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05/10/2013

Jean Bollack, Au jour le jour

 

                           

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Mallarmé

 

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    Pour Mallarmé, tout écrit est vers, et fournit la matière du beau ; il est « partout dans la langue où il y a rythme », même si le plus souvent le rythme que porte l'énoncé est entravé. Il n'existe donc pas de frontière — de la prose peut-être, mais guère de la poésie.

   En ce temps de révolution, la souveraineté de l'alexandrin subsistait et tout le reste venait en second, contestait son autorité et l'ébranlait — on a une matière et sa décomposition. Mallarmé, dans un entretien, forcément plus public, qu'il accorde, retraduit la situation, moins pour se trouver lui-même que pour la faire comprendre à d'autres et expliciter sa pensée. Il embrasse la littérature dans sa totalité, retient tout ce qui peut y prétendre. Il se fait le critique expert des œuvres les plus lues, et prend pour critère le pouvoir créateur d'une poésie, redéfinie, et jamais soumise à la réalité immédiate. La création même, le pouvoir démiurgique nouveau sont revendiqués ; ils forment le domaine réservé du lettré, et suscitent les objections d'un interlocuteur profane.

 

Jean Bollack, Au jour le jour, P.U.F, 2013, p. 532.

©Photo Tristan Hordé

 



1 Mallarmé, Œuvres complètes, édition Henri Mondor, Paris, 1945, p. 867.

04/10/2013

Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés, 1947-2004

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                             La Beune

 

   Un grand verger bosselé au fond d'un vallon, bordé de sombres noyers, avec un néflier tortueux, deux mirabelliers, des quetschiers, quelques pommiers penchants. Et la fosse d'un étang à sec. Oui, le ruisseau a été détourné. Il circule entre des roches qu'il lave ou bien il les enjambe avec une sorte de chuchotement, de quoi inquiéter les arbres. Ils ont l'air de se retourner à demi comme les vaches quand on traverse leur pâture.

 

   Surplombé de pentes raides où les forêts s'accrochent, ce vallon ne s'ouvre qu'au nord. Il est livré aux brefs jours d'hiver, aux longs vents d'hiver, aux brusques gels, à des neiges stagnantes. Mais le soleil d'été le regarde par dessus les bois. Le soleil sait voir, à travers l'eau courante, es galets de grès rose qui somnolent au fond du ruisseau. Et il y a les cris des enfants qui jouent à la guerre avec des chutes d'étoffes pour drapeaux. Ah les prunes par terre.

 

   Il serait temps de secouer les arbres, mais on aime mieux remuer les pierres, faire des barrages, des biefs, des méandres. Soif, peut-être, à tant pétrir l'eau ? Le plus brave court à Jauloin, l'autre source, tellement meilleure à boire, mais le sentier à travers les buissons est un coupe-gorge avec ses tournants et la corde qu'une chèvre tend pour brouter avec ce froissement des fourrés que font les bandits dans les livres.

 

 

Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés, 1947-2004, édition de Jacques Réda, préface de J. M. G. Le Clézio, 2012, p. 189-190.

03/10/2013

Nicole Caligaris, Pierre Le Pillouër, L'expérience D

Nicole Caligaris, Pierre Le Pillouër, L'expérience D, marcher, béquillesNicole Caligaris, Pierre Le Pillouër, L'expérience D, marcher, béquilles

[...]

   Les lèvres fermées, rien n'y tremble, même pas les traits qui les troublent. Et que le type ou, peu importe, cette nature qui tente de se déplacer en pendule, une jambe soudée à l'autre, par bonds, plus lourde qu'aucun marcheur jamais, passant, balancée, sac, les poumons sans ressource et les biceps à bloc, le bassin entre les parallèles inflexibles de deux béquilles, la même, la même, raides comme la justice, ennemies de l'élan à elles deux, sous le regard en coin des gosses du quartier qui se poussent du coude, en soulevant le gémissement réflexe des passants, les bras ouverts, qui déjà regardent par terre, que cette nature ait une idée précise de la défaire, que cette idée se confirme chaque fois qu'elle pose le pied, que le pied lui tremble, et à chaque pas davantage, je veux bien le croire : rien n'égalera la liberté du marcheur, délié de soi, relié au loin, immense au sol quelle que soit sa hauteur, fin d'une finesse de trait, d'une finesse pleine et déliée d'idéogramme, de ligne lancée dans le blanc, muet en aucun point, jamais laissé, à peine posé, relevé de lui-même, léger avec la terre à force de répéter la séparation de ses cuisses, de rappeler pas après pas le triangle dessiné dans le vide par ses guiboles qui ont désarmé la parallèle, qui ont désarmé la raideur pout marcher.

