13/05/2025
Jean Gent, L'Ennemi déclaré
(…) les Guaranis chantent et dansent et les larmes me montent aux yeux. Peut-être sont-elles amenées par la grande tristesse de leurs chants — les plus joyeux sont encore désespérés — qui disent l’esclavage ou plutôt d’où suinte la misère d’une race, et par le mode désolé des danses qui sont lentes, courbant l’échine lourde, sans cesse tirées vers une terre à la fois ingrate et consolante, dont on éprouve l’inexorable rappel, le terrible pouvoir d’attraction. J’ai entendu des chants plus tristes : j’étais de bronze. Que se passe-t-il ? L’exceptionnelle qualité des Guaranis se mesure donc à ceci : qu’ils appellent réflexion, non sur eux-mêmes, mais sur les exigences de la poésie dont le thème essentiel et l’amour et la mort. Nos acteurs d’Occident — on dit même nos artistes ! — et le plus doués d’entre eux — réussissent à nous toucher quand par bonheur — par hasard ! — ils nous restituent une anecdote utilisant l’un de ces thèmes, ou l’un et l’autre. Notre émotion alors a quelque chose d’étriqué…
Jean Genet, Faites connaissance avec les Guaranis, dans L’Ennemi déclaré, Notes et entretiens, Gallimard, 1991, p. 119.
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11/05/2025
Jean Genet, Ce qui reste d'un Rembrandt...
C’est seulement ces sortes de vérités, celles qui ne sont pas démontrables et même qui sont « fausses », celles que l’on ne peut conduire jusqu’) leur extrémité qans aller à la négation d’elles et de soi, c’est celles-là qui doivent être exaltées par l’œuvre d’art. Elles n’auront jamais la chance ni la malchance d’être un jour appliquées. Qu’elles vivent par le chant qu’elles sont devenues et qu’elles suscitent.
Jean Genet, Ce qui reste d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers et foutu aux chiottes, dans Œuvres complètes, IV, Gallimard, 1968, p.21.
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10/05/2025
Jean Genet, L'étrange mot d'...
Dès le début de l’événement théâtral, le temps qui va s’écouler n’appartient à aucun calendrier répertorié. Il échappe à l’ère chrétienne comme à l’ère révolutionnaire. Même si le temps historique — je veux dire le temps qui s’écoule à partir d’un événement mythique et controversé que l’on dit Avènement — ne disparaît pas complètement de la conscience des spectateurs, un autre temps, que chaque spectateur vit pleinement, s’écoule alors, et n’ayant ni commencement ni fin, il fait sauter les conventions historiques nécessitées par la vie sociale, du coup il fait sauter aussi les conventions sociales et ce n’est pas au profit de n’importe quel désordre mais à celui d’une libération — l’événement dramatique étant suspendu, hors du temps historiquement compté, sur son propre temps historique —, c’est au profit d’une libération vertigineuse.
Jean Genet, L’étrange mot d’…, dans Œuvres complètes, IV, Gallimard, 1968, p. 10.
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09/05/2025
Jean Genet, Le Funambule
La Mort — la Mort dont je te parle — n’est pas celle qui suivra ta chute, mais celle qui précède ton apparition sur le fil. C’est avant de l’escalader que tu meurs. Celui qui dansera sera mort — décidé à toutes les beautés, capable de toutes. Quand tu apparaîtras, une pâleur — non, je ne parle pas de la peur, mais de son contraire, d’une audace invincible — une pâleur va te recouvrir. Malgré ton fard et tes paillettes tu seras blême, ton âme livide. C’est alors que ta précision sera parfaite. Plus rien ne te rattachant au sol tu pourras dansser sans tomber. Mais veille de mourir avant d’apparaître, et qu’un mort danse sur le fil.
Jean Genet, Le Funambule, dans Œuvres complètes, V, Gallimard, 1979, p. 12.
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08/05/2025
Jean Genet, L'Atelier d'Alberto Giacometti
C’est l’œuvre de Giacometti qui me rend notre univers encore plus insupportable, tant il semble que cet artiste ait su écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l’homme quand tous les faux-semblants seront enlevés. Mais à Giacometti aussi peut-être fallait-il cette inhumaine condition qui nous est imposée, pour que sa nostalgie en devienne si grande qu’elle lui donnerait la force de réussir dans sa recherche. Quoi qu’il en soit toute son œuvre me paraît être cette recherche, que j’ai dite, portant non seulement sur l’homme mais aussi sur n’importe lequel sur le plus banal des objets. Et quand il a réussi à défaire l’objet ou l’être choisi de ses faux-semblants utilitaires, l’image qu’il nous en donne est magnifique.
Jean Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, dans Œuvres complètes, V, Gallimard, 1979, p. 41-42.
