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18/11/2013

Aragon, La Grande Gaîté

Aragon, La Grande Gaîté , souvenir, dialogue, miroir

Poème à crier dans les ruines

 

Tous deux crachons tous deux

Sur ce que nous avons aimé

Sur ce que nous avons aimé tous deux

Si tu veux car ceci tous deux

Est bien un air de valse et j'imagine

Ce qui passe entre nous de sombre et d'inégalable

Comme un dialogue de miroirs abandonnés

À la consigne quelque part Foligno peut-être

Ou l'Auvergne la Bourboule

Certains noms sont chargés d'un tonnerre lointain

Veux-tu crachons tous deux sur ces pays immenses

Où se promènent de petites automobiles de louage

Veux-tu car il faut que quelque chose encore

Quelque chose

Nous réunisse veux-tu crachons

Tous deux c'est une valse

Une espèce de sanglot commode

Crachons crachons de petites automobiles

Crachons c'est la consigne

Une valse de miroirs

Un dialogue nulle part

Écoute ces pays immenses où le vent

Pleure sur ce que nous avons aimé

L'un d'eux est un cheval qui s'accoude à la terre

L'autre un mort agitant un linge l'autre

La trace de tes pas Je me souviens d'un village désert

À l'épaule d'une montagne brûlée

Je me souviens de ton épaule

Je me souviens de ton coude

Je me souviens de ton linge

Je me souviens de tes pas

Je me souviens d'une ville où il n'y a pas de cheval

Je me souviens de ton regard qui a brûlé

Mon cœur désert un mort Mazeppa qu'un cheval

Emporta devant moi comme ce jour dans la montagne

L'ivresse précipitait ma course à travers les chênes martyrs

Qui saignaient prophétiquement tandis

Que le jour faiblissait sur des camions bleus

Je me souviens de tant de choses

De tant de soirs

De tant de chambres

De tant de marches

De tant de colères

De tant de haltes dans des lieux nuls

Où s'éveillait pourtant l'esprit du mystère pareil

Au cri d'un enfant aveugle dans une gare frontière

Je me souviens

 

[...]

 

Aragon, La Grande Gaîté (1929), dans Œuvres poétiques complètes I,

édition dirigée par Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade,

Gallimard, 2007, p. 446-447.

17/11/2013

Gertrude Stein, Lève bas-ventre

Francis Picabia, 1937.JPG

                           Gertrude Stein par Francis Picabia 

II.

 

Baise mes lèvres. Elle les a baisées.

Baise mes lèvres à nouveau. Elle les a baisées à nouveau.

Baise mes lèvres encore et encore et encore à nouveau et elle les a     [baisées encore et encore et en corps à nous vaut.

J'ai des plumes.

De grands poissons.

Penses-tu à des abricots. Nous les trouvons très beaux. Ce n'est pas [seulement leur couleur c'est leur noyau qui nous charme. Nous y [trouvons une différence.

Lève bas-ventre est si étrange.

Je suis venue pour en parler.

Un choix de raisins secs bon leurs raisins les raisins sont bons.

Différence ton nom.

Questionne et jardine.

Il pleut. N'en parle pas.

Mon bébé est chou tout rose. Je veux lui dire une chose.

Chandelles de cire. Nous avons acheté beau cou beaucoup de [chandelles de cire. Certaines sont décorée. Personne ne les a [allumées.

Je ne fais pas mention des roses.

Exactement.

Questionne et beurre.

Je trouve le beurre très bon.

L'Éve bas-ventre est si douce.

Lève bas-ventre grassement.

N'est-ce pas que cela t'étonne.

Tu me désirais intensément.

Dis-le à nouveau.

Fraise.

Lève transporte bas-ventre.

Lève douceur bas-ventre.

Chante jusqu'à moi dis-je.

Certaines sont des épouses pas des héros.

Lève bas-ventre simplement.

Chante jusqu'à moi dis-je.

Lève bas-ventre. Un réfléchi.