 

 

Nicole Caligaris, Pierre Le Pillouër, L'expérience D, L'Arbre à paroles, 2013, p. 37.

02/10/2013

Jean-Luc Parant, Le fou parle

 

            Arrivé de nulle part, venu d'ailleurs

 

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Quand j'ai commencé à faire des boules et à écrire des textes sur les yeux, je me suis séparé de tout, comme si j'étais arrivé de nulle part et que je venais d'ailleurs. J'ai quitté ma maison, je me suis séparé de mes parents, je me suis éloigné de leur peau, de leur chair et de leur sang. Mes boules et mes textes sur les yeux ont tout recouvert, ils ont recouvert le monde et son histoire. J'ai enterré ma mère et mon père, je me suis retrouvé seul, nu, sans origine, méconnaissable, comme si j'avais alors débarqué sur une terre inconnue où tout restait à découvrir.

 

Mes boules sont devenues les empreintes de mon corps par où l'on me reconnaît dans l'obscurité, mes textes le regard de mes yeux où l'on me reconnaît dans le jour. Quand je ne suis pas là, mes boules et mes textes sur les yeux me remplacent comme si je vivais en eux. Mes boules sont mon corps, mes textes sur les yeux ma tête.

 

J'ai fait des boules parce que j'ai fait de la peinture et que je n'arrivais pas à me donner de limites et que, ne sachant pas m'arrêter à la face de la toile devant moi, j'ai commencé à peindre sur les côtés et dans le dos de mes tableaux, je me suis échappé à droite et à gauche, en haut et en bas, loin derrière dans la nuit. Je n'ai plus peint avec mon œil, je n'ai plus regardé la face de mes peintures, j'ai peint avec mes mains, j'ai caressé le dos de mes tableaux, j'ai touché leurs côtés, j'ai tellement mis et remis de couches de peinture que le tableau est devenu un volume, que le tableau a finalement pris la forme d'une boule.

 

J'ai écrit des textes sur les yeux parce que j'écrivais et que je n'arrivais pas à m'arrêter aux bords de la page et que je continuais à écrire sur la table et que, ne sachant pas m'arrêter, j'ai commencé à écrire dans les marges de mes pages, je me suis échappé à gauche et à droite, en bas et en haut, près devant dans le jour. Je n'ai plus écrit avec ma main, je n'ai plus caressé le dos de mes pages, j'ai écrit avec mes yeux, j'ai regardé la face de mes pages, j'ai vu leurs marges, j'ai tellement mis et remis de couches de mots que le livre est devenu une image que le livre a finalement pris la forme d'yeux intouchables.

 

 

Jean-Luc Parant, Le fou parle, d'après un entretien à la clinique de La Borde, préface de Olivier Apprill, éditions Marcel ke Poney, 2008, p. 13.

01/10/2013

Karl Krolow, Gravé dans le cuivre, Observations

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                                Fleur d'artichaut

 

   Une forte odeur de miel s'éleva et se maintint au plus près de la fleur coralliforme bleue, bleu saturé. Les fleurons étaient longs, ils ressemblaient certes à ceux des chardons, mais s'élançaient un peu plus fins de  l'intérieur de la fleur, moins denses, moins piquants. Le réceptacle de cette fleur d'artichaut fort développée n'était pas mangeable. Il regarda le vase où elle semblait continuer à grandir sur sa longue tige aux feuilles dentelées. Le dessous des feuilles était blanchâtre et feutré. Son attention se portait sur la beauté de la couleur, le galbe aplati de la forme florale, une inflorescence de très larges capitules aux fonds charnus. Le côté charnel était, à ce qu'il examinait de l'extérieur et au bout de la haute tige, à moitié dissimulé. On portait plutôt son regard sur le sommet, où le galbe s'achevait dans une stricte verticalité et se dressait comme un casque pointu. Le tout était couronné par le bleu de la fleur, qui commença quelques jours plus tard à se piquer et dès lors à changer de couleur, comme il l'avait toujours observé.

