03/11/2018
Paul de Roux, Entrevoir
Les chats
Entre leurs regards jaunes, leurs bâillements
chats assis sur la table, sur les papiers
ou dressés, hiératiques, comme les chevaux d’ivoire
mais contre lesquels on peut poser la tête
l’oreille contre leurs flancs soyeux et tièdes
eux se lèchent les pattes, apparemment
indifférents à la sottise de nos peines :
un preste coup de patte renverse
si promptement rois et cavaliers !
Parmi eux passe encore l’ombre des grands arbres
où ils s’étiraient à la brise du soir.
Paul de Roux, Entrevoir, préface de Guy Goffette,
Poésie / Gallimard, 2014, p. 167.
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12/07/2014
Guy Goffette, Éloge pour une cuisine de province
La visite de Rembrandt
La nuit a volé
son unique lampe à la cuisine
piégé dans la vitre
celui qui se tait
debout dans la tourbe des mots
Il brûle à feu très doux
l'obscure enveloppe du silence
(comme ces collines sous la cendre
réchauffent l'aube de leur mufle)
et pour la première fois peut-être
son visage d'ombre est toute la lumière
et parle pour lui seul
Guy Goffette, Éloge pour une cuisine de province,
postface de Jacques Borel, Champ Vallon, 1988, p. 25.
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26/02/2014
Paul de Roux, Entrevoir , préface de Guy Goffette
Verger abandonné
La mousse du vieux poirier
patiente et douce murmure :
« Ne bougez pas »
et la solidité du bois
du bon vieux tronc
est douceur aussi
et sûr appui.
Stèle pour un corbeau
Lui aussi menait sa vie, ce corbeau
dont je n'ai vu que le cadavre efflanqué
les plumes noires collées à la terre gluante
sous la frondaison des châtaigniers en fleurs
— c'était en mai. Ce matin de septembre
parmi les premières bogues chues
je ne retrouve pas une plume.
Mais tandis que je bats les feuilles mortes, soudain
dans le bois de la Montagne de Reims
un croassement s'élève, comme en écho
à ma rêverie mélancolique.
Paul de Roux, Entrevoir suivi de Le front contre la vitre et de La halte obscure, préface de Guy Goffette, Poésie / Gallimard, 2014, p. 98, 105.
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17/02/2014
Guy Goffette, Un manteau de fortune (2)
Psaumes pour le temps qui me dure d'être sans toi
Le jour est si fragile à la corne du bois
que je ne sais plus où ni comment ce matin
poser mes yeux, ma voix, poser ce corps d'argile
si drôlement qui craque à la croisée des ombres.
J'ai peur soudain, oui, peur de n'être que cela :
une poignée de terre qu'un souffle obscur à l'aube
tient dans sa paume, et qu'il ne s'épuise d'un coup
et me laisse tomber dans la poursuite du temps,
comme ces fruits qu'aucune bouche n'a touchés
et qui roulent sans fin dans la nuit des famines.
Seigneur, si vous êtes ce souffle obscur et si
fragile à la corne du bois, et si je suis
ce corps, resserrez votre paume, resserrez)la.
Aux marges
Il reste deux ou trois choses
à dire sous le ciel, deux
ou trois seulement par quoi
les poètes comme les chevaux
les chiens perdus, les lisières
se reconnaissent — c'est un
creux, une ride, une veilleuse
dans la nuit de l'œil _ deux
ou trois choses à peine
qu'on peut entendre et qui
nous tiennent comme l'ét
dans la langue d'avril
à la merci des marges.
Guy Goffette, Un manteau de fortune, suivi de L'adieu aux lisières et de Tombeau du Capricorne, Préface de Jacques Réda, Poésie/Gallimard, 2014, p. 159, 192.
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16/02/2014
Guy Goffette, Un Manteau de fortune
Défense de Verlaine
Pauvre Lélian, mon vieux Verlaine, vil défroqué,
qu'ils disent, toute débauche et sale et laid comme
un cochon de Chine, et poivrot par-dessus et,
par-dessous la vase verte quoi ? quoi qui sonne
et qui reste à ton crédit ? une âme qui file
doux sous la laine et vague un peu dans les brouillards ?
mais cette âme-là, cachée sous le noir sourcil,
est d'un ange, ô fruste certes, louche et braillard
comme un arbre peint par la tempête d'un ange,
vous dis-je, qui se fiche bien du tiers et du
quart, pourvu que l'eau des yeux dans son vers se change
en un vin léger qui tremble quand on l'a bu,
tremble encre, tremble longuement, tremble et trouble
jusqu'au lit où, rivières, nous couchons nos vies
petites, blêmes, racornies et parfois doubles
aussi, moins exposées aux vents de toute envie
que toi, Verlaine, parmi les plumitifs et les
rassis, toi, vieil enfant rebelle à tout ce qui
pèse ou qui pose, boiteux à la route ailée
avec l'âme tendre à jamais dans son maquis.
I. Travaux d'aveugle
Ô bucheron assis dans l'ombre
que réveillait l'enfant des bois
près de Rambervilliers, tais-toi,
laisse chanter la voix sans nombre
de l'arbre couché dans ses feuilles.
