26/10/2014
Gilles Jallet, Contre la lumière, Œuvres poétiques
Partout nous voyageons depuis toujours
et nous sommes fourvoyés à cause de la certitude
que cela donne une ressemblance entre les lieux,
d'exister partout ailleurs que là où nous vivons,
sous un ciel vide, abandonné, la terre
creusée de trous noirs et la langue, elle aussi,
portant les stigmates de ceux qui disparurent
sans voir la mort. Ainsi partent-ils tous
emportant avec eux le secret de leurs paroles
et cette parole aujourd'hui nous manque :
c'est pourquoi nous n'avons plus de pays,
plus de ciel, plus de chez moi à regarder.
Gilles Jallet, Contre la lumière, Œuvres poétiques, La
Rumeur libre, 2014, p. 155.
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18/02/2014
François Rannou, Rapt
D'amour si longtemps tu
se resserre
aux quatre coins
enfoncée dans
l'os
d'amour si longtemps tu ne sais où la lumière te mord
(il y a là une femme qui aimait
son rire sa façon de disparaître
du lit après l'amour pour écrire)
[...]
*
14 stelles
ailleurs
sous les phrases la
ligne de
sable chardons dans
l'herbe
clairsemée raide courte
le chant de marie
qu'on encule
sous la lune blanche
Bretagne intérieure
moteur lancinant des
des moissons la
nuit on n'
entend
plus la route
il reste
les
« mottes tuées »
François Rannou, Rapt, La Termitière / La Nerthe,
2013, p. 29, 75-76.
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05/02/2014
Antoine Emaz, Plaie — note à propos d'Antoine Emaz, Flaques
les heures passent
à la manivelle
au hachoir
on les force à passer
sans rien faire
l'horloge resterait bloquée
avec ses poids
au bout de leurs cordes
et le gros balancier de cuivre
immobile
arrêté
ce jour-là
ce lieu mental
attire
dès qu'on s'en approche
comment
désactiver
on pourrait partir loin
cela ne changerait rien
il faut remettre en état
la tête
absorber
le choc
ensuite seulement on pourra voir peut-être
s'il y a du ciel plus bleu et pas d'hiver
ailleurs
Antoine Emaz, Plaie, encres de Djamel Meskache,
Tarabuste, 2009, p. 79-80.
*
Note à propos du dernier livre d'Antoine Emaz, Flaques, encres de Jean-Michel Marchetti, centrifuges, 2013, 110 p., 12, 50 €.
Depuis 2003 avec Lichen lichen, parallèlement aux livres de poèmes, Antoine Emaz publie des notes. Il s'agit d'extraits de ses carnets, sorte de fourre-tout où ce qui arrive au jour le jour est consigné, pour une raison ou une autre. Pas de doute, ces fragments retenus sont bien « à mi-chemin d'un peu tout et n'importe quoi : description, poème, pensée, journal, bon mot, critique, ébauches... » (47). La liste n'est pas exhaustive, et il faut ajouter que le lecteur passe de propositions sur la poésie à des remarques sur le rassemblement, dans Sauf (2011), de plusieurs livres, de réflexions sur la lecture de Titus-Carmel à des citations de Klee (sur la forme), de Reverdy ou de Joubert, du commentaire d'une émission de radio consacrée à Sylvia Plath à une esquisse d'analyse du narcissisme. Il y a, dira-t-on, un désordre qui rend la lecture difficile, puisque les notes semblent ne donner que la « vie à vif » (56), sans l'organisation qui a abouti, comme l'écrit Antoine Emaz, aux Petits traités de Quignard.
Ce serait pourtant une lecture myope que de ne pas reconnaître des lignes de force dans Flaques. Le titre — un seul mot, comme le titre des livres de poèmes — évoque le minuscule (ce qui reste après la pluie), ce à quoi on ne s'arrête pas, comme les précédents titres des recueils de notes, Cambouis, Cuisine ou Lichen lichen, et Antoine Emaz s'interroge sur le lien qui pourrait être établi entre les poèmes et le « ramasse-miette du vivant » (62) que sont à ses yeux les carnets. Les notes en effet, on l'a dit, retiennent ce qui passe et s'oublie, s'attardant aussi bien sur un passage d'étourneaux, « nuages d'oiseaux » (73) que sur la figure d'un homme âgé qui chantonne La valse brune à la caisse d'un supermarché. Mais comment ne pas s'apercevoir que certains de ces regards sur le quotidien sont aussi le matériau de la poésie d'Antoine Emaz.
Le livre s'ouvre sur ce qu'est la vie pour chacun ("on"), « Ne plus rien avoir à retenir : la vie va, on est dans son courant muet. Il y a là, un moment, non pas une joie, mais une forme précaire de paix » (9), motif repris à diverses reprises — « le gros du temps d'une vie est linéaire, répétitif, quotidien. » (33). Ce début est suivi d'une affirmation sur le fond de l'écriture, motif récurrent dans les écrits d'Antoine Emaz, et constitue une charpente de Flaques : « Le plus important de ce que tu vis n'est pas forcément le plus important à écrire. L'essentiel, c'est ce que tu peux écrire de vivre. » (9) Le lecteur ne sera pas surpris de lire ces deux propositions réunies dans la dernière phrase du livre : « [si l'artiste] ne peut plus vivre écrire publier, alors très vite, il va mal et manque d'air. » (103)
Parallèlement, ce qu'est la poésie, et plus largement le fait d'écrire, sont des thèmes qui reviennent sans cesse dans Flaques ; parlant de la table où il s'installe pour écrire, face au jardin, il note : « C'est là que je me sens à ma place, qu'il y a du plaisir à vivre un peu comme si le monde des mots, des livres était devenu prioritaire sur le monde des hommes. Même s'il s'agit d'un retrait, pour rejoindre au bout. » (22). Quant à la poésie, faut-il la définir ? Il propose une formule : « Du vif qui] se cristallise en mots » 29), ou reprend Philippe Beck, même s'il s'estime loin de son écriture : la poésie, un « engin de captation du monde sans merveilleux » (91). Mais ailleurs : « Parce que la poésie est sans définition, on continue d'en proposer » (72). On peut au fil des pages relever les doutes — que restera-t-il de ce qui s'écrit aujourd'hui ? —, mais ce qui est assuré, c'est la certitude que l'art — l'écriture— est le premier pôle de la vie, si l'on entend toujours que « vivre reste premier » (87).
Note parue dans Sitaudis.
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24/02/2013
Guillevic, Ailleurs
Dialogues
— L'été, ça peut durer ?
— Mais oui.
— Longtemps, longtemps ,
— Tout un instant parfois.
*
— Une bille, ça roule.
— C'est fait pour ça.
— Et quand ça ne roule pas ?
— C'est une bille.
*
— Il entra.
— S'accouda au comptoir ?
— But u verre, bagarra, tomba.
— Déjà lu.
*
— Alors tu as été seul ?
— Tout seul.
— Dans toutes ces rues ?
— Dans ces rues toutes seules
Bergeries
Suppose
Que je vienne et te verse
Un peu d'eau dans la main
Et que je te demande
De la laisser couler
Goutte à goutte
Dans ma bouche
*
Suppose
Que le ciel de la plaine
Soit jaloux de nous deux
Et que je te demande
Envers lui ce sourie
Qu'il attend de la terre
Depuis les origines.
Guillevic, Autres, Gallimard, 1980, p. 103,
109, 114, 116, 43, 49.
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