 

 

Karl Krolow, Gravé dans le cuivre, Observations, traduction de l'allemand par Anne Gauzé, Atelier La Feugraie, 2013, p. 75.

30/09/2013

Lorine Niedecker, dans K.O.S.H.K.O.N.O.N.G

 

Une nouvelle revue : K.O.S.H.K.O.N.O.N.G

          dirigée par Jean Daive, Éric Pesty éditeur — n° 1, hiver 2012, n° 2,                 été 2013.

 

« Koshkonong est un mot indien Winnebago qui donne son nom à un lac important du Wisconcin. Il signifie au-delà de toutes les olémiques d'hier et d'aujourd'hui  :" The Lake we Live on" — Le Lac qui est la Vie. C'est là que Lorine Niedecker est née et a vécu. »

 

Lorine Niedecker, dans  K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, marais, enfance, mariage

J'ai grandi dans la vase des marais,

algues, presles, saules,

vert tendre, vacarme

d'oiseaux et grenouilles

 

pour la voir mariée dans le si

riche silence de l'église

la petite esclave blanche

avec sa parure de diamants.

 

Dans la nef et sous la voûte

le secret satin capte.

Unie, à vie, en charge de

l'argenterie. Possédée.

 

                   *

 

Mariée

 

dans la nuit noire du monde

pour me blottir

                         dos à la vie

                         à l'abri

quelqu'un

 

Terrée avec cet homme

et ses fusils à longue portée

                         Nous gisons jambe

                         dans buffet, tête

dans placard.

 

Rai de lumière

dans le jour sans oiseaux —

                         Illettré

                          Je croyais

qu'il buvait

 

trop.

Je dis

                         mariée

                         et non enterrée

 

Je croyais —

 

 

Lorine Niedecker, traduction Jean Daive,

dans "Koshkonong", n°1, 2012, p. 3 et 4.

29/09/2013

Constantin Cavafy, Jours de 1908

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                         Jours de 1908

 

 

Il s'est retrouvé cette année-là sans travail ;

il vivait donc des cartes,

du trictrac et des prêts.

 

Une place, à trois livres par mois, dans une petite

papeterie lui avait été proposée.

Mais il la refusa sans hésiter.

Ça n'allait pas. Ce n'était pas un salaire pour lui,

jeune homme assez instruit, âgé de vingt-cinq ans.

 

À peine s'il gagnait par jour deux shillings, ou trois.

Que tirer de plus, pauvre garçon, des cartes et du trictrac

dans les cafés populaires de son rang,

même s'il jouait habilement, même s'il choisissait pour partenaires

       des sots.

Quant aux prêts, n'en parlons pas.

Il obtenait rarement un thaler, c'était un demi-thaler le plus souvent,

il devait même parfois se contenter du shilling.

 

Pour une semaine quelquefois, ou davantage,

délivré des effrayantes veillées,

il allait se rafraîchir aux bains, nager le matin.

 

Ses vêtements étaient dans un état minable.

Il portait un costume, toujours e même, un costume

couleur cannelle, très fané.

 

Ah, jours de l'été mille neuf cent huit,

votre vision idéale, esthétisée,

fait abstraction du costume couleur cannelle, très fané.

 

Votre vision l'a gardé

tel qu'au moment de s'en défaire, d'enlever

les vêtements indignes, les sous-vêtements reprisés.

Tout nu ; parfaitement beau ; une merveille.

Les cheveux négligés, un peu ébouriffés ;

les membres légèrement hâlés

d'aoir été nus sur la plage, aux bains.

 

Constantin Cavafy, traduit du grec par Maria Tsoutsoura, dans

Europe, "Constantin Cavafy", n° 1010-1011, juin-juillet

 

2013, p. 66-67.

28/09/2013

Matthieu Gosztola, Rencontre avec Lucian Freud

 

                 Matthieu Gosztola,  Rencontre avec Lucian Freud, peinture, couple, désir    

la peinture nous dit

que les pages de la vie

 

à deux que module

une rencontre

 

comme c'est le cas

dans son précédent visage

à elle la lumière

 

comme c'est

le cas dans n'importe quelle

chose respirée par le soleil

 

une pierre

galet ou autre

un tilleul

         *

 je ne parle pas du désir

 

il s'agit

pris dans la toile d'araignée

 

du désir

et de sa mécanique secrète

 

de chercher ce qui demeure

loin de soi

 

afin d'apporter ce surcroît d'univers

de réalité

 

de sens

à son univers

 

que l'on troue soudain

du fait de cette rencontre fascinante

 

qui fait naître le désir

au plus profond de soi

 

dépeuplé

car l'autre désiré est

 

un « plein d'être »

que l'on cherche à s'arrimer à soi

 

Matthieu Gosztola,  Rencontre avec Lucian Freud,

éditions des Vanneaux, 2013, ). 54 et 143.