[...]

 

Gertrude Stein, Lève bas-ventre, traduction de Christophe

Lamiot Enos, éditions Corti, 2013, p. 28-29.

 

 

 

 

 

 

16/11/2013

Antonin Artaud, LesTarahumaras

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                   Le rite du Peyotl chez les Tarahumaras

 

   Comme je l'ai déjà dit ce sont les prêtres du Tutuguri qui m'ont ouvert la route de Ciguri comme quelques jours auparavant le Maître de toutes les choses m'avait ouvert la route du Tutuguri. Le Maître de toutes les choses est celui qui commande aux relations extérieures entre les hommes : l' amitié, la pitié, l'aumône, la fidélité, la piété, la générosité, le travail. Son pouvoir s'arrête à la porte de ce qu'ici en Europe nous entendons par métaphysique ou théologie, mais il va beaucoup plus loin dans le domaine de la conscience interne que celui de n'importe quel chef politique européen. Nul au Mexique ne peut être initié, c'est-à-dire recevoir l'onction des prêtres du soleil et la frappe immersive et réagrégatrice de ceux du Ciguri, qui est un rite d'anéantissement, s'il n'a été auparavant touché par le glaive du vieux chef Indien qui commande à la paix et à la guerre, à la Justice, au Mariage et à l'Amour. Il a, paraît-il, en mains les forces qui commandent au hommes de s'aimer ou qui les affolent, alors que les prêtres du Tutuguri font se lever avec leur bouche l'Esprit qui les produit et les dispose dans l'Infini où il faut que l'Âme les cueille et les reclasse dans son moi. L'action des prêtres du Soleil cerne toute l'âme et s'arrête aux limites du moi personnel où le Maitre de toutes les choses vient en cueillir le retentissement. Et c'est là que le vieux chef mexicain m'a frappé afin de m'ouvrir de nouveau la conscience, car pour comprendre le Soleil j'étais mal né ; et puis c'est l'ordre hiérarchique des choses qui veut qu'après être passé par le TOUT, c'est-à-dire le multiple, qui est les choses, on en revienne au simple de l'un, qui est le Tutuguri ou le Soleil, pour ensuite se dissoudre et ressusciter par le moyen de cette opération de réassimilation ténébreuse qui est comprise dans le Ciguri, comme un Mythe de reprise, puis d'extermination, et enfin de résolution dans le crible de l'expropriation suprême, ainsi que ne cessent de le crier et de l'affirmer leurs prêtres dans leur Danse de toute la Nuit. Car elle occupe la nuit entière, du couchant à l'aurore, mais elle prend toute la nuit et la ramasse comme on prend tout le jus d'un fruit jusqu'à la source de la vie. Et l'extirpation de propriétés va jusqu'à dieu et l'outrepasse ; car dieu, et surtout dieu, ne peut prendre ce qui dans le moi est authentiquement le soi-même si fort que celui-ci ait l'imbécillité de s'abandonner.

 

 

Antonin Artaud, LesTarahumaras, L'Arbalète, 1963, p. 9-10.

15/11/2013

Philippe Beck, Chants populaires

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Chaque poème ou chant populaire s'inspire ici d'un conte "noté" par les Grimm. (Avertissement, p. 7)

 

27. Technique

 

La force de l'homme est le point.

Celui-là sur le banc

fut un homme.

Celui-ci sur le banc continue.

Il devient ce qu'il est.

Qui est un homme ?

Bête se demande. Elle dit parfois : « Voilà un homme ».

Ou : « Voici »

Elle va sur lui. Droit devant.

Il prend un bâton et souffle dans le dur.

Il souffle autour.

Les braises sont

au visage de la bête.

Des pierres qui brillent.

Des pierres combatives.

Comme foudre mariée à grêle.

Bête sent qu'il y a une idée

dans le souffle. L cause

étonnement.

Et l'arrêt en plein vol.

En plein air.

Bête allée à Technicité.

En passant.

