies

entre nostocs et funaries

s’étend à l’abri des tessons

 

en ce lieu compact et sûr

se peut mener la vie obscure

le temps est une rature

et l’espace a tout effacé

 

Raymond Queneau, Battre la

campagne, Gallimard, 1968, p. 83.

 

17/06/2022

Raymond Queneau, Un enfant a dit

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Une main

 

Une main traverse la porte

mince mince à en souffrir

d’autres mains jouent aux cartes

là-bas là-bas dans les airs

d’autres encor désertent

la grand’ ennui du ciel

 

Raymond Queneau, Un enfant a dit,

Pléiade/Gallimard, 1989, p. 101.

16/06/2022

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

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C’était le lendemain

 

Je suis arrivé le matin c’était trop tard

il y avait de la rouille autour de l’évier

le poids du poêle pesait sur le parquet

ça des gondolait même les tuiles il était trop tard

je n’aurais pu redresser tout ça même avec

des cabestans des poulies des objets dont je ne connais

   pas le mot qui les désigne et que je ne saurais utiliser

   efficacement

les champignons poussaient sur la faïence de la

   vaisselle

la vaisselle croupissait dans la paille des fauteuils

les fauteuils s’endormaient sur le poil des ténèbres

les ténèbres mâchaient le chouigne gueumme des morts

je suis arrivé trop tard c’était le lendemain

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline ; Pléiade/

Gallimard, 1989, p. 281.

 

15/06/2022

Raymond Queneau, Les Ziaux

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                      Les Ziaux

 

les eaux bruns, les eaux noirs, les eaux de merveille

les eaux de mer, d’océan, les eaux d’étincelles

nuitent le jour, jurent la nuit

chants de dimanche à samedi

 

tes yeux vertes, tes yeux bleues, tes yeux d’étincelles

les yeux de passante au cours de la vie

les yeux noires, yeux d’estanchelle

silencent les mots, ouatent le bruit

 

eau de ces yeux penché sur tout miroir

gouttes secrets au bord des veilles

tout miroir, toute veille en ces yeux bleues ou vertes

les ziaux bruns, les ziaux noirs, les ziaux de merveille

 

Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Œuvres complètes, I,

Pléiade/Gallimard, 1989, p. 69.

14/06/2022

Raymond Queneau, Les Ziaux

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                     Il pleut

 

Averse averse averse averse averse averse

pluie ô pluie ô pluie ô ! ô pluie ô pluie ô pluie !

gouttes d’eau gouttes d’eau gouttes d’eau gouttes d’eau

parapluie ô parapluie ô paraverse ô !

paragouttes d’eau paragouttess d’eau de pluie

capuchons pélerines et imperméables

que la pluie est humide et que la pluie mouille et mouille !

mouille l’eau mouille l’eau mouille l’eau mouille l’eau

et que c’est agréable agréable agréable de pluie et de gouttes

d’avoir les pieds mouillés et les cheveux humides

tout humides d’averse et de pluie et de gouttes

d’eau de pluie et d’averse et sans un paragoutte

pour protéger les pieds et les cheveux mouillés

qui ne vont plus friser qui ne vont plus friser

à cause de l’averse à cause de la pluie

des gouttes d’eau de pluie et des gouttes d’averse

cheveux désarçonnés cheveux sans parapluie.

 

Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Œuvres complètes, I,

Pléiade/Gallimard, 1989, p. 31.

 

13/06/2022

Raymond Queneau, Les Ziaux

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          L’homme du tramway

 

Cet homme qi marche le long du quai la nuit

le long de la Seine entre Asnières et Courbevoie

cet homme dans l’ombre à chaque instant fuit

suit son chemin droit et sa courbe voie

 

cet homme a mal aux pieds — misère

et la fatigue ligote ses épaules

cet homme danse chacun de ses pas

longs comme des nuits d’hiver

 

depuis une heure le tram ne roule plus

cet homme mesure des kilomètres

à l’épaisseur de ses semelles

il marche la nuit dans cette rue

 

sa maîtresse l’attend fille peu respectable

elle traîne aux ruisseaux se repaît de bouchers

et son temps se mesure à sa chambre insatiable

qui loge maintenant un homme du tramouai

 

il doit fuir au matin les yeux fort marmiteux

et reprendre la route vers le dépôt sonore

et pendant que la belle dans le pieu dort encore

il soupire qu’il est doux d’être aimé.

 

Raymond Queneau, Les Ziaux, dans Si tu t’imagines,

Gallimard, 1952, p. 123-124.

09/01/2021

Raymond Queneau, Fendre les flots

raymond queneau,fendre les flots,la moule de l'estuaire

La  moule de l’estuaire

 

Collée au pilotis sapeur sachant saper

se balançant aux sons de l’orchestre tzigane

la bestiole paisible aime la société

les remous de la mer et le contact des algues

et la caresse des vagues inextinguibles

elle dort bien tranquille étant incomestible

longtemps longtemps longtemps elle pourra bercer

sa placide nature au flonflons des violons

 

Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard,

1969, p. 116.

07/01/2021

Raymond Queneau, Courir les rues

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Tous les parfums de l’Arabie

 

 Il y avait un passage Waterloo

on l’a démoli

c’est qu’on est patriote à Paris

alors pourquoi une rue Jules César

l‘ennemi juré des Gaulois

ces ancêtres

 

elle se musse non loin de la gare de Lyon

et quel air banal

 

soudain cette odeur

plantes aromates épices tropiques

effluves fragrances botaniques

garrigues de Provence jardins d’Ispahan

 

je fonce et flaire

le CPM fondé en 1901 m’attire

le CPM c’est-à-dire

l’omptoir harmaceutique oderne

mais non ce n’est pas là

 

je fonce et flaire et découvre

Les Bons Producteurs

vente en gros

herboristeries de toute provenance

Les Bons Producteurs

ont la bonne odeur

mais elle ne va pas plus loin que le boulevard de la Bastille

 

en face de l’autre côté du canal

s’assirent sur un banc Bouvard et Pécuchet

comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés

 

Raymond Queneau, Courir les rues, Gallimard, 1967, p. 155-156.

25/03/2019

Raymond Queneau, Le Voyage en Grèce

 

   (…) La science actuelle est un disparate, un amas incoordonnable et voilà pourquoi sa richesse est un dénuement. Un individu fini ne peut amasser en un temps fini un nombre indéfini de connaissances (faits). Résultat : le savant réduit à la spécialisation ; « l’honnête homme » réduit au snobisme ; le citoyen réduit à l’ignorance. (…)

    Il faut ajouter qu’avec la science actuelle, en dehors de domaines minimes pour chacun, l’ « élite » doit se satisfaire elle aussi de rudiments mal digérés. C’est que cette masse colossale de faits qu’est la « culture moderne » n’est pas en réalité un savoir et ne fournit pas les moyens d’atteindre à un savoir quelconque. En dehors de son intérêt pratique, en dehors des théories fragmentaires, et qui viennent d’ailleurs, cette masse en elle-même n’est que le résultat d’un désordre, le déchet de l’incohérence de toutes les recherches et de toutes les expériences ; ce à quoi vient s’ajouter toute la poussière de l’histoire, de l’archéologie, etc. Tout ceci ne peut rien apprendre à l’homme. Ce n’est d’aucun usage pour sa culture réelle, ni pour son bonheur, ce ne lui est d’aucune utilitépour l’aider à découvrir sa propre vérité.

 

Raymond Queneau, Le Voyage en Grèce, Gallimard, 1973, p. 101-102.