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03/11/2013

Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé

Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé , lions en cage

                                  Lions en cage

 

   Nous sommes plusieurs lions ensemble, la peau rase, plutôt lourd et marchant de long en large comme nous faisons lorsque nous sommes enfermés. Pourtant pas d'enceinte qui soit visible.

   Chacun sur ses gardes. C'est vite reçu un coup de patte. Il faut montrer qu'on est prêt à la riposte. Sinon, on ne les tient pas en respect. Car le lieu renfermé énerve.

   Lion avec trois lions (ou quatre) et avec eux à l'aise. À un moment, j'avais eu, sans m'en rendre compte sur le champ, une réflexion d'étranger, c'est que marchant avec des lions, il ne faut jamais mettre une jambe trop en avant, tentation alors excessive pour le lion le plus proche de détacher davantage ce morceau appétissant qu'il voit déjà si détaché.

   Restait-il de l'homme en moi si je devais faire attention à pareille chose ?

   Fait remarqué déjà plusieurs fois : il peut y avoir fluctuation, lion par moments, et homme à d'autres et dans le même rêve.

 

 

Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé (1969), dans  Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 489.

02/11/2013

Henri Michaux, L'étang

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                                       L'étang

 

   Donne-lui un homme et du temps, il en fait un cadavre, puis il le rejette sur ses bords.

   Il le gonfle puis il le rejette.

   Lui demeure.

   On avait établi des bancs aux alentours où l'on peut s'asseoir.

   Ceux qui étaient fatigués venaient auprès de lui fumer de longues pipes.

   Un château fut bâti en face.

 Ceux qui désormais sont seuls aussi et orphelins et les oisifs volontiers s'approchent de lui qui ne fait rien et les mécontents l'entretiennent des causes de leur spleen, certains disaient, si j'étais noyé, si j'étais cadavre, je serais peut-être plus heureux, et ils réfléchissaient.

   D'autres lui jetaient des mottes, des mottes de terre pour colorer sa face.

   Il pourrissait les feuilles tombées petit à petit, mais ne sollicitait pas les feuilles encore à l'arbre.

   De peu d'utilité à cause de son éloignement, on eût voulu l'approcher plus du village.

   Mais voilà, quel charretier s'en serait chargé ?

Et il demeurait.

   Il était là et ne venait à personne, ne cherchait point à courir, à souffler, psy, bschu, bschu...

   comme l'eau de la rivière qui progresse sur les cailloux, ne recherche pas d'autres poissons que les siens.

   Il demeurait.

[...]

Henri Michaux, Textes restés inédits du vivant de Michaux, dans Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 1417.

 

 

 



 

 

 

 

 

 

01/11/2013

Étienne Faure, Ciné plage

Étienne Faure, Ciné plage, week end à la mer, débris sur l'île, isolement

                        Ciné plage

 

À rouler vite un soir vers l'ouest

à la clameur de sang, la nuit ne parvint pas à tomber

comme on atteignait la jetée rouge encore,

puis réveillé au matin par la rade

sans même ouvrit l'œil on voyait le livre

entrebâillé des mouettes qui se profilent

au-dessus du poisson mort fraîchement débarqué,

tous les transports, cliquetis du port

on voyait cela, c'était le monde,

et plus tard après avoir réglé sa nuit,

ouï doléances — le climat des affaires —

on s'attachait, l'oreille à l'air libre,

aux vies qu'on entend sur la plage,

la tête renversée comme un sablier

à écouter dans un coquillage avec les souffrances

du vent engouffré, tout ce qui fuit, par bonheur les mots

qui s'écoulent, périssables

 

 

un w.e. à la mer

 

                               *

 

Poli, dépoli sauf en son cœur,

le tesson après plusieurs marées

e renvoie plus sur la plage aucun vif,

mat à l'extérieur mais lucide à travers

son état de fragment revenu, silice,

à même le sable à l'origine

de sa présence ici avant fusion,

s'expose au risque du ressac

et à s'amenuiser encore jusqu'au grain

     pour l'heure offrant l'humide éclat

sitôt sec terni

d'une bouteille à la mer jetée

après ébriété, vide,

hormis en son dedans les mots

qu'il fallut écrire en des temps d'extrême

isolement.

 débris sur l'île

 

Étienne Faure, "Ciné plage", dans Rehauts,

n° 31, avril 2013, p. 63 et 67.