 

27/09/2013

Édith Azam, Louis Lafabrié, du savon dans la bouche

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Les cimetières

ont la clarté

des lunes ouvertes.

Le temps s'invite au temps d'avant

mais on ne revient pas

jamais

vers

les images.

L'âge nous pousse chaque jour.

 

Le chien dehors,

le chien pressent la fin.

Le chat

veille en silence.

 

Le passé s'effiloche

la maison se lézarde

les meubles craquent

de tous leurs os.

Dehors les herbes sauvagent :

le jardin...

 

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Il n'y a plus de sens :

que silence.

Nous prenons langue avec

nous prenons langue :

en silence.

Nous sommes des silencieux :

contrariés.

 

Nos corps sont faits d'illisible,

de vie en pointillés

de silence trop proche.

 

C'est d'abord :

d'abord c'est le silence qui nous habite.

Nous sommes frères d'illisibles et le silence :

le seul geste.

 

Édith Azam, Louis Lafabrié, du savon dans la bouche,

Atelier de l'Agneau, 203, p. 38 et 56.

 

 

26/09/2013

André Salmon, Fééries — Apollinaire, Alcools

                                                            Poèmes dédiés à tous les ministres de l'intérieur

 

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                                Le Tzigane

 

C'est dans la petite voiture ronde

— et si légère d'avoir couru le monde —

Où mal ou bien vivaient pêle-mêle

Mon père,

Ma mère qui fut aimée pour la gloire de ses seins

Et porta sans pleurer le fardeau des mamelles,

Mes quatre frères, dont le plus beau fut assassin

Et mes deux grandes sœurs qui faisaient en dansant

Fleurir une rose noire dans le cœur des passants,

C'est dans la petite voiture ronde et radoubée comme un ponton

— Le vieux ponton à la dérive —

Que je suis né, mais il y a si longtemps,

Que je ne connais plus ma part de jours à vivre.

 

[...]

 

Plus avant ! C'est la loi.

Hélas ! Pourquoi des yeux brillent-ils aux fenêtres ?

Pourquoi faut-il songer au petit toit

De tuiles abritant, peut-être

Le trésor inconnu et dont nul ne dispose ?

Pourquoi se souvenir d'un arbre, d'un lac, d'une lumière,

Qui, un matin d'hiver,

Veillait sue le sommeil de Tiflis, blanche et rose ?

Et je voudrais connaître qui nous mit sur la route

Baladins vagabonds,

Pour perpétuer le rêve et forger le doute,

Mais l'exil a du bon.

Mon orgueil vrai, c'est d'avoir fait danser

Tous les couples du monde avec mon violon ;

Comme mon ours d'Asie qui mourut l'an passé,

En me léchant les mains,

Ayant dansé pour ceux que j'avais fait danser.

 

[...]

 André Salmon, Fééries (1907), dans Créances, Gallimard,

1926, p. 110-111 et 112.

 

 

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                             La Tzigane [1907]

 

La tzigane savait d'avance

Nos deux vies barrées par les nuits

Nous lui dîmes adieu et puis

De ce puits sortit l'Espérance

 

L'amour lourd comme un ours privé

Dansa debout quand nous voulûmes

Et l'oiseau bleu perdit ses plumes

Et les mendiants leurs Ave

 

On sait très bien que l'on se damne

Mais l'espoir d'aimer en chemin

Nous fait penser main dans la main

À ce qu'a prédit la tzigane.

 

Guillaume Apollinaire, Alcools (1913), dans Œuvres poétiques,

édition Marcel Adéma et Michel Décaudin, Bibliothèque

de la Pléiade, Gallimard, 1967, p. 99.

