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10/07/2013

Peter Huchel, La neuvième heure

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     Par les routes

 

La troupe vagabonde

des feuilles glacées,

le jour l'a rabattue sur la fosse à feu

avec ses lacets.

 

Près du chariot

à l'abri de la bâche,

la bohémienne

à ses pieds,

emmitouflé, l'enfant endormi.

Elle sort de sa veste de mouton

un jeune chien qui tète,

en l'allaitant

elle nourrit dans la neige le vent affamé.

 

Sœur lointaine

de la déesse asiatique,

le croissant de silex,

tu l'as perdu

au bord des étangs infernaux.

Tu entends dans la nuit l'aboi

derrière les traces de roues, d'un campement l'autre.

 

 

     Unterwegs

 

Die streifende Rotte

vereister Blätter

fällte der Tag

mit Drähten über der Feuergrube.

 

Neben dem Karren

im Schutz der Plache

die Zigeunerin,

zu ihren Füßen

eingewickelt das schlafende Kind.

Sie hebt aus dem Schafspelz

einen jungen Hund an die Brust,

ihn säugend,

säugt sie den hungrigen Wind im Schnee.

 

Ferne Tochter

der asiatischen Göttin,

die Feuersteinsichel

hast du verloren

am Rand der höllischen Teiche.

Du hörst das Gebell in der Nacht

das der Radspur folgt von Lager zu Lager.

 

Peter Huchel, La neuvième heure [Die neunte Stunde], traduit de l'allemand par Maryse Jacob et Arnaud Villani, Atelier La Feugraie, 2013, p. 63 et 62.

 

 

09/07/2013

André Breton, L'amour fou

 

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     Un contact qui n'en a pas même été un pour nous, un contact involontaire avec un seul rameau de la sensitive fait tressaillir en dehors de nous comme en nous tout le pré. Nous n'y sommes pour rien ou si peu et pourtant toute l'herbe se couche. C'est un abattage en règle comme celui d'une boule de neige lancée en plein soleil sur un jeu de quilles de neige. Ou encore un roulement de tambour qui brusquement ne ferait d'une au monde de toutes les compagnies de perdrix. J'ai à peine besoin de te toucher pour que le vif-argent de la sensitive incline sa harpe sur l'horizon. Mais, pour eu que nous nous arrêtions, l'herbe va reverdir, elle va renaître, après quoi mes nouveaux pas n'auront d'autre but que te réinventer. Je te réinventerai pour moi comme j'ai le désir de voir se recréer perpétuellement la poésie et la vie. D'une branche à l'autre de la sensitive — sans craindre de violer les lois de l'espace et bravant toutes les sortes d'anachronismes — j'aime à penser que l'avertissement subtil et sûr, des tropiques au pôle, suit son cours comme au commencement du monde à l'autre bout.

 

 

André Breton, L'amour fou, Gallimard, 1969 [1937], p. 97.

08/07/2013

Étienne Faure, Entrée, sortie

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La porte grince, ouvre et grince

pour mieux souligner qu'elle ouvre

sur un décor révélé à la rampe

électrique — entre en scène un vieil acteur

couvert d'une poussière honorifique

qui tousse, maintenant lève les bras,

déca  pe avec des mots, simple incise,

pour à la fin d'un geste opposé au verbe

claquer la porte en forme de réplique,

les pas exclamatifs s'éloignant,

bientôt de suspension...

... car l'acteur mort en paria au troisième acte,

pauvre, infirme et secoué par les maux,

six mois après resurgira empereur

dans une autre vie, un autre théâtre,

s'autorisant à rire en plaine phrase

avec la salle inchangée, à son comble.

 

entrée, sortie

 

Étienne Faure, Entrée, sortie, dans "larevue" (des arts

du langage" et quelques autres), 2013, éditions julien

                        nègre, p. 50.

                   ©Photo Tristan Hordé

07/07/2013

Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour — éditions Unes (3)

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   Ici n'est pas tenu

 

                                        à Christine Oleksak

 

On ne saisit pas l'horizon

Le bord des ciels.

L'envol se fait — à l'envers —

dans les bassins, les vasques.

 

Près de la matière

L'air semble plus libre.

 

Corps des contraires

 

Fait de peaux internées

Glissant l'une en l'autre.

 

Corps toujours tenu

Ceint dans sa propulsion

Comme balle cherchant

Où se nicher.