 

 

 

 

31/10/2013

Rachel Blau Duplessis, Brouillons, traduction Auxeméry

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                Brouillon 42 : Épître, Studios

 

Quelque part entre jouer et jouir se trouve le plaisir

          forer la langue, former les lettres

écriture en parallèle

          d'embardées, lexiques qui se rencontrent, ou non.

 

Nous nous écrivons — l'un à l'autre ?

          mais ruban courbe, c'est une drôle de lumière qui réfléchit.

Nappe de brouillard, tu me racontes des bribes de vie passée et                                                                                        [ m'annonces

          un socked in sky, tu dis « ciel bouché », liège à bouchon,

c'est le temps gris de La Rochelle, et le voilà qui arrive,

          brume de mer sur l'Italie — rosée tremblante.

Nous nous connaissons à peine.

          En fait.

 

Et quand tu m'écris ce que tu

          penses que je vois en ce moment

                    depuis le fenêtre de mon studio de pierre

« me préparant un futur souvenir »

          c'est là ton mémoire non écrit d'Italie

                    afin de conjurer ce qui n'est

pas encore advenu en un jour en un lieu —

          et tu as en partie raison !

[...]

 

 

Rachel Blau Duplessis,  Brouillons, traduction de l'anglais (États-Unis) et présentation par Auxeméry, avec la collaboration de Chris Tysh, Corti, 2013, p. 106.

30/10/2013

Georges Didi-Huberman, Soulèvements poétiques (poésie, savoir, imagination)

Georges Didi-Huberman, "Soulèvements poétiques (poésie, savoir, imagination), peinture, heuristique, Rimbaud, Baudelaire

                     Le poème comme don de mots-voyances

 

   Séparément, sans doute, les mots sont aveugles. Mais certaines façons de les agencer, certaines tournures pour leur faire prendre position, certaines phrases en somme, sont capables de devenir voyances. Ce n'est pas le seul mot pan qui nous fait voir quelque chose dans la peinture de Vermeer depuis le texte de Marcel Proust, ce n'est pas le seul mot rigole qui nous fait voir quelque chose dans la peinture de Rembrandt depuis le texte de Jean Genet : mais la façon de montage rythmique de la langue que ces mots, aux bons moments, viennent scander. Ayant compris assez vite que regarder n'était pas simplement une affaire optique puisqu'on regarde aussi avec des phrases, j'ai construit toutes mes tentatives, toutes mes approches — historiques ou philosophiques —  de l'image, à travers une heuristique de la langue descriptive et théorique, un jeu constant pour sortir des conventions littéraires où les discours sur l'art, depuis l'ekphrasis antique, se sont trop souvent enfermés.

   J'ai donc lu et relu les lettres fameuses où Arthur Rimbaud, en 1871, dit et répète à l'envi qu'il s'agit en poésie de « trouver une langue [pour] être voyant. [...] se faire voyant. [...] se rendre voyant » et parvenir — « un jour, j'espère » — à ce qu'il nomme carrément une « poésie objective ». Pendant des années je n'ai pas commencé un seul de mes textes sans avoir relu préalablement quelque texte de Charles Baudelaire. Il ne s'agissait pas de citer des poèmes en exergue comme on met une cerise sur le gâteau de la pensée philosophique : il s'agissait de regarder une image avec les mots d'un poète que cette image me semblait particulièrement appeler. Ce que, vis-à-vis des usages différents qui ont cours dans l'histoire ou la critique d'art je n'ai pu que modestement nommer des "fables". Ainsi pour phraser mon regard des empreintes de cendre inventées par Claudio Parmiggiani, il m'a fallu "suivre de la langue" — comme on dit "suivre du regard" — des phrases trouvées dans Lucrèce (cet homme qui a eu l'audace unique en Occident d'exposer un système philosophique complet sous la forme d'un seul, fût-il gigantesque, poème).

 

Georges Didi-Huberman, "Soulèvements poétiques (poésie, savoir, imagination)", dans PO&SIE, n° 143, juin 2013, p. 154-155.