                                   

25/09/2013

Édith Azam, Décembre m'a ciguë

Édith Azam, Décembre m'a ciguë, réveil, angoisse, phosphène

Matin les heures les secondes, veux pas savoir, ne veux pas voir et reste plus bas que les couvertures. Le temps dehors ? On est en décembre tout est glacé. La main sur la poitrine, je cherche mon cœur : descends dedans. Je crois aux liens cosmiques, je crois aux énergies, je crois qu'il ne me reste plus que ça : y croire. Dans l'en-deça de moi, me retrousse en entier, au plus grave des chairs, au plus profond du corps. Me concentre intérieur, c'est dire : je marche vers toi, je fais tout le chemin, m'acharne à te donner les forces qu'il me reste. Le réveil sonne, strident, aigu. Les yeux qi s'écarquillent, fixant l'obscurité, et mon cœur qui me pique les doigts. Refermer le regard, s'en aller à nouveau dans la chaleur des couvertures, dans la chaleur du lien qui, dans l'obscurité des origines, me ramène interminablement vers toi. Parfois dans le regard, c'est un visage qui approche. Il vient quelques instants, puis à nouveau : phosphènes, les petites lézardes vitreuses qi se déglissent sous les paupières Les suivre alors quelques secondes, avec toutes les questions : comment retrouver le visage, comment le faire à nouveau apparaître ? Me dis : je ne dois pas penser, juste fixer un point, et laisser faire. Rien, toujours les phosphènes qui grouillent, qui rampent dans mes yeux. Je ne supporte plus, appuie les pouces sur les orbites, jusqu'à me faire trop de pression : me faire mal, un peu, pour dévier l'angoisse. Sous le noir de ma peau, alors des étincelles, des soleils minuscules, on dirait presque ... de la lumière.

Édith Azam, Décembre m'a ciguë, P. O. L, 2013, p. 13-15.

24/09/2013

Antoine Emaz, Planche (2), dans Rehauts, avril 2013

 

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                                       Planche

 

La classification des genres littéraires ne peut tenir que si la frontière formelle entre eux est nette. Dès lors que ces limites deviennent floues ou s'effacent, et c'est souvent le cas aujourd'hui, parler de genre ne signifie plus grand chose. Il faut peut-être seulement faire passer le fil rouge entre littérature et non-littérature. Alors l'opposition poésie / narration n'a plus vraiment lieu d'être. Avec des écritures comme celes de Marie Cosnay, Fabienne Courtade ou Sereine Berlottier, on est en littérature, voilà tout. C'est accepter que l poésie perde son appellation contrôlée.

 

Au départ du poème, il y a toujours un événement, un choc qui ébranle le cœur, le corps, la mémoire, la langue. J'écris en contre : vivre est premier. Un poème comme un contrecoup de langue à partir d'un coup de vivre.

 

Le seul vrai moment de bonheur est celui de la survenue du poème, le premier jet. Dans ce moment, on ressent une fabuleuse impression de maîtrise, d'évidence, comme si la vie /  la langue étaient poreuses, porteuses l'une et l'autre d'une même vérité simple. Une transparence de loupe, une nécessité sana freine, une musique qui s'ajuste comme sans mal, sans heurt mais avec passion, nerfs tendus à bloc.

Dès le lendemain, ou même quelques heures après, la magie a disparu, et c'est de nouveau doute, suspicion, autocritique... Il n'y a plus d'élan, juste le tracé mort de l'élan, sa mémoire, et ne reste à travailler qu'une trajectoire.

 

 

Antoine Emaz, Planche, dans Rehauts, n°31, avril 2013, p. 33, 34, 37.

23/09/2013

Antoine Emaz, "Planche", dans Rehauts, n° 31, avril 2013

Antoine Emaz, "Planche", Rehauts, vivre, vieillir, poésie

                                      Planche

 

Il n'y a pas vraiment de morale de vivre, sauf vivre, et quelques principes que chacun invente, rabote, bricole au fil des années. La vie n'est ni simple ni compliquée, elle est alternativement facile et chaotique, et souvent bêtement neutre.

 

Seul dans la maison, je ne suis pas seul. Je suis avec la maison

 

Il y a ces moments de vie où le temps rattrape, prend au collet, étrangle. Dans le même instant, on voit ce qu'on a misérablement gagné, et puis tout ce qu'on a perdu. On ne peut plus faire machine arrière, il n'y a plus de route. On ne peut pas rejouer ; les cartes sur table ont disparu et celles que l'on a encore en main laissent peu de chance. Au mieux, dans ces moments, on devient sage ; au pire, on devient méchant.

 

La poésie n'est pas plus issue qu'impasse, elle est. Tout comme, selon les moments, une fenêtre est ouverte ou fermée.