 

Eau palpée par des solides

En sait plus long

Que l'écoulement.

 

Résidence

Où l'on ne se tient pas.

 

Toujours soustrait

Plus qu'ajouté.

 

Jean-Louis Giovannoni, Issue deretour, éditions Unes,

2013, p. 67.

Les éditions Unes, fondées par Jean-Pierre Sintive

en 1981, ont été reprise par François Heusbourg en 2013.

06/07/2013

Maurice Benhamou, Tréfonds du temps — éditions Unes (2)

 

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                 I

 

Gorge de nuit

buveuse d'étoiles.

 

Pourrons-nous jamais

concevoir

ce qui se passe ?

 

Se voiler.

Elle se voile,

la face des mots.

Éplorée

elle pleure

plongeant au fond des nuits.

 

Nuit qui anéantis

notre ardente attente

de la nuit.

 

Le corps de l'espace

s'étire

indéfiniment

élargissant nos plaies.

 

Voici

de tout son long

le nuit

exaltant la lunule de l'ongle.

 

Nuit rêche

dans la bouche.

 

Proche

ce qui n'a pas de nom.

.

Mais au Noir

le regard n'atteint pas.

Des barbelés d'étoiles

l'accrochent et le déchirent.

 

Inaccessible

entre les cordes du jour

fut aussi le visage de l'aimée.

 

Quelle voix de personne

dans l'épaisse forêt de la nuit

appelle

frémit

selon les souffles anciens

de la terre furtive ?

[...]

 

Maurice Benhamou, Tréfonds du temps, suivi de

Trait-fond, encres de chine de Jean Degottex,

éditions Unes, 2013, p. 9-10.

Les éditions Unes, fondées par Jean-Pierre Sintive en 1981,

ont été reprises par François Heusbourg en 2013.

05/07/2013

Geoffrey Squires, Sans titre — éditions Unes (1)

Geoffrey Squires, Sans titre, arbres, comprendre, piège, branches

Trouver des histoires à ces arbres

narratifs dans leur feuillage

une raison à la densité

 

peu de choses résistent à l'interprétation

se défendent avec succès

contre la compréhension

 

et d'une certaine façon tout est dans l'air

pendu    piégé    et nulle part où aller

suspendu au-dessus de ces profondes rivières indolentes

branches traînantes    poissons reposant dans les mares

 

 

To find stories for these trees

narratives of their foliation

some reason for density

 

few things resist interpretation

defend themselves successfully

against comprehension

 

and it is all the air somehow

hanaging    trapped    with nowhere to go

suspended above these deep indolent rivers

with branches trailing    fish lying in ponds

 

Geoffrey Squires, Sans titre [Untitled III], traduit de l'anglais

(Irlande) et préfacé par François Heusbourg, 2ditions Unes,

 

2013, p. 17 et 16.

© Photo Keith Tuma, 2005.

Les éditions Unes, fondées par Jean-Pierre Sintive en 1981 ont été reprises en 2013 par François Heusbourg. 

04/07/2013

Armand Robin, Le temps qu'il fait,

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                         Chevaux Oiseaux

 

[...]

   Les oiseaux se réveillent tous ensemble ; ils se hâtent de tout regarder, se pressent aux vitres du ciel avec mille bruits de cristal : leur bec est près de leur oreille, près de leurs yeux ; ils chantent dès qu'ils voient :

— À chaque aube ordinaire les seigneurs chevaux, Treithir devant, Treitkam derrière, au moment de sortir de leur écurie d'ombre, font tomber de leur tête les quelques brindilles de nuit qui veulent s'y fixer encore. Leurs pâturages de rosée et de gel déjà frémissent sur eux ; leur croupe humide étincelle ; dédaignant à demi l'aube triop basse, ils s'élèvent bientôt plus haut, s'acheminent bien plus loin que tout soleil naissant. Ils vont l'amble comme les cimes d'arbres où nous, milliers et milliers de moineaux, voguons et chancelons, ivres du vin des vents intarissables.

— De leur royaume d'au-delà l'horizon ils ne reviennent qu'au soir tombé, avec cet ait qu'ils prennent tous de ne connaître nul voyage. L'ombre déjà croulante abrite leur regard. Ces grands jaloux du ciel ne lèvent qu'à regret la tête, ne regardent pas les oiseaux et moi, martinet, martinet, ils me dédaignent plus que tout autre. Quand je me pose sur leur croupe, je me sens grand puissant posé ; je leur pardonne, je les chante.