 

 

 

 

29/10/2013

Mary Oliver, "Wild Geese", dans Dream Work

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                   Les oies sauvages

 

Vous n’avez pas à être sages.

Vous n’avez pas à traverser à genoux

des centaines de kilomètres de désert, en repentance.

Vous avez juste à laisser le doux animal de votre corps

aimer ce qu’il aime.

Parlez-moi du désespoir, le vôtre, je vous parlerai du mien.

Pendant ce temps le monde avance.

Pendant ce temps le soleil et les limpides galets de pluie

traversent les paysages,

survolent les plaines et les forêts profondes,

les montagnes et les rivières.

Pendant ce temps les oies sauvages, là-haut dans le pur air bleu,

sont sur le chemin du retour.

Qui que vous soyez, en quelque solitude,

le monde s’offre à votre imagination,

vous appelle comme les oies sauvages, rude et passionnant —

et indéfiniment signale votre place

dans la famille des choses.

                                       *

Wild Geese 

You do not have to be good. 
You do not have to walk on your knees 
for a hundred miles through the desert, repenting. 
You only have to let the soft animal of your body

 love what it loves. 
Tell me about despair, yours, and I will tell you mine. 
Meanwhile the world goes on. 
Meanwhile the sun and the clear pebbles of the rain 
are moving across the landscapes, 
over the prairies and the deep trees, 
the mountains and the rivers. 
Meanwhile the wild geese, high in the clean blue air, 
are heading home again. 
Whoever you are, no matter how lonely, 
the world offers itself to your imagination, 
calls to you like the wild geese, harsh and exciting —
over and over announcing your place 
in the family of things.

 

Mary Oliver, "Wild Geese", extrait de Dream Work, The Atlantic Monthly Press, 1986, p. 14. Traduction inédite de Chantal Tanet et Melissa Nickerson.

 

 

 

28/10/2013

Franck André Jamme, au secret

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l'odeur d'Éros

bien sûr

 

l'esprit

 

capable

de revêtir dans l'eau

un corps si singulier

 

et cet attrait

pourtant

pour un étrange sentiment

d'indifférence

 

ou bien d'absence

 

absolument phosphorescent

 

                *

 

les mille reflets encore

dans la pupille

des presque morts

 

le constat

qu'au premier plan

de notre vison

déambulent les phénomènes

d'extrême violence

 

l'envie pourtant

de vous embrasser

constamment

 

Franck André Jamme, au secret, dessins de jan voss,

éditions isabelle sauvage, 2010, p. 44 et 92.

 

 

27/10/2013

Paul Claudel, Connaissance de l'Est

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                                   Octobre

 

   C'est en vain que je vois les arbres toujours verts.

   Qu'une funèbre brume l'ensevelisse, ou que la longue sérénité du ciel l'efface, l'an n'est pas d'un jour moins près du fatal solstice. Ni ce soleil ne me déçoit, ni l'opulence au loin de la contrée ; voici je ne sais quoi de trop calme, un repos tel que le réveil est exclu. Le grillon à peine a commencé son cri qu'il s'arrête ; de peur d'excéder parmi la plénitude qui est seul manque du droit de parler, et l'on dirait que seulement dans la solennelle sécurité de ces campagnes d'or il soit licite de pénétrer d'un pied nu. Non, ceci qui est derrière moi sur l'immense moisson ne jette plus la même lumière, et selon que le chemin m'emmène par la paille, soit qu'ici je tourne le coin d'une mare, soit que je découvre un village, m'éloignant du soleil, je tourne mon visage vers cette lune large et pâle qu'on voit pendant le jour.

      Ce fut au moment de sortir des graves oliviers, où je vis s'ouvrir devant moi la plaine radieuse jusqu'aux barrières de la montagne, que le mot d'introduction me fut communiqué. Ô derniers fruits d'une saison condamnée ! dans cet achèvement du jour, maturité suprême de l'année irrévocable. C'en est fait.