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07/05/2025
Jean Genet, Un Captif amoureux
Passons sur le fait très connu que la mémoire est incertaine. Sans malice elle modifie les événements, oublie les dates, impose sa chronologie, elle oublie ou transforme le présent qui écrit ou récite. Elle magnifie ce qui fut quelconque : il est plus intéressant pour quelqu’un d’avoir été le témoin d’événements rares, jamais rapportés. Qui connut un fait singulier unique, participe de cette singularité d’exception. Tous mémorialiste voudrait aussi demeurer fidèle à son choix initial. Avoir été si loin pour s’apercevoir que derrière le ligne d’horizon la banalité est celle d’ici ! Le mémorialiste veut dire ce que personne n’a vu dans cette banalité. Car nous sommes avantageux, nous avons donc avantage à laisser croire que notre voyage d’hier valait ce que nous écrivons cette nuit.
Jean Genet, Un Captif zamoureux, Gallimard, 1986, p. 59.
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27/11/2024
Jean Genet, Le condamné à mort
Camilla Meyer était une Allemande. Quand je la vis, elle avait peut-être quarante ans. À Marseille elle avait dressé son. fil à trente mètres au-dessus des pavés, dans la cour du Vieux-Port. C’était la nuit. Des projecteurs éclairaient ce fil horizontal haut de trente mètres. Pour l’atteindre, elle cheminait sur un fil oblique de deux cents mètres qui partait du sol. Arrivée à mi-chemin sur cette pente, pour se reposer elle mettait un genou sur le fil, et portait sur sa cuisse la perche-balancier. Son fils (il avait peut-être seize ans) qui l’attendait sur une petite plate-forme, apportait au milieu du fil une chaise, et Camilla Meyer qui venait de l’autre extrémité, arrivait sur le fil horizontal. Elle prenait cette chaise, qui ne reposait que par deux de ses pieds sur le fil, et elle s’y asseyait. Seule. Elle en descendait, seule… En bas, sous elle, toutes les têtes s’étaient baisses, les mains cachaient les yeux. Ainsi le public refusait cette politesse à l’acrobate : faire l’effort de la fixer quand elle frôle la mort.
Jean Genet, Le funambule, dans Le condamné à mort, L’Arbalète, 1966, p. 147
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26/11/2024
Jean Genet, Le Pêcheur du Suquet
[…]
Tu veux pêcher à la fonte des neiges
Dans mes étangs de bagues retenus
Ah dans mes beaux yeux plonger tes bras nus
Que d’acier noir deux rangs de cils protègent
Sous un ciel d’orage et de hauts sapins
Pêcheur mouillé couvert d’écailles blondes
Dans tes yeux mes doigts d’osier mes pâles mains
Voient les poissons les plus tristes du monde
Fuir, de la rive où j’émiette mon pain.
[…]
Jean Genet, Le pêcheur du Suquet, dans Le condamné
à mort, L’Arbalète, 1966, p. 93.
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06/10/2022
Jean Gente, Le voleur
Le voleur
Vous êtes hypocrite immortelle écuyère
En robe d’organdi sur un cheval blond !
En pétales perdus vos beaux doigts s’effeuillèrent
Adieu mon grand jardin par le ciel terrassé !
***
Ainsi je reste seul oublié de lui qui dort dans mes
bras. La mer est calme. Je n’ose bouger. Sa pré-
sence serait plus terrible que son voyage hors
de moi. Peut-être viendrait-il sur ma poitrine.
Et qu’y pourrais-je faire ? Trier ses vomissures ?
Y chercher parmi le vomi, la viande, la bile, ces
violettes et ces roses qu’y délaient et délient
les filets de sang ?
(...)
Jean Genet, Le pêcheur du Suquet, dans Le condamné à mort, L’arbalète, 1958, p. 104-105.
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04/07/2021
Jean Genet, La Galère
La Galère
Un forçat délivré dur et féroce lance
Un chiourme dans le pré mais d’une fleur de lance
Le marlou Croix du Sud l’assassin Pôle Nord
Aux oreilles d’un autre ôte ses boucles d’or.
Les plus beaux sont fleuris d’étranges maladies.
Leur croupe de guitare éclate en mélodies.
L’écume de la mer nous mouille de crachats.
On parle de me battre et j’écoute vos coups.
Qui me roule Harcamone et dans vos plis me coud ?
Harcamone aux bras verts haute reine qui vole
Sur ton odeur nocturne et les bois éveillés
Par l’horreur de son nom ce bagnard endeuillé
Sur ma galère chante et son chant me désole.
Jean Genet, La Galère, dans Le condamné à mort, l’Arbalète, 1958, p. 51.