 

 

Armand Robin, Le temps qu'il fait, L'imaginaire /Gallimard, 1986 [1941], p. 103-104.

02/07/2013

André Salmon, Créances (Les Clés ardentes — Fééries — Le Calumet)

André Salmon, Créances, Les Clés ardentes   — Fééries — Le Calumet, Apollinaire, Le poète au cabaret,

          Le poète au cabaret

 

                            À Guillaume Apollinaire

 

La danse des bandits et des épileptiques

S'allonge à la clarté des lampes électriques —

Tes sœurs, pâle miroir des mauvaises fortunes,

Lune, vivant péché du cadavre nocturne.

 

Les rêveurs excellents boivent au cabaret,

Certains, rongés d'ennuis et de remords muets,

Honnis des filles et des valets harassés,

Griffonnent d'affreux vers sur le marbre glacé.

 

Hurlant en orphéons des couplets déshonnêtes,

Ivres, certains croient voir sur la ville en goguette,

Pour forcer à l'extase et la Belle et la Bête,

Le gibet triomphal promis au bon poète.

 

Comme une courisane ourlant ses yeux de khol

Ils fardent leur génie aux flammes de l'alcool

Et, las de souffrir étant si mal payés,

Quelques-uns font des mots pour se désennuyer.

 

Or, je suis sans génie et je ne suis pas ivre,

L'alcool ne m'offre pas ses caresses de cuivre,

J'ai refusé la paix sans obtenir la gloire,

Je ne sais plus aimer et je ne sais plus boire.

 

Au moins, dormir un peu dans la bonne chaleur

Des pipes éruptant et dans la bonne odeur

Des boissons, sans songer à tout le mal qu'on fait

Au pauvre criminel ignorant du forfait.

 

Dormir, dormir un peu ! mais ça n'est pas possible,

On gueule ici ! Oh ! fuir aux campagnes loisibles,

Se mêler aux complots des gueux dans les luzernes !...

Non ! nos culs ont besoin du velours des tavernes.

 

Pourtant je sais un jour prochain où je fuirai

Aux bois sourds, palais d'ombre où les chênes sont rois

Et dans les chemins nous mettent des fleurs aux doigts

Mais ce soir c'est la noce, amis, ohé ! ohé !

 

La danse des bandits et des épileptiques

S'allonge à la clarté des lampes électriques

Et je souffre l'amour de tes rayons obliques

Lune, fardeau cruel au cœur des lunatiques.

 

André Salmon, Créances, 1900-1910 (Les Clés ardentes

 — Fééries — Le Calumet), Gallimard, 1926, p. 31-33.

 

 

 

 

01/07/2013

François de Malherbe, Poésies

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                            Chanson :

        Sur le départ de la vicomtesse d'Auchy

  

Ils s'en vont ces rois de ma vie,  

     Ces yeux, ces beaux yeux,

Dont l'éclat fait pâlir d'envie

     Ceux mêmes des cieux.

Dieux, amis de l'innocence,

Qu'ai-je fait pour mériter

Les ennuis où cette absence

     Me va précipiter ?

 

Elle s'en va cette merveille

     Pour qui nuit et jour

Quoi que la raison me conseille,

     Je brûle d'amour.

Dieux, amis de l'innocence,

Qu'ai-je fait pour mériter

Les ennuis où cette absence

     Me va précipiter ?

 

En quel effroi de solitude

     Assez écarté

Mettrai-je mon inquiétude

     En sa liberté ?

Dieux, amis de l'innocence,

Qu'ai-je fait pour mériter

Les ennuis où cette absence

     Me va précipiter ?

 

Les affligés ont eu leur peine

     Recours à pleurer ;

Mais quand mes yeux seraient fontaines,

     Que puis-je espérer ?

Dieux, amis de l'innocence,

Qu'ai-je fait pour mériter

Les ennuis où cette absence

     Me va précipiter ?

 

 

François de Malherbe, Poésie, Librairie de la

Bibliothèque nationale, 1884, p.154-155.

30/06/2013

Pascal Quignard, La nuit sexuelle

Pascal Quignard, La nuit sexuelle, Courbet, Lacan, l'origine du monde, éden, jadis, temps

                               Une scène française

 

    Il existe une étrange scène française. On la découvre dans Mellan. Elle se multiplie à partir de Fragonard. Elle se radicalise avec Courbet. Claude Mellan à vrai dire, s'il l'invente, ne la poursuit pas et ne l'acheva pas. On la nomme La Souricière. Un nourrisson sorti de la vulve sa mère se retourne à quatre pattes et regarde la vulve dont il est issu.

