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24/05/2013

Jacques Rigaut, Roman d'un jeune homme pauvre

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   Roman d'un jeune homme pauvre

 

   On n'a fait tant de place à l'amour que parce qu'il dépassait en utilité le reste des choses. À mesure que l'argent se fait plus nécessaire, plus exigeant, il devient plus admirable, plus aimable, comme l'amour. — On pourra soutenir le contraire avec autant de bonheur. — Je supporte plus facilement ma misère dès que je songe qu'il y a des gens qui sont riches. L'argent des autres m'aide à vivre, mais pas seulement comme on suppose. Chaque Rolls-Royce que je rencontre prolonge ma vie d'un quart d'heure. Plutôt que de saluer des corbillards, les gens feraient mieux de saluer les Rolls-Royce.

   Penser est une besogne de pauvres, une misérable revanche. Quand je suis seul, je ne pense pas. Je ne pense que quand on m'y force ; les contraintes, le petit examen à préparer, les exigences paternelles, ce métier qu'il va falloir subir, tout effort salarié me mènent à penser, c'est-à-dire à décider de me tuer, ce qui revient au même. Il n'y a pas trente-six façons de penser ; penser, c'est considérer la mort et prendre une décision. — Autrement, je dors. Éloge du sommeil ! pas seulement le magnifique mystère de chaque nuit, mais l'imprévoyante torpeur. Mes compagnons de sommeil, c'est près de vous que j'imagine une existence satisfaisante Nous dormirons derrière le clapotis de nos cylindres, nous dormirons les skis aux pieds, nous dormirons devant les villes fumantes, dans le sang des ports, au-dessus des déserts, nous dormirons sur les ventres de nos femmes, nous dormirons à la poursuite de la connaissance, armés de tubes de Crookes et de syllogismes, — les chercheurs de sommeil.

 [...]


Jacques Rigaut, dans Arthur Cravan, J. R., Jacques Vaché, Trois suicidés de la société, 10/18, 1974, p. 205-206.

 

 

22/05/2013

Constantin Cavafy, Œuvres poétiques

 

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              Maison avec jardin

 

Je voudrais une maison à la campagne

Avec un grand jardin, moins

Pour les fleurs, les arbres, la verdure

(S'il y en a, tant mieux, c'est superbe)

Que pour avoir des bêtes. Ah ! Je voudrais des bêtes !

Au moins sept chats, deux complètement noirs

Et deux blancs comme la neige, pour le contraste ;

Un grave perroquet que j'écouterais

Bavarder avec emphase et conviction.

Les chiens, trois suffiraient, je pense.

Je voudrais encore deux chevaux (ce sont de bonnes bêtes),

Et sans faute trois ou quatre de ces merveilleux,

De ces sympathiques animaux, les ânes,

            Qui resteraient là sans rien faire, à jouir de leur bien-être.


             Constantin Cavafy, Œuvres poétiques, traduction Socrate C. Zervor et Patricia Portier, Imprimerie Nationale, 1992, np.        

 

 

            

21/05/2013

Giorgio de Chirico, Poèmes Poesie

Giorgio de Chirico, Poèmes Poesie, forêt, nuit, vie

                              Chirico, Autoportrait


Forêt sombre de ma vie

 

Je t'ai toujours aimée forêt sombre

De ma vie.

Forêt plus sombre qu'une nuit sombre

Au pôle sombre...

Voûte du ciel, au pôle, une nuit...

... Nuit sans voiles

Mais sans étoiles

Ni aurores boréales...

Voûte du ciel, au pôle, cette nuit...

 

Dans mes élans et mes ivresses

Dans mes fatigues et mes bassesses,

Mes fols espoirs, mes douces tendresses,

Mes lourds chagrins, mes bonnes sagesses,

Mes grands courages, mes lassitudes,

mes lâchetés, mes turpitudes,

mes abstractions, mes quintessences,

mes solitudes, mes grandes licences,

mes vains appels, mes lourdes confiances.

 

Giorgio de Chirico, Poèmes Poesie, présentés par

Jean-Claude Vegliante, Solin, 1981, p. 51.

 

 

 

 

 

20/05/2013

Jean-Louis Giovannoni, L'invention de l'espace

Jean-Louis Giovannoni, L'invention de l'espace, corps, lieu, dedans, dehors,

L'invention de l'espace

 

               I

 

Tout est un intérieur

et reste à jamais

cet intérieur.