Elle a comme une femme blonde
dans le sillage de ses pas
jeté le sel du rêve, elle a
cousu nos âmes vagabondes
à la voile bleu de son œil.
Et nous voici, tâchant dans l'ombre
avec des mots de rien des voix
perdues, et des touchers de soie
comme un marieur de décombres
dans tes dentelles, ô poésie.
Guy Goffette, Un Manteau de fortune, suivi de
L'adieu aux lisières et de Tombeau du Capricorne,
Préface de Jacques Réda, Poésie/Gallimard, 2014,
p. 71-72, 83.
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18/07/2013
Guy Goffette, Solo d'ombres
Le pain des couples
[...]
Comme un homme sous la lampe
je suis assis dans ta lumière
qui chante à voix de tête
Je me repose de mes ombres
Dans tes doigts la cuillère
est un oiseau de plus
L'île des mots sans voix
s'élargit jusqu'à nous
La passerelle
Sur la table désormais
plus lourde que nous
le fleuve s'est remis à couler
Il attache sans bruit
un à un de chaque rive
les cailloux accumulés
au fil de nos orages
et les arrange un peu plus haut
(en amont comme les vrais fleuves)
pour que nos premiers pas
l'un vers l'autre
réveillent la mer
Guy Goffette, Solo d'ombres, éditions Ipomée,
1983, p. 80-81.
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15/05/2013
Guy Goffette, Solo d'ombres
La femme infranchissable
1
La femme qui s'inverse dans
l'azur
sur l'ordre d'un invisible amant
que dit-elle
qu'on ne peut entendre
qui cependant creuse
un chemin dans mes yeux
2
Croise et décroise tes
jambes sanguine image du
désir
j'attendrai ce qu'il faudra je
grandirai avec
les marges
3
À chacun suffit
le jour à venir
le soleil après la pluie
l'air bleu de la femme
au bout du champ
L'enfant seul griffonne
l'envers des images
4
Debout la nuit
j'invente
la femme à sa place
les mots qu'elle prononce
dans ma bouche
me tiennent à merci
[...]
Guy Goffette, Solo d'ombres, Ipomée, 1983,
p. 129-132.
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29/11/2012
Max Jacob, Le Cornet à dés dans Œuvres
Pour saluer la publication des Œuvres de Max Jacob en "Quarto" (Gallimard).
Allusions à un apprentissage de la peinture
Passer des baccalauréats ! Mme S.. est devenue folle : tant de jeunes peintres dans une chambre ! Passer des baccalauréats ! où sont mes livres ? faudra-t-il repasser les deux ? alors j'ai encore perdu deux ans ! Passer des baccalauréats ! M. Matisseest mourant dans une chambre : « Enseignez donc le dessin à mon jeune frère puisqu'il veille près de vous ! »Mais non, si mes baccalauréats ne comptent pas, n'ai-je pas ma licence en droit qui les suppose ? Il y a des lits de fer dans ma chambre en désordre ! J'ai couché chez un ami, Mme S... est devenu folle. Encore faudrait-il que le diplôme de licencié ne fût pas égaré. Oh Dieu ! quelle délivrance ! j'allais perdre encore deux ans pour préparer mon baccalauréat ; car je ne suis, savez-vous, pas très fort en latin.
Musique mécanique dans un bistro
Le corbeau d'Edgar Poe a une auréole qu'il éteint parfois.
Le pauvre examine le manteau de saint Martin et dit : « Pas de poches ?»
Adam et Éve sont nés à Quimper.
Pourquoi cet envoi d'un melon à Adolphe : est-ce ne injure ? eh ! je ne m'appelle pas Adolphe. Pourquoi 'annoncer son suicide ? savait-elle que je l'aimais ?
On allait jadis rue de la Paix dans un coupé
Pour nos poupons et leurs poupées. Aujourd'hui ce sont des coupons que pour Bébé nous découpons
Quand on n'est pas trop occupé.
Titre d'un grand tableau dans un petit musée : « Pour féliciter les marins de leur naufrage le roi Louis XVI en uniforme descend une échelle de corde. » Don de l'État.
Le panier qui avait descendu saint Paul des remparts se trouva empli de fleurs miraculeuses et la corde fut traitée come celle des pendus.
Max Jacob, Le Cornet à dés dans Œuvres, édition établie, présentée et commentée par Antonio Rodriguez, Préface de Guy Goffete, Quarto / Gallimard, 2012, p. 422 et 432-433.
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07/09/2012
Guy Goffette, Épilepsie force douze
I
La parole
Un seul soir ivre
Le petit ramoneur ne passera plus
Demandez le matin
La logique où est la logique
Elle boit un verre
au café de la gare
La mer vomit pas loin
contre un poteau indicateur
Si seulement les tickets
L’antipode dit que c’est l’heure
périodiquement
XI
Écrire ah
La tête que font les gens pressés
dans les vitrines
Combien en voulez-vous
Un peu de mou pour vos chats Madame
Le sergent de ville passe
dans les portefeuilles
L’identité du bonhomme de neige
est confuse
Glisser dans le Moyen Âge
est une question de souplesse
Quant à écrire
la putain se méfie
Guy Goffette, Épilepsie force douze, dans Traversées, n° 46, printemps 2007, p. 4 et 14.
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