  Les mains impatientes de l'hiver ne viendront point dépouiller la terre avec barbarie. Point de vents qui arrachent, point de coupantes gelées, point d'eaux qui noient. Mais plus tendrement qu'en mai, ou lorsque l'insatiable juin adhère à la source de la vie dans la possession de la douzième heure, le Ciel sourit à la Terre avec un ineffable amour. Voici, comme le cœur qui cède à un conseil continuel, le consentement ; le grain se sépare de l'épi, le fruit quitte l'arbre, la Terre fait petit à petit délaissement à l'invisible solliciteur de tout, la mort desserre une main trop pleine ! Cette parole qu'elle entend maintenant est plus sainte que celle du jour de ses noces, plus profonde, plus tendre, plus riche : C'en est fait ! l'oiseau dort, l'arbre s'endort dans l'ombre qui l'atteint, le soleil au niveau du sol le couvre d'un rayon égal, le jour est fini, l'année est consommée? À la céleste interrogation cette réponse amoureusement C'en est fait est répondue.

 

                                                                        [octobre 1896]

 

Paul Claudel, Connaissance de l'Est [1900], suivi de L'oiseau noir dans le soleil levant [1929], préface de Jacques Petit, Poésie / Gallimard, 1974, p. 66-67.

 

 

26/10/2013

Stéphane Crémer, Compost / composto

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La terre

 

Au sortir d'un rêve à Brasilia j'ai empoigné

la terre, déjà si âcre à mes mains

que leurs paumes m'ont paru des papilles

d'où montait un goût avec son parfum.

 

Quelqu'un est mort bien loin ce matin

et j'ai pensé, en me baissant jusque là

pour l'emporter à mon retour, que je saurais

l'y ensevelir à ma manière en secret.

 

Ainsi — car n'allons pas priver la poésie

de sa logique : ni car ni ainsi ne sont proscrits

du poème, ni aucuns mots pourvu qu'ils s'unissent

en pensée par delà les marges noires du faire-part ! —,

 

ainsi je garde près de moi dans des flacons

comme une épice sur l'étagère de ma cuisine,

ce piment rouge du Brésil dont je sais qu'un jour,

empesé à l'amidon de mon choix, un beau jour

 

nous partagerons la délicieuse peinture mitonnée

qui montrera, aussi bien qu'une Joconde enfin

pour de bon éclipsée de son cadre, ce qu'il reste

de cette disparition : un paysage, et son horizon !

 

Stéphane Crémer, Compost / composto, douze poèmes

traduits dans le portugais du Brésil par Leonardo Lacerda

et Alain Mourot, éditions isabelle sauvage, 2013, p. 42.

 

 

25/10/2013

Marie Borel, Loin

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j'ai choisi dans la mesure où je n'avais pas le choix

je rêve et me souviens et en rêvant j'écris ceci

je prendrai tes doigts endormis je les poserai

en rêvant sur mon cou

les doigts de ceux qu'on aime sont des gouttes de pluie

 

des coquillages en place d'ongles boire l'eau fraîche

en fermant les yeux pour s'isoler

manger des œillets durs comme tes  seins menus

je n'ai pas tourné la tête

mais quelque chose en moi s'est mis à trembler

je t'ai reconnue à ta jambe pensive tes genoux lustrés

ma buveuse de thé

tu t'es inclinée en dansant amoureuse d'un clavecin

au milieu d'un bonheur frêle on entend des ruisseaux

des chiens et des abeilles

tu racontes des histoires des histoires ou bien des rêves

nonchalance & absolut ou aquavit

midi dormait sur les pierres celle que tu connais

depuis une heure a mis sa main sur ton bras nu

 

je songe au peu que tu me donnes

conclus que tu ne m'aimes pas

 

désolation muette des dimanches

je me couche sur ta nuque au-dessus de ce petit os

il fait une saillie

et par le dieu de tes doigts et des espaces entre tes doigts

deux fois je t'ai revue dans des salons

dansant parmi les dorures

nous avons dit quelques mots feints je n'en peux plus

ma bouche est pleine de ta poussière

ensuite il a neigé l'oubli

moi j'imagine ces histoires

et sur mes genoux le chat les écrit

(c'est une chatte)

 

du moment qu'une porte est fermée

les mots prononcés derrière doivent y rester

 

 

Marie Borel, Loin, éditions de l'Attente, 2013, p. 100-101.

24/10/2013

Daniel Pozner, Trois mots

Daniel Pozner, Trois mots, jeu, répétition

[...]