 

Car rien ne doit sortir

de sa forme.

 

Rien ne doit se tenir

en dehors.

 

Rien ne doit se franchir

prendre corps

dans le corps des autres.

 

Aucun corps

n'a droit au corps

de ce qu'il n'est pas.

 

Toute chose

doit se tenir en elle-même.

 

Toute chose

doit se contenir

ne prendre que sa forme

n'occuper que sa place

n'être pas plus qu'elle ne doit.

 

Surtout

ne pas se détacher

du lieu

imparti à son corps.

 

Tout doit rester

ce qu'il est

et ne rien ajouter.

 

En ce monde

tout est déjà trop prononcé.

 

Tout est bien trop présent

trop au bord

toujours trop poussé

par l'envie de sortir

de prendre la place d'un autre

de gagner en volume

en surface

en espace

en oxygène.

 

Tout est un intérieur

et doit le rester.

 

Imaginez

l'espace

avec des choses

ne tenant pas leur intérieur.

 

Des choses

ne sachant plus

où se tient leur seuil

le côté à ne pas franchir.

 

Des choses toujours trop pleines

ne pouvant se soustraire.

 

Des choses

qui menacent de fracturer

de contaminer

l'espace.

 

Des choses

qui soumettraient

qui réduiraient les autres

par excès de corps

de présence.

 

Imaginez

tout ce monde

enfermé dans son corps

rêvant de proliférer

d'envahir

de pousser ailleurs

de se multiplier

dans le corps des autres

d'être au présent

de toute chose.

 

Tout ce monde

impatient

qui n'en peut plus

de se contenir

d'avoir son dedans

dans le dedans de l'espace

sans jamais pouvoir se dégager

sans jamais trouver la faille

le moindre passage

pour s'écouler ailleurs

s'infiltrer dans l'autre

et le faire sien.

 

[...]

 

Jean-Louis Giovannoni,  Ce lieu que les pierres regardent, suivi de Variations, Pas japonais, L'invention de l'espace, préface de Gisèle Berkman, Lettres vives, 2009, p. 147-154.

19/05/2013

Guillevic, Aguets, dans Relier

Guillevic, Aguets, dans Relier, il y a, , la terre

                             Aguets

 

Dans ce que je vois

Tout autour de moi

 

Qu'est-ce qui n'es pas

Avertissements ?

 

            *

 

Il y a

Ce qu'il y a.

 

Il y a

Ce qu'il n'y a pas.

 

Il y a

Ce qui est entre les deux.

 

             *

 

On voudrait qu'il y ait

Dans la hauteur de l'air

 

Des espèces de joues

Que l'on pourrait gifler.

 

              *

 

Comme est loin

Ce qui somnole en moi

 

Et près de moi

Ce que je cherche

Dans les lointains.

 

               *

 

Le ciel de la nuit

Est un bal continuel,

Mais jamais d'idylle.

 

                *

 

Je ne récuserai pas

La terre,

Elle fait ce qu'elle peut,

 

Mais lui échappe

Ce qui nous échappe

Et nous taraude.

 

                *

 

Et ce goût de néant —

 

Comme si le néant

Avait un goût.

 

                  *

 

Le temps,

J'ai tout mon temps,

 

Mais il en a, lui,

Beaucoup plus.

 

                  *

 

Ce n'est pas rien

D'avoir à porter le monde,

 

Courage !

   

                                    (1991)

 

Guillevic, Relier, Gallimard, 2007, p. 495-497.

18/05/2013

Antoine Emaz, Cambouis

Antoine Emaz, Cambouis, poésie, écrire, lecture, fêlure

   On écrit sans doute parce qu'on n'a rien d'autre pour tenir droit dans un monde de travers.

 

   Je crois n'avoir jamais connu que des poètes fêlés. Qu'ils soient bons ou mauvais est une autre affaire, mais ce lien entre écriture et fêlure, oui. Et une fêlure d'être, profonde, pas l'égratignure sociale ou l'écorchure de vanité. Pas non plus des êtres cassés, sinon l'écriture cesserait. Des bancals, des boiteux d'être. Et chez les vrais lecteurs, de même, car il faut pouvoir l'entendre, ce son de cloche fêlée ou d'enfant qui pleure presque en silence.