   Courbet peignit ce que le XIXe siècle appela le "con" en 1866. Il en vendit l'image à Khalil Bey. Khalil Bey la transmit à Bernheim Jeune. Bernheim la passa à François de Harvany, François de Harvany la céda au baron Herzog. Elle arriva de façon mystérieuse entre les mains du psychanalyste Jacques Lacan dissimulée sous un cache conçu par le peintre Masson. Je me souviens qu'en ce temps là on nommait origine du monde ce qui n'est que l'origine de chacun.

   Nous ne sommes pas Ulysse. Nous n'avons pas de "chez nous" à la surface de ce monde. Tout Ithaque que nous voudrions rejoindre est interne. Cet internat est celui de la poche maternelle que chaque naissance rompt. L'errance n'aura donc pas de terme à la surface des flots ou de la terre. Pour chaque vivant vivipare un premier monde est perdu. Tout Éden est seuil et expulsion. Où retourner ? Glisserions-nous notre visage dans le sexe d'une femme ? Puis les épaules ? Puis le tronc ? Les hanches ? Le retour impossible, tel est le temps. Notre seul "chez nous" est cette étrange "ek-sistence" où pousse le jadis. Cette poussée est la Nature. L'adieu, le perdre, le ne pas se retourner, l'invisible sont les quatre murs de notre prison.

 

 

Pascal Quignard, La nuit sexuelle, J'ai lu, 2009 [2007], p. 137-138.

29/06/2013

Bashô, Le Manteau de pluie du Singe, traduction René Sieffert

 

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          ÉTÉ

 

Pousses de bambou

au temps de ma tendre enfance

dessinées par jeu

 

Dans le pot le poulpe

poursuit un songe vain

lune de l'été

 

Viens à la lumière

toi qui sous les vers à soie

chantes ô crapaud

 

Vers l'astre du jour

le tournesol toujours penche

saison des pluies

 

De la brosse à sourcils

elle a emprunté la forme

la fleur de carmin

 

Regardant les lucioles

le batelier s'est saoulé

démarche incertaine

 

Que bientôt mourront

ne se laisse deviner

au cri des cigales

 

 

Bashô, Le Manteau de pluie du Singe, traduit du japonais par René Sieffert, POF, 1986, p. 43, 45, 47, 51, 53, 55, 59

28/06/2013

Edoardo Sanguineti, Corollaire, traduction Patrizia Atzei et Benoît Casas

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1.

acrobate (n.m.) est celui qui marche tout en pointe (des pieds) : (tel, du   moins,

pour l'étymon): mais ensuite il procède, naturellement, tout en pointe de doigts, aussi,

de mains (et en pointe de fourchette) : et sur sa tête : (et sur les clous,

en fakirant et funambulant) : (et sur les fils tendus entre deux maisons, par les rues

et les places : dans un trapèze, un cirque, un cercle, sur un ciel) :

il voltige sur deux cannes, flexiblement, enfilées dasn deux verres, deux chaussures,

deux gants : (dans la fumée, dans l'air) : pneumatique et somatique, dans le vide

pneumatique : (dans de pneumatiques plastiques, dans des fûts et bouteilles) : et il saute mortellement :

et mortellement (et moralement) il tourne :

                                            (ainsi je tourne et saute, moi, dans ton cœur) :

 

 

1.

acrobata (s.m.) è chi cammina tutto in punta (di piedi) : (tale, almeno,

è per l'etimo) : poi procede, però, naturalmente, tutto in punta di dita, anche,

di mani (e in punta di forchetta) : e sopra la sua testa : (e sopra i chiodi,

fachireggiando e funamboleggiando): (e sopra i fili tra due case, per le strade

e le piazze: dentro un trapezio, in un circo, in un cerchio, sopra un cielo):

volteggi su due canne, flessibilmente, infilzate in due bicchieri, in due scarpe,

in due guanti: (dentro il fumo, nell'aria): pneumatico e somatico, dentro il vuoto

pneumatico (dentro pneumatici plastici, dentro botti e bottiglie) : e salta mortalmente:

e mortalmente (e moralmente) ruota:

                                           (cosi mi ruoto e salto, io nel tuo cuore):

 

 

Edoardo Sanguinetti, Corollaire, traduit de l'italien par Patrizia Atzei et Benoît Casas, Préface de Jacques Roubaud, NOUS, 2013, p. 13 et 71.

