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31/05/2014

André du Bouchet, Je suis sur les traces d'un autre

André du Bouchet, Je suis sur les traces d'un autre, perte, mots, carnet, distance, temps

                         Je suis sur les traces d'un autre

 

 

                                       je suis sur les traces d'un autre

 

là, je ne me serais pas risqué si un autre — inattendu — ne s'était pas résolu à prendre les devants.     tout cela demeuré, sinon, perdu ou fermé.

 

 la perte même aujourd'hui de ce qui est perdu — mots à la hâte griffonnés debout illisibles, ou carnets eux-mêmes plus d'une fois perdus ou manquants — la perte même de ce qui est perdu m'apparaît aujourd'hui insignifiante.     mesure pour moi d'une distance, hauteur, ou détachement — cela revient au même, et termes synonymes — prise, qui rend, lorsque je m'en avise, les choses plus respirables.     et cette transcription lorsqu'à mon tour, et rapidement, je m'y serai résolu, apport de ce manque — manque sans regret — respirable.

 

perte de ce qui est perdu apparue insignifiante.

 

et voilà, sur ses blancs, pour autrui — et l'œil d'un autre que moi-même je puis être — le temps sur ses fractures à nouveau homogène, comme aisé.

 

[...]

André du Bouchet, Je suis sur les traces d'un autre, dans Europe, "André du Bouchet", juin-juillet 2011, p. 61.

30/05/2014

Norge, La Langue verte (charabias et verdures)

 

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        Zoziaux

 

Amez bin li tortorelle,

Ce sont di zoziaux

Qui rocoulent por l'orelle

Di ronrons si biaux.

 

Tout zouliq de la purnelle,

Ce sont di zoziaux

Amoreux du bec, de l'aile,

Du flanc, du mousiau.

 

Rouketou, rouketoukou

Tourtourou torelle

Amez bin li roucoulou

De la tortorelle

 

On dirou quand on l'ascoute

Au soulel d'aoûte

Que le bonhor, que l'amor

Vont dorer tozor.

 

Norge, La Langue verte (charabias et

verdures), Gallimard, 1954, p. 53-54.

29/05/2014

Bertolt Brecht, Du pauvre B. B.

 

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Du pauvre B. B.

 

III

Je suis gentil avec les gens. Je fais ce qu'ils font,

Je porte un chapeau melon. Je dis :

« Ce sont des animaux à l'odeur tout à fait spéciale. »

Et je dis : « Ça ne fait rien, j'en suis un, moi aussi. »

 

V

Le soir je réunis chez moi quelques hommes,

Nous nous adressons les uns aux autres en nous donnant

du "gentleman". Les pieds sur ma table ils disent : « Pour nous

Les choses vont aller mieux. » Et jamais je ne demande : « Quand ? »

 

VI

Vers le matin, dans le petit jour gris les sapins pissent

Et leur vermine, les oiseaux, commence à crier.

C'est l'heure où moi, en ville, je vide mon verre, jette

Mon mégot et m'endors, inquiet.

 

VIII

De ces villes restera : celui qui les traversait, le vent !

Sa maison réjouit le mangeur : il la vide. Nous sommes,

Nous le savons, des gens de passage

Et ce qui nous suivra : rien qui vaille qu'on le nomme.

 

Bertolt Brecht,  Du pauvre B. B., traduction Maurice Regnaut,

dans Europe, "Bertolt Brecht", août-septembre 2000, p. 8-9.

 

28/05/2014

Mina Loy (1882-1966), Velours mousseline, traduction Olivier Apert

Mina Loy, Velours mousseline, traduction Olivier Apert, pauvreté, vieillesse, ride, miroir

    Velours mousseline

 

Elle est froissée

 

Ses traits

au bord du cri

injure du temps

 

fuient la mort de partout

maintenus tant bien que mal par un filet de rides.

 

La place des seins disparus

est signalée par une épingle à nourrice.

 

Raide,

elle s'appuie contre la pierre angulaire

d'un grand magasin.

 

Seul mannequin à présenter

sa dernière création,

 

le patron original

de la misère.

 

Vêtue de lambeaux d'autrefois

qui ne suffiraient pas à un squelette.

 

Festonnée par l'éclat inattendu

d'un coton fleuri

la moitié de sa jupe noire

luit comme un miroir maculé

et réfléchit le caniveau —

un mètre de velours mousseline.

 

                      *

 

     Chiffon Velours

 

She is sere.

 

Her features,

verging on a shriek

reviling age,

 

flee from death in odd directions

somehow retained by a a web of wrinkles.

 

The site of vanished breasts

is marked by a safety pin.

 

Rigid,

a rest against the comestone

of a department store.

 

Hers alone to model

the last creation,

 

original design

of destitution.

 

Clothed in memorial scraps

skimpy even for a skeleton.

 

Trimmed with one sudden burst

of flowery cotton

half her black skirt

glows as a soiled mirror

reflects the gutter —

a yard of chiffon velours.

 

Mina Loy, Choix de poèmes, traduits

par Olivier Apert, dans Les Carnets d'eucharis,

2014, n°2, p. 132.

Commande : 17 €, à

Nathalie Riera, L'Olivier d'Argens,

Chemin de l'Iscle, BP 44

83520 Roquebrune-sur-Argens

 

27/05/2014

Klaus Merz, Après Homère

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Après Homère

 

Dans la chambre ronronne

le chat. Dehors

un chien qui erre.

 

À la fenêtre

une femme, elle attend.

Et personne pour l'écrire.

 

Dernière volonté

 

Il lui faudrait un Dieu

pour dire merci,

nous confia le vieillard.

 

Quant aux douleurs et doléances,

il s'en tirait plus ou moins

seul.

 

Spectacle

 

Le froid s'ajoute

au silence. L'heure bleue

fait son entrée.

 

Nous pressons le front

contre la vitre et

applaudissons tout bas.

 

 

Nach Homer

 

Im Zimmer schnurrt

die Katze. Draussen

ein streunender Hund

 

Am Fenster steht

eine Frau, sie wartet.

Und keiner schreibt's auf.

 

Letzter Wunsch

 

Lieb wär'ihm ein Gott,

um zu danken, gestand

uns der Alte.

 

Mit Schmerz und Klage

komme er eher

allein zurecht.

 

Schauspiel

 

Kälte paart sich

mit Stille. Die blaue

Stunde zieht ein.

 

Wir drücken die Stirn

ans Fensterglas und

spenden leise Applaus.

 

Klaus Merz, Après Homère, traduction

Marion Graf, dans La revue de belles-lettres,

2013-2, p. 20-21, 26-27, 28-29.

26/05/2014

Jean-Claude Pirotte (1939-24 mai 2014), Revermont

 

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sans nouvelles d'ailleurs

et n'étant pas d'ici

ma présence m'écœure

et mon absence