 

   Toujours se méfier du brio, du brillant. La poésie, vue de ma fenêtre, comme un art du peu, du pauvre.

 

Rien de magique en poésie : un peu de chance et beaucoup de travail.

 

   Écrivant, on ne s'adresse pas à tout le monde mais à chacun. Cela passe ou pas, selon le lecteur, en fonction de sa culture, ses goûts, son histoire particulière... Ce qu'on nomme le « public » n'existe pas. Les lecteurs viennent un à un, pour des raisons très différentes, voire opposées. Ce qu'on nomme « public » est une somme d'individus qui, pris isolément, ont tous de solides raisons pour aimer ou détester tel ou tel travail. Je ne crois pas qu'il y ait un mouvement de mode, même s'il y a de l'air du temps. C'est bien plus complexe, le poète est seul parmi d'autres poètes, tout comme le lecteur est seul parmi d'autres lecteurs. On ne peut créer un mouvement de foule en poésie. D'où l'illusion des « écoles » « mouvements littéraires ». C'est bien plus émietté : on peut gommer les écarts en soulignant les points communs, mais pas longtemps. Rien que de bien naturel puisque les principes édictés par l'un ne peuvent être suivis par les autres, sauf à à considérer comme valorisante la piètre condition de disciple, émule, remorqué...

 

Antoine Emaz, Cambouis, Seuil, "Déplacements", 2009, p. 155, 171, 177, 179, 180.

17/05/2013

Paul Celan, La Rose de personne [Die Niemandsrose]

Paul Celan, La Rose de personne [Die Niemandsrose], Martine Broda, amante, nom

Avec toutes les pensées je suis sorti

hors du monde : tu étais là,

toi, ma silencieuse, mon ouverte, et —

tu nous reçus.

 

Qui

dit que tout est mort pour nous

quand notre œil s'éteignit ?

Tout s'éveilla, tout commença.

 

Grand, un soleil est venu à la nage, claires,

âme et âme lui ont fait face, nettes,

impératives, elles lui ont tu

son orbe.

 

Sans peine,

ton sein s'est ouvert, paisible,

un souffle est monté dans l'éther,

et ce qui s'est nué, n'était-ce pas,

n'était-ce pas forme, et sortie de nous,

n'était-ce pas

pour ainsi dire un nom ?

 

 

Mit allen Gedanken ging ich

hinaus aus der Welt : da warst du,

du meine Leise, du meine Offne, und —

du empfingst uns.

 

Wer

sagt, dass uns alles erstarb,

da uns das Aug brach ?

Alles erwachte, alles hob an.

 

Gross kam eine Sonne geschwommen, hell

standen ihr Seele und Seele entgegen, klar,

gebieterisch schwiegen sie ihr

ihre Bahn vor

 

Leicht

tar sich dein Schoss auf, still

stieg ein Hauch in den Äther,

und was sich wölkte, wars nicht,

wars nicht Gelstalt und von uns her,

wars nicht

so gut wie ein Name ?

 

Paul Celan, La Rose de personne [Die Niemandsrose], traduction de Martine Broda, Le Nouveau Commerce, 1979 [1963], p. 31 et 30.

16/05/2013

Bartolo Cattafi, L'alouette d'octobre

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               Rêve d'hiver

 

Ce foisonnement estival

tournoiement de mouches

dans une pièce hivernale...

La pensée est une opaque

matière tressaillante

dans ce bourdonnement

il dort barricadé

au sein des lois de l'heure

tel un poulpe cramponné

à son rêve d'hiver

il ouvre parfois un œil

si soleil et braise brillent vaguement

mais il ne voit pas.

 

 

 

               Sogno d'inverno

 

Questo rigurgito estivo

mulinello di mosche

in una stanza invernale...

Il pensiero è un'opaca

materia trasalita

al ronzìo

egli dorme rinchiuso

tra le leggi del momento

come un polipo aggrappato

al suo sogno d'inverno

apre un occhio talvolta

se sole e brace balùginano

ma non vede.

 

Bartolo Cattafi,  L'alouette d'octobre, traduction de

l'italien par Philippe Di Meo, Atelier La Feugraie,

2010, p. 57 et 56.