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03/07/2021
Jean Genet, Un captif amoureux
La télévision allemande nous montra cette image de Mitterand aux obsèques de Sadate : ses gardes du corps le protégeaient de si près dans son étui-cotte de mailles, qu’il fut plus porté par ses gardes que protégé si bien qu’il semblait se déplacer sans marcher, soit soutenu par les gardes, soit avançant en glissant les pieds chaussés de deux patins à roulettes ou d’une planche à roues mobiles, un jeu que les enfants ont parfaitement dompté, à quoi jouait peut-être le président de la République des Français, mais d’un jeu supérieur en quelque sorte, la rapidité des gosses, leurs trajectoires soudain différées, leur élégance, car je dois écrire ce mot, avaient été remplacées pour le haut dignitaire de qui je parle par une solennelle et farceuse lenteur.
Jean Genet, Un captif amoureux, Gallimard, 1986, p. 343-344.
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02/07/2021
Jean Genet, L'Ennemi déclaré
Le plus important, ce qui était le plus important pour moi, je l’ai mis dans mes livres. Pas parce que je parle à la première personne ; le ‘’je » » dans ce cas-là n’est pas autre chose qu’un personnage un peu magnifié.
Je suis plus proche de ce que j’ai écrit parce que vraiment, je l’ai écrit en prison, et j’étais persuadé que je ne sortirai pas de prison.
Pourquoi j’aimais de retourner en prison, je vais essayer de vous donner une explication, qui vaut ce qu’elle vaut, je ne sais pas. J’ai l’ompression que vers la trentaine, trente trente-cinq ans, j’avais, en quelque sorte, épuisé le charme érotique des prisons, des prisons pour hommes, bien sûr, et si j’ai toujours aimé l’ombre, même gosse, je l’ai aimé peut-être jusqu’à aller en prison. Je ne vais pas dire que j’ai commis les vols pour aller en prison, bien sûr, je les ai commis pour bouffer. Mais enfin, ça me conduisait peut-être intuitivement vers l’ombre, vers la prison.
Jean Genet, Entretien avec Antoine Bourseiller, dans L’Ennemi déclaré, Gallimard, 1991, p. 217-218.
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01/07/2021
Jean Genet, Le secret de Rembrandt
Sauf Titus — c’est son fils — souriant, pas un visage qui soit serein. Tous semblent contenir un drame extrêmement lourd, épais. Les personnages, presque toujours, par leurs attitudes ramassées, rassemblées, sont comme une tornade pendant une seconde tenue en respect. Ils contiennent un destin très dense, exactement évalué par eux, et que, d’un moment à l’autre, ils vont « agir » jusqu’au bout. Tandis que le drame de Rembrandt semble n’être que son regard sur le monde. Il veut savoir de quoi il retourne, pour s’en délivrer. Ses figures, toutes, connaissent l’existence d’une blessure, et elles s’y réfugient. Rembrandt sait qu’il est blessé, mais il veut guérir. D’où cette impression de vulnérabilité quand nous regardons ses autoportraits et l’impression de force confiante quand nous sommes en face des autres tableaux.
Jean Genet, Le secret de Rembrandt, dans Œuvres complètes, V, Gallimard, 1979, p. 33.
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30/06/2021
Jean Genet, Ce qui est resté d'un Rembrandt...
C’est seulement ces sortes de vérités, celles qui ne sont pas démontrables et même qui sont « fausses », celles que l’on ne peut conduire sans absurdité jusqu’à leur extrémité sans aller à la négation d’elles et de soi, c’est celles-là qui doivent être exaltées par l’œuvre d’art. Elles n’auront jamais la chance ni la malchance d’être un jour appliquées. Qu’elles vivent par le chant qu’elles sont devenues et qu’elles suscitent.
Jean Genet, Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et jetés aux chiottes, dans Œuvres, IV, Gallimard, 1968, p. 21.
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29/06/2021
Jean Genet, L'étrange mot d'...
Où aller ? Vers quelle forme ? Le lieu théâtral, contenant l’espace scénique et la salle.
Le lieu. À un Italien qui voulait construire un théâtre dont les éléments seraient mobiles et l’architecture changeante, selon la pièce qu’on y jouerait, je répondis avant même qu’il eût achevé sa phrase que l’architecture du théâtre est à découvrir, mais elle doit être fixe, immobilisée, afin qu’on la reconnaisse responsable ; elle sera jugée sur sa forme. Il est trop facile de se confier au mouvant. Qu’on aille, si l’on cveut, au périssable, mais après l’acte irréversible sur lequel nous serons jugé, ou, si l’on veut encore, l’acte fixe qui se juge.
Jean Genet, L’étrange mot d’..., dans Œuvres complètes, IV, Gallimard, 1968, p. 11.
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