Nuages déchiffrés nus

Journaux déchirés mots

Les mêmes jamais

Les mêmes phrases

Délicieux sens doublés

 

C'est montage

Nuages déchiffrés nus

Dérangés déplacés in-

Attendue journée enfance

Incertaine mobile — coupez !

 

Souffle court regard

C'est montage

Regard avant amère

Piétine apprend à

Marcher tôt chute

 

Coup d'épaule

Souffle court regard

Pas de panique

L'amour langueye

Eaux roses — vagues ?

 

Hasard — d'un

Coup d'épaule

Les dés lancés

Dés bègues débiffés

Toujours neufs (enfumés)

 

Si parenthèse nous

Hasard d'un

Rouge instant renouvelé

Comme ça reste

Ouverte (et langue)

[...]

 

Daniel Pozner, Trois mots, Le bleu

 

du ciel, 2013, p. 11-15.

23/10/2013

Serge Essénine (1905-1925), La chanson du pain

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                       La chanson du pain

 

La voici, l'austère atrocité

Ou tout le sens est : « Souffrances pour les gens ! »

La faucille coupe au cou les épis pesants,

De même que sous la gorge els cygnes sont étranglés,

 

Nos campagnes, et leur mois d'août de tremblements

Dans l'aube, on les connaît depuis longtemps.

Les gerbes, on tricote dans la paille leur pansement

Et chacune est cadavre jaune gisant.

 

Sur des chariots semblables à des catafalques

On les porte au mortuaire caveau des granges.

Braillant sur sa jument, le cocher, tel un diacre,

Respecte la classe de l'enterrement.

 

Lors, sans rien de méchant, précautionneusement,

Au long du sol on les prosterne, tête après tête ;

Puis avec des fléaux on va chassant

Leurs os maigrelets hors leur chair maigrelette.

 

À nul homme il ne vient à la tête

Que cette paille, elle aussi, est de la chair ;

Au moulin, ce mangeur de chair,

On livre en pleines dents ces os à broyer.

 

Avec l'être vivant broyé on fait une pâte,

On en pétrit un tas de choses délicates.

Et, blondâtre, un poison dépose les œufs du Mal

Dans le broc de l'estomac.

 

Tous les coups de faucille sur la cuisson sont coloris.

Dans le suc de la mie toute la bestialité des moissonneurs.

Qui mange de cette chair, le froment

Dans le meules de ses intestins est empoisonnement.

 

Le printemps qui siffle en ce pays,

C'est le tueur, le charlatan, le bandit,

Et cela parce que els épis appesantis

Par la faux sont coupés comme est coupée la gorge des cygnes.

 

 

Serge Essénine, dans Quatre poètes russes, V. Maïakovsky, B. Pasternak, A. Blok, S. Essénine, édition bilingue, texte présenté et traduit par Armand Robin, éditions du Seuil, 1949, p. 87 et 89.

22/10/2013

Guennadi Aïgui (1934-2006), Maison — dans la forêt du monde

Guehhadi Aïgui,  Maison — dans la forêt du monde, enfant, femme, lumière

         Maison — dans la forêt du monde

 

 

la maison — ou le monde

où je descendais à la cave

quand le jour était blanc — et moi

cherchant le lait — cela se maintenait longtemps

descendant avec moi : c'était

un fleuve-jour : dès lors qu'afflue

une lumière de plus en plus vaste

transvasée dans le monde :

j'étais d'un événement créateur

à l'âge

des créations premières —

 

la cave — il y a longtemps — c'était simple et durable

 

la forêt blanche dans la brume

et cette

enfant portant la cruche — ces yeux étaient un univers — le ciel alors chantait de toute vastitude — comme un chant bien à elles

répandent sur le monde

les femmes — par la simple irradiance du passage

de leur blancheur — dans l'élargissement

du champ où je commençais voix —

être — univers-enfant :

— je fus — cela chanta et fut

 

                                                                                    1987

 

 

Guennadi Aïgui, Hors commerce Aïgui, textes réunis et traduits par André Markowicz, Le Nouveau Commerce, 1993, p. 120-121.