Elle vient bouche ouverte et tombée

(coquillage)

pays de violence et d'invention.

Silence et inauguration

dans la bête.

Avant les jeux.

Elle commence la vertu commune.

Et les tissus de vertu.

 

D'après « Le Loup et l'Homme »

 

Philippe Beck, Chants populaires, Flammarion,

2007, p. 85-86.

 

 

 

 

 

14/11/2013

Philippe Beck, Élégies Hé

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46

à Yves di Manno

 

Les soupirs vigoureux

sont pleins d'idéalités refusées.

Comédier, c'est-à-dire pleurer

et raisonner,

permet l'élégie qui apprend.

À moitié tragédier et élégier,

ou lier les deux verbes

par l'observation des cris idéalisés,

c'est-à-dire enseigner.

Double satirisation

de l'élan idyllique.

Satirisation mouillée,

et s. bien séchée ensuite.

Alors, les personnages romantiques,

les p.,

sont des éventails au soleil.

L'air est plein de Cendre de la Dispersion.

Nous la respirons.

Les signes d'âpreté sont dans le front.

Bise vérifie

le camaïeu délicieux.

 

Philippe Beck, Élégies Hé, Théâtre typographique,

 

2005, p. 60.

13/11/2013

Philippe Beck, Poésies didactiques

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 27. Recension

 

La recension

qui est un acte de courage

involontaire souvent

est un complément du livre

qui est un acte etc.

Beaucoup d'ouvrages

n'ont pas besoin d'articles ;

mais il faut qu'ils apparaissent

dans la société civile. On les

diffuse.

Ils contiennent déjà

la recension,

et les notes, cachées

visibles, ou

gigognes,

raisonnent

serrées, des ostentations.

Elles renferment (ouvrent

au dedans de la bouche

qui ne peut pas se taire)

des expériences

que résume la littérature.

Car l'expérience

a envie d'un ton.

Les recensions devraient

avoir toujours un ton.

(Un flambeau de mélèze

a ses recensions

pareil.)

Le ton est atmosphérique.

Au soleil.

 

Philippe Beck, Poésies didactiques, Théâtre

typographique, 2001, p. 84.

12/11/2013

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

 

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          Pour un art poétique

 

Prenez un mot prenez-en deux

faites les cuir (1) comme des œufs

prenez un petit bot de sens

puis un grand morceau d'innocence

faites chauffer à petit feu

au petit feu de la technique

versez la sauce énigmatique

saupoudrez de quelques étoiles

poivrez et puis mettez les voiles

 

où voulez-vous en venir ?

À écrire

Vraiment ? à écrire ?

 

(1) "cuir" pour le compte des syllabes

 

                     *

 

                 Encore l'art po

 

C'est mon po — c'est mon po — mon poème

Que je veux — que je veux — éditer

Ah je l'ai  — ah je l'ai — ah je l'aime

Mon popo — mon popo — mon pommier

 

Oui mon po — oui mon po — mon poème

C'est à pro — c'est à propos — d'un pommier

Car je l'ai — car je l'ai — car je l'aime

Mon popo — mon popo — mon pommier

 

Il donn' des — il donn' des — des poèmes

Mon popo — mon popo — mon pommier

C'est pour ça — c'est pour ça — que je l'aime

La popo— la popomme — au pommier

 

Je la sucre — et j'y mets — de la crème

Sur la po — la popomme — au pommier

Et ça vaut — ça vaut bien — le poème

Que je vais — que je vais — éditer

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,

dans Œuvres complètes I, édition établie par

Claude Debon, Bibliothèque de la Pléiade,

 

Gallimard, 1989, p. 270-271.

11/11/2013

Raymond Queneau, Le chien à la mandoline — L'instant fatal

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      Les dimanches haïs favorisent

                   la poésie

 

Que faire en ce jour plein de nuages ?