15/05/2013

Guy Goffette, Solo d'ombres

 

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                        La femme infranchissable

 

                               1

 

La femme qui s'inverse dans

l'azur

sur l'ordre d'un invisible amant

que dit-elle

qu'on ne peut entendre

qui cependant creuse

un chemin dans mes yeux

 

                                2

 

Croise et décroise tes

jambes sanguine image du

désir

j'attendrai ce qu'il faudra je

grandirai avec

les marges

 

                                 3

 

À chacun suffit

le jour à venir

le soleil après la pluie

l'air bleu de la femme

au bout du champ

L'enfant seul griffonne

l'envers des images

 

                                 4

 

Debout la nuit

j'invente

la femme à sa place

les mots qu'elle prononce

dans ma bouche

me tiennent à merci

 

[...]

 

Guy Goffette, Solo d'ombres, Ipomée, 1983,

p. 129-132.

14/05/2013

Seamus Heaney, L'étrange et le connu

 

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                                         M.

 

Le phonéticien sourd en étendant la main

Sur le dôme crânien d'un locuteur

Pouvait distinguer diphtongues et voyelles

Aux seules vibrations de l'os.

 

Un globe cesse de tourner. Appliquant la paume

Sur le relief glacé d'une banquise

J'imagine le chant d'un essieu et le russe

Solide d'Ossip Mandelstam.

 

 

 

 

                                            M.

 

When the deaf phonetician spread his hand

Over the dome of a speaker's skull

He could tell which diphtong and which vowel

By the bone vibrating to the sound.

 

A globe stops spinning. I set my palm

On a contour cold as permafrost

And imagine axle-hum and the steadfast

Russian of Osip Mandelstam.

 

Seamus Heaney,  L'étrange  et le connu, édition bilingue, traduit de l'anglais (Irlande) par Patrick Hersant, "Du monde entier", Gallimard, 2005, p. 133 et 132.

13/05/2013

Matthieu Gosztola, Visage vive

 

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[...]

Notre visage prend le temps

 

De nous arracher à chaque

Pierre

 

       Du chemin ombragé avec

Qui jouent les branches des

 

Arbres

 

Comme s'il s'agissait de dire je

Reviens pardon

 

Je te rattraperai oui je te

Rattraperai

      J'ai couru de plus en plus

Vire avec mon espoir

En tenant ton corps déjà roide

Contre moi

 

   Nos visages ce pourrait être la

Respiration

 

                                               La douleur est une histoire

                                                                       Qui écha

                                                               ppe totalement

                                                 Et dans laquelle on se re

                                                                           trouve

 

Est-ce que je peux faire

Certains gestes

        Ou certaines paroles

Pour te sauver de la douleur ?

 

Matthieu Gosztola, Visage vive, Gros textes, 2011, p. 31.

11/05/2013

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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                                   1 sonnet

                       avec la manière de s'en servir

 

                  Réglons notre papier et formons bien nos lettres :

 

Vers filés à la main et d'un pied uniforme,

Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton ;

Qu'en marquant la césure, un des quatre s'endorme...

Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.

 

Sur le railway du Pinde est la ligne, la forme ;

Aux fils du télégraphe : — on en suit quatre, en long ;

À chaque pieu, la rime — exemple : chloroforme,

— Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.

 

— Télégramme sacré — 20 mots — Vite à mon aide...

(Sonnet — c'est un sonnet —) ô muse d'Archimède !

— La preuve d'un sonnet est par l'addition :

 

— Je pose 4 et 4 — 8 ! Alors je procède,

En posant 3 et 3 ! — Tenons Pégase raide :

« Ô lyre ! Ô délire ! Ô...» — Sonnet — Attention !

 

Tristan Corbière,  Les Amours jaunes, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie par Pierre-Olivier Walzer pour T. C., Bibliothèque de la Pléiade, 1970, p. 718.