21/10/2013

Pouchkine, Un roman par lettres

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                           Un roman par lettres

 

I. Liza à Sacha

                                                            Pavlovskolé.

 

   Tu as sûrement été étonnée, chère Sachenka, de mon départ inopiné pour la campagne. Je me hâte de tout t'expliquer franchement. Mon état de dépendance m'a toujours été pénible. Il est bien vrai qu'Eudoxie Andréievna m'a élevée sans faire de différence entre sa nièce et moi. Mais j'étais tout de même dans sa maison une pupille, et tu ne peux pas imaginer combien de petites amertumes sont inséparables de cette condition. J'ai dû beaucoup endurer, beaucoup céder, beaucoup fermer les yeux alors que mon amour-propre notait assidûment la moindre marque de considération. Il n'était pas jusqu'à mon égalité avec la jeune princesse qui ne me fût à charge. Quand nous paraissions au bal habillées de la même manière, j'étais contrariée de la voir sans bijoux. Je sentais que si elle n'en portait pas, c'était uniquement pour ne pas se distinguer de moi, et cette attention même me froissait. Supposerait-on donc, me disais-je, qu'il y ait en moi de l'envie, ou je ne sais quoi de semblable à une aussi puérile mesquinerie ? L'attitude des hommes à mon égard, si respectueuse qu'elle fût, piquait à chaque instant mon amour-propre. Leur froideur ou leur gentillesse, tout me paraissait manque d'égards. En un mot j'étais la créature la plus malheureuse, et mon cœur, tendre de nature, s'endurcissait d'heure en heure. As-tu remarqué que toutes les jeunes filles vouées à la condition de pupilles, de parentes éloignées, de demoiselles de compagnie et ainsi de suite, sont d'ordinaire de viles servantes, ou d'insupportables toquées ? Ces dernières, je les respecte et les excuse de tout cœur.

[...] 

 

Alexandre Pouchkine, Un roman par lettres, traduction G. Aucouturier, dans Pouchkine, Griboïèdov, Lermontov, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1973, p. 233-234.

18/10/2013

Daniil Harms (1905-1942), Œuvres en prose et en vers

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   On m'appelle le capucin. Pour ça j'arracherai les oreilles à qui de droit, mais en attendant la gloire de Jean-Jacques Rousseau ne me laisse pas en paix. Pourquoi savait-il tout ? Et comment langer les bébés et comment marier les filles ! Moi aussi j'aimerais comme lui tout savoir. Je sais d'ailleurs déjà tout, mais je ne suis pas sûr de ce que je sais. À propos des enfants je sais pertinemment qu'il ne faut pas les langer, mais les exterminer. Pour ce faire, j'aurais construit en ville une fosse centrale où je les aurais jetés. Et pour que la puanteur de la putréfaction ne monte pas de la fosse, on peut la recouvrir de chaux vive chaque semaine. Dans cette même fosse j'aurais précipité tous les bergers allemands. Maintenant, à propos du mariage des filles. C'est à mon sens encore plus simple. J'aurais préparé une salle commune où, disons, une fois par mois tous les jeunes se seraient réunis. Tous de 17 à 35 ans, doivent se mettre nus et parcourir la salle. Si quelqu'un plaît à quelque autre, le couple se retire dans un coin et s'y examine alors en détail. J'ai oublié de dire que chacun doit porter à son cou une carte avec son nom, son prénom et son adresse. Après, on peut écrire une lettre à la personne qu'on a trouvée à son goût et faire plus ample connaissance. Si un vieux ou une vieille se mêle de ces affaires, je propose de les tuer d'un coup de hache et de les traîner là où l'on traîne les enfants, dans la fosse centrale.

   J'écrirais bien encore sur les connaissances que je possède en moi, mais je dois malheureusement aller chercher du gris au bureau de tabac. Quand je sors dans la rue j'emmène toujours avec  moi un gros bâton noueux. Je le prends pour en frapper les enfants qui me tombent sous la main. C'est sans doute pour ça qu'on m'a surnommé le capucin. Mais attendez salauds, je vous écorcherai en plus les oreilles !

 

 

Daniil Harms, Œuvres en prose et en vers, traduit du russe et annoté par Yvan Mignot, Verdier, 2005, p. 785-786.