Le marché aux puces est si loin

Je pourrais essayer la nage

Et m'aller coucher dans le foin

 

Cécile a mis ses grands gants noirs

Pour se rendre à la messe noire

Adolphe a mis ses souliers blancs

Pour monter sur l'éléphant blanc

 

Que faire en ce jour plein de nuages ?

La mairie est sans doute fermée

On se promène plein de rage

Sur le boulevard encombré

 

Madeleine a vu dans un coin

Une réserve de bananes

Elle s'empiffre à rendre l'âme

Onésiphore est son copain

 

Que faire en ce jour plein de nuages ?

Écrire un poème peut-être

Cela présente l'avantage

De cultiver les belles-lettres

 

                      *

 

              Tant de sueur humaine

 

Tant de sueur humaine

tant de sang gâté

tant de mains usées

tant de chaînes

tant de dents brisées

tant de haines

tant d'yeux éberlués

tant de faridondaines

tant de turlutaines

tant de curés

tant de guerres et tant de paix

tant de diplomates et tant de capitaines

tant de rois et tant de reines

tant d'as et tant de valets

tant de pleurs tant de regrets

tant de malheurs et tant de peines

tant de vies à perdre haleine

tant de roues et tant de gibets

tant de supplices délectés

tant de roues et tant de gibets

tant de vies à perdre haleine

tant de malheurs et tant de peines

tant de pleurs tant de regrets

tans d'as et tant de valets

tant de rois et tant de reines

tant de diplomates et tant de capitaines

tant de guerres et tant de paix

tant de curés

tant de turlutaines

 tant de faridondaines

tant d'yeux éberlués

tant de haines

tant de dents brisées

tant de chaînes

tant de mains usées

tans de sang gâté

tant de sueur humaine

 

Raymond Queneau, Œuvres complètes I, édition

établie par Claude Debon, Bibliothèque de la

Pléiade, Gallimard, 1989, p. 271(Le chien

à la mandoline), 136-137 (L'instant fatal).

 

     

10/11/2013

Paul Éluard, La rose publique

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               Passer le temps

 

Un enfant grimpe à l'homme

Qui dit jeune dit seul

Comme une page blanche

Puisque tout a la forme de la nouveauté

Un enfant retentit du cri commun aux solitaires

Engagés douloureusement

Sur de longues artères d'ombre

 

Il prend soin de crier

Mais son œil est pareil à cette bouche de froid

                       [qu'on n'entend pas exploser

Pareil à cette bombe de larmes qu'on ne voit

                        [pas couler

 

Pluie espérée pluie en puissance

Grande pluie meurtrière

Des blés cassants comme des cruches

Sur mes colères

 

J'ignore toujours mon destin

 

Fillette aux seins de soie

Ai-je vieilli

Midi minuit

je m'endors je m'éveille

En caressant tout doucement

Une bonne loutre vertueuse

Qui résiste à tous les poisons.

 

Paul Éluard, La rose publique, dans Œuvres I, édition

établie et annotée par Marcelle Dumas et Lucien

Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968,

p. 434-435.

 

 

 

09/11/2013

Robert Desnos, Sirène Anémone, dans Domaine public

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          Sirène Anémone

 

Qui donc pourrait me voir

Moi la flamme étrangère

L'anémone du soir

Fleurit sous mes fougères

 

Ô fougères mes mains

Hors l'armure brisée

Sur le bord des chemins

En ordre sont dressées

 

Et la nuit s'exagère

Au brasier de la rouille

Tandis que les fougères

Vont aux écrins de houille

 

L'anémone des cieux

Fleurit sur mes parterres

Fleurit encore aux yeux

À l'ombre des paupières

 

Anémone des nuits

Qui plonge ses racines

Dans l'eau creuse des puits

Aux ténèbres des mines

 

Poseraient-ils leurs pieds

Sur le chemin sonore

Où se niche l'acier

Aux ailes de phosphore

 

Verraient-ils les mineurs

Constellés d'anthracite

Paraître l'astre en fleur

Dans un ciel en faillite

 

En cet astre qui luit

S'incarne la sirène

L'anémone des nuits

Fleurit sur son domaine

 

Alors que s'ébranlaient avec des cris d'orage

Les puissances Vertige au verger des éclairs

La sirène dardée à la proue d'un sillage

Vers la lune chanta la romance de fer

[...]

Robert Desnos, Sirène Anémone, dans Domaine public,

 

"Le Point du jour", Gallimard, 1953, p. 155-156.

08/11/2013

Albert Camus, Carnets I, mars 1935-février 1942

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mars 1936

   Si le temps coule si vite, c'est qu'on n'y répand pas de points de repères. Ainsi de la lune au zénith et à l'horizon. C'est pourquoi ces années de jeunesse sont si longues parce que si pleines, années de vieillesse si courtes parce que déjà constituées. Remarquer par exemple qu'il est presque impossible de regarder une aiguille tourner cinq minutes sur un cadran tant la chose est longue et exaspérante.

 

 mai 1936

  Et les voilà qui meuglent : je suis immoraliste.

   Traduction : j'ai besoin de me donner une morale. Avoue-le donc, imbécile. Moi aussi.

 

   Intellectuel ? Oui. Et ne jamais renier. Intellectuel = celui qui se dédouble. Ça me plaît. Je suis content d'être les deux. "Si ça peut s'unir ?" Question pratique. Il faut s'y mettre. "Je méprise l'intelligence" signifie en réalité : je ne peux supporter mes doutes".

 

avril 1937

   Le besoin d'avoir raison, marque d'esprit vulgaire.

 

juin 1937

   Combat tragique du monde souffrant. Futilité du problème de l'immortalité. Ce qui nous intéresse, c'est notre destinée, oui. Mais non pas "après, "avant".

 

 

Albert Camus, Carnets I, mai 1935-février 1942, Folio / Gallimard, 2013 [1962], p. 24, 33, 33, 39, 43.

07/11/2013

Thomas Bernhard, "Retrouvailles", dans Goethe se mheurt [sic]

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   (...) Tant que nous avons vécu chez nos parents, nous étions en réalité enfermés dans deux cachots, et lorsque l'un de nous croyait être enfermé dans le cachot le plus terrible des deux, l'autre avait tôt fait de le détromper en rapportant que le sien était bien plus terrible. Les maisons familiales sont toujours des cachots, rares sont ceux qui parviennent à s'en évader, lui dis-je, la majorité, c'est-à-dire quelque chose comme quatre-vingt-dix-huit pour cent, je pense, reste enfermée à vie dans ce cachot, où elle est minée jusqu'à l'anéantissement, jusqu'à mourir entre ses murs. Mais moi, je me suis évadé, lui dis-je, à l'âge de seize ans je me suis évadé de ce cachot, et depuis je suis en fuite. Ses parents m'avaient toujours prouvé à quel point les parents peuvent être cruels, tandis que, réciproquement, les miens lui avaient toujours prouvé à quel point les parents peuvent être atroces. Lorsque nous nous retrouvions à mi-chemin entre nos maisons parentales, lui dis-je, sur le banc à l'ombre de l'if, je ne sais plus si tu t'en souviens, nous parlions chaque fois de nos cachots familiaux et de l'impossibilité d'y échapper, nous échafaudions des plans, uniquement pour les rejeter aussitôt comme totalement chimériques, sans cesse nous évoquions le renforcement continu du mécanisme répressif de nos parents, contre lequel il n'y avait aucun remède.

 

 

 

 [...]

 

                                      Thomas Bernhard, "Retrouvailles", dans Goethe se meurt, récits,                                traduit de l'allemand par Daniel Mirsky, Gallimard, p. 11-13.

06/11/2013

Emmanuel Laugier, ltmw

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XX

La douceur du voir est allongement

aux bras que tu passes

rien ne s'ajoute

le ça le calme de la citerne

le velours des feuilles du plaqueminier

n'y sont que subalterne idée de repos

 

                          *

XXI

letters to my wife virevoltent

sur un torse nu

de quelques branches basses consolées

 

                           *

XXII

émi en contre-plongée fait son cinéma

en plans rapprochés

doucement sa tête tourne

léger est l'ovale qui perce ses lèvres

dans le presque abandon

et si je me laisse voir

autant que elle me serre

entre ses jambes hautes

ne cesse de jouer satie pour nous qui passons

 

                            *

XXIII

je reviens aux lèvres d'émi

descriptif pas imaginable de l'enchanteur

elle regarde bras ouverts en v

mais que me dit-elle vraiment : de ses deux lèvres

ouvertes l'à peine sourire

ne parle pas

ainsi le ravin d'herbe verte se couche

il faut courir avant tout et rouler dans le revoir

d'un « verbe à cheval »

 

 

Emmanuel Laugier, ltmw, NOUS, 2013, p. 28-31.

05/11/2013

Christine Caillon, Kikie Crêvecœur, Autobiographie en arbres

 

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                                                 Bernini, Apollon et Daphné


il y a la taille mince du cyprès

les glands du chêne

noirs

gommeux

la peau de Daphné avant le laurier

 

me paradis perdu — paraît-il —

un jardin

 

il y a la fleur de grenadier

la gouge rouge

qui éclate et défigure comme

un vœu —

on peut toujours rêver

 

il y a le grenadier — toujours lui

comme un champ de coquelicots

en plein ciel

 

mais la pointe assassine

 

par-delà le bois de promesse

j'entends les bancs les charpentes,

les feuilles, ma feuille — les forêts d'allées de bois

 

il y a la pierre pour soulever le sol — voir

sentir — griffer —

entailler l'arbre

pour faire du temps autre chose que du vent

 

l'idée d'arbre commence par la forme

pour la comprendre

il faut la couvrir d'empreintes, la sentir,

le nez à la place des mains

il faut humer son regard

c'est la seule façon

 

jusqu'où sommes nous capables de ne pas

voir

 

Christine Caillon, Kikie Crêvecœur, Autobiographie

en arbres, préface de Jean-Louis Giovannoni, La

Pierre d'Alun, 2013, p. 13-14.

 

 

04/11/2013

Henri Michaux, Connaissance par les gouffres

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                 I. Comment agissent les drogues

 

                                                      Les drogues nous ennuient avec leur paradis.

                                                      Qu'elles nous donnent plutôt un peu de savoir.

                                                       Nous ne sommes pas un siècle à paradis.

 

   Toute drogue modifie vos appuis. L'appui que vous preniez sur vos sens, l'appui que vos sens prenaient sur le monde, l'appui que vous preniez sur votre impression générale. Ils cèdent. Une vaste redistribution de la sensibilité se fait, qui rend tut bizarre, une complexe, continuelle redistribution de la sensibilité. Vous sentez moins ici et davantage là. Où «  ici» ? Où « là » ? Dans des dizaines d'« ici», dans des dizaines de « là », que vous ne vous connaissiez pas, que vous ne reconnaissez pas. Zones obscures qui étaient claires. Zones légères qui étaient lourdes. Ce n'est plus à vous que vous aboutissez, et la réalité, les objets mêmes, perdent leur asse et leur raideur, cessent d'opposer une résistance sérieuse à l'omniprésente mobilité transformatrice.

   Des abandons paraissent, de petits (la drogue vous chatouille d'abandons), de grands aussi. Certains s'y plaisent. Paradis, c'est-à-dire abandon. Vous subissez de multiples, de différentes invitations à lâcher... Voilà ce que les drogues fortes ont en commun et aussi que c'est toujours le cerveau qui prend les coups, qui observe ses coulisses, ses ficelles, qui joue petit et grand jeu, et qui, ensuite, prend du recul, un singulier recul.

 

 

Henri Michaux, Connaissance par les gouffres (1967), dans Œvvres poétiques, III, édition établie par Raymond Bellour et Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 3.