10/05/2013

Christophe Pradeau, Proust à Illiers-Combray

Christophe Pradeau, Proust à Illiers-Combray, André Breton, roman, scène primitive, enfance

Dans La Clé des champs, André Breton invite à voir dans la place Dauphine, qui forme triangle à la proue de l'île de la Cité, « le sexe de Paris », le pubis de la Ville Lumière. Le poète, dont la vie croisa brièvement celle de Proust en 1920 — Jacques Rivière lui avait confié la relecture des épreuves du Côté de Guermantes —, a pu admirer — Rivière l'affirme — l'œuvre, si subtilement attentive au monde des rêves, du romancier. Il n'en demeure pas moins que jamais il n'a rien écrit qui puisse accréditer un tel sentiment et que la Recherche figure parmi les œuvres dans lesquelles le surréalisme a reconnu des emblèmes de ce qu'il récuse : l'art supposé mensonger du roman, avec son primat moraliste de la psychologie, la façon qui lui est propre de désenchanter le monde, de dégrader le mystère en effets de continuité et de vraisemblance. Et pourtant, c'est bien à Breton que j'ai pensé, à Nadja, aux lèvres entrouvertes, accueillantes à la fougue du Vert Galant de la place Dauphine, en découvrant que la maison de tante Léonie présente ceci de commun avec le jardin étagé à flanc de coteau du Pré Catelan, qu'elle s'évase en triangle, à partir de la porte étroite, génésique, qui s'entrouvre à son sommet.

   Le rapprochement vient sans doute d'autant plus volontiers à l'esprit que le lecteur de la Recherche sait bien que « Combray », la première partie de Du Côté de chez Swann, pour être le livre lumineux de l'enfance, n'en est pas moins inquiété par le mystère de la séparation des sexes, par l'évidence nocturne de l'attraction des corps. Le visiteur qui entrebâille le portail et pénètre dans le jardinet, lorsqu'il s'avance épousant tla courbure de l'allée, vers la façade secrète de la maison, vers ces liserés de faïence d'inspiration ottomane qui, fantaisie « orientaliste » de l'oncle Amiot, rehausse d'azur l'encadrement des fenêtres, chemine dans une nuit matricielle, près qu'il est de s'introduire, comme par effraction, sur le théâtre d'une scène primitive.

 

Christophe Pradeau, Proust à Illiers-Combray, Belin, 2013, p. 45-47.

09/05/2013

Benoît Casas, L'ordre du jour

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[...]

1er juin

il est quatre heures

et l'aube luit.

le rêve a toute la valeur

d'une déclaration.

j'étais devenu quelqu'un

de nulle part.

séparé de ses amours

et de ses paysages.

fusain de Sakhaline

virgilier à bois jaune.

ce que nous gardons

de l'expérience d'apprendre :

idée sur la façon d'enseigner.

l'élucidation parlée

est le ressort du progrès.

moments de l'évaporation.

la violence le désarroi des gestes

carambolage.

temps perdu.

ne pouvait pas

s'abandonner

à de l'absence

intégrale.

 

2 juin

si vite nous

nous sommes dit

tant de choses.

je reste dehors

le plus longtemps possible.

le monde ici

ne semble pas disposé à

se réduire à un seul

mot.

 

3 juin

au matin soleil déjà vif

jour d'été précoce.

paysages destructifs.

renoncement.

regards remontent sa jupe.

et de suite,

chaque terme

est à sa place logique.

les grandes villes

spécialisent les plaisirs.

lieu de conflit entre

hasard et coup.

 

Benoît Casas, L'ordre du jour, "Fiction & Cie", Seuil, 2013, p. 116-117.

 

 

08/05/2013

Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre, Notes sauvegardées

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   Les iris poussent au hasard dans un enclos d'herbes hautes — couleur mauve ou violet sombre — sortis de leurs papiers de soie parmi leurs dures lames vertes. Ou ceux, de couleur jaune, qui poussent dans les marais et les canaux. Et ces toutes petites fleurs basses — jaunes ou roses — qui s'accrochent aux pierres, aux rochers, qui leur tiennent lieu de pelage, doux, gras et chaud, modeste et tenace.

 

                                             *

                                           

   Le parfum des iris, très doux, sucré, presque suave, évoquant, me semble-t-il, l'idée qu'on a pu se faire, adolescent, du féminin : de quoi vous tourner la tête... Avec cette espèce de chenille d'un jaune éclatant, solaire, mais si bien cachée sous les pétales bleu pâle comme sous des langues d'eau. Mais le mot "chenille"  gêne, et "brosse" tout autant. Une réserve de poudre d'or, un pelage d'or, une toison peut-être, cachée dans la soie de la robe ?

 

Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre, Notes sauvegardées, 1952-2005, Le Bruit du temps, 2013, p. 47, 154.