27/06/2013

Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour

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                            19-20 mai 1942

 

   Condamné à mort par les Allemands, je prends la chose courageusement jusqu'au moment où l'on me dit qu'on viendra me faire la barbe au début de l'après-midi, dernière toilette avant l'exécution. Cette dernière toilette, événement sur lequel toute mon attention était fixée, m'avait masqué l'événement ultime que serait l'exécution. Or, maintenant que j'en connais l'heure, ma pensée peut aller au-delà, de sorte que je vois disparaître le dernier écran placé entre la mort et moi par ce détail de protocole. Rien ne me séparant plus de l'exécution elle-même, mon courage fait place à une angoisse indescriptible. Je sens que je ne tiendrai pas le coup, que je pleurerai et hurlerai quand on me mènera au poteau.

   Je rêve ensuite qu'on publie des souvenirs de mon collègue du Musée de l'Homme, Anatole Lewitzky (fusillé effectivement par les Allemands le 23 février de cette même année). Notant jusqu'à la dernière minute ses impressions de condamné, il raconte comment l'exécution a eu lieu dans une sorte de parc d'exposition désaffecté, aux abords du Mont Valérien. Ses compagnons et lui, on les a fait s'adosser chacun à une reconstitution de case ronde africaine, en pisé ou en argile séchée. Lewitzky raconte que, devant la porte de la case qui lui tiendrait lieu de poteau d'exécution, il y avait sur le sol un poulet ou un squelette de poulet (comme on peut voir en Afrique, sur des autels domestiques, des plumes provenant de volailles égorgées pour des sacrifices, ainsi que des crânes ou mâchoires d'autres animaux). Le texte se termine par une sorte de testament politique ou profession de foi : mots d'ordre, pronostics plein de confiance quant à l'issue de la guerre.

 

 

Michel Leiris, Nuis sans nuit et quelques jours sans jour, Gallimard, 1961, p. 143-144.

26/06/2013

Gaston Chaissac, Hippobosque au bocage

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                J'en reste sardine

 

C'est la magie des mots d'amour

D'une turbine regret d'un jour,

J'en reste sardine.

 

Mon estomac est en lambeaux et mon frère

Dagobert m'a dit : restaure-toi d'amour, de mors,

d'une sardine. Et ma petite turbine

quelle piètre petite combine,

je l'offre au vent pour un mégot.

 

Je n'ai à paître qu'un escargot

Mon estomac grimace dans ma bedasse

et ma denture s'escrime en vain à mordre dans la faim.

 

Qu'elle est coriace, et au monde un refrain

qui fait serin s'évanouir derrière

les fagots dans une nuit illusoire.

 

Comme la sardine sous un ciel de lit

pour se protéger de l'orage, un sondeur

de temps, tout magicien qu'il est ne sait qu'en dire

et se tait longtemps.

 

Gaston Chaissac, Hippobosque au bocage, L'Imaginaire /

 

Gallimard, 1995 [1951], p. 13-14.

25/06/2013

James Sacré, Des animaux plus ou moins familiers

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                            Animaux

 

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Quand la pluie. Naïf j'y pressens le bonheur : un pays paraît j'y entre et plus rien ne souffre : le temps devient l'herbe, des toits plus rouges (peu d'herbe : plantain maigre, renouée). Les arbres longtemps sont fans la pluie. Les arbres longtemps sont dans la pluie.

 

(Dans la lumière que ménage une ouverture de l'écurie (solitude et paille — midi) sous la masse confuse du taureau tout le dessin pesant fin de l'appareil génital tremble (peut-être) ou c'est le jour dans l'été ou la parole du poème : je déchargerais très longtemps tant de foutre ; je devine l'inabordable richesse de mourir.)

 

 Quoi le bonheur ? Le matin naît dans la rencontre d'un gris (pluie, maison délabrée) et d'objets. Un encrier est immédiat — une faïence et des pommes rouges : demandent-ils un poème ? Leur présence est-elle vraie ? J'écris bien ce poème mais où pèse le temps que j'envahis ?

[...]

 

James Sacré, Des animaux plus ou moins familiers, André Dimanche, 1993, p. 39.