 

Poésie lichen. Par les temps qui courent, je ne vois aucune honte à considérer que le seul but est de persister. Il faut mesurer l'ambition à l'aune de ce qui est possible., et poser clairement le choix d'une résistance durable plutôt qu'un combat sans doute glorieux mais suicidaire, dans une avant-garde qui combat des moulins ou une arrière-garde qui sonne de l'olifant.

 

Vieillissement lent des choses : portes, fenêtres... La peinture s'écaille, le gris et le moisi s'installent. Et il y a vieillissement parallèle de mon côté : nettement moins d'allant pour me lancer dans un chantier de bricolage. Et je ne peux plus compter sur l'aide de mes filles. Vrai aussi qu'avec le temps je renâcle de plus en plus à me dire que je vais passer la journée à peindre un volet, comme s'il était toujours plus urgent d'être à la table. Évolution lente du corps et du comportement. On constate le glissement sur une longue période, avec le recul, pas au jour le jour.

 

Le doute forme le fond de la conscience créatrice. Même l'accord de l'éditeur ou l'adhésion enthousiaste d'un lecteur ne parviennent pas à lever cette interrogation sur la valeur du travail, ou bien, partielle mais tout aussi tenaillante, cette question : est-ce que je n'aurais pas pu aller plus loin ?

 

 

Antoine Emaz, "Planche", dans Rehauts, n° 31, avril 2013, p. 27, 28, 28, 30, 31, 34, 36.

©Photo Tristan Hordé

22/09/2013

Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour

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                          Chantonner contre la peur

 

                                                             à Rachel Erlich-Giovannoni

 

On naît étrangement à la poésie.

 

On contemple des couchers de soleil, le bord des roses, la venue des formes aimées.

 

On fait ce doit faire un poète : se placer devant le monde, dans les livres et les poèmes des autres, des petits signes, un endroit pour l'affût.

 

On essaie de bouger, de vivre comme ses aînés, de mettre ses pieds dans leurs chaussures, d'habiter les vêtements qu'ils nous ont laissés ; de copier leurs postures.

 

On se dit qu'avec tout cela, on finira bien par toucher son dû, le fruit de ses efforts, qu'à force de fidélité, de services rendus à toute cette beauté, on recevra en retour un paquet de mots, de quoi faire la route.

 

Et puis, un jour, c'est un linge empêtré dans la glaise, le cadavre d'une bête ouverte qui nous fait monter dans la bouche notre première poussée de mots.

 

Le linge entre. Tire en nous. Cherche la plaie où loger et croître.

 

« Et si l'on est heureux que la terre, partout

Soit pareille et colle »

 

On croyait qu'écrire convoquait les choses dans l'ordre, chacune selon son rang, son numéro d'appel. On croyait qu'en séparant le noyau de son fruit on éviterait toute atteinte et que seule la beauté entrerait dans nos mots.

 

Un jour quelqu'un a écrit : « Durci de matière », « Ils ont dit oui /A la pourriture », et encore : « Le linge n'est pas / Ce qui pourrit le plus vite. »

 

Et c'est là, contre toute attente, que l'on a touché ses premiers mots, que l'on a fait sa première ponte.

 

C'est là que l'on a découvert son assise. Sa terre.

 

 

 Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour, éditons Unes, 2013, p. 9-10.

21/09/2013

Marie de Quatrebarbes, Transition pourrait être langue

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Comme ça remue, l'herbe

les feuilles tombelottent nos archives

le grand vent tonne

                              apparemment

                                                   dans sa mouillure

 

Allons allons, comment va ta façon ?

« allégeons, allégeons »

allongez-vous près de moi

ça bouge l'herbe

 

Aujourd'hui : trombes noires

votre faculté à mourir, allongez-la

le vent grondelotte sous l'arbre mort

des feuilles bougent dans mon dos

ombres et jaunes.

 

La différence, ne la pense pas

de sorte que d'être toujours en mouvement

ne se pense pas

 

                                   *

 

Ce savoir condamne

celui qui le destine

comme courir, tête livrée

la pluie frappe sans interruption

 

Dehors les interstices

trop court l'instant

                              ne s'entend pas

 

Marie de Quatrebarbes, Transition pourrait être langue,

peintures de Michel Braun, incursion de Caroline

Sagot-Duvauroux, Les Deux-Siciles, 2013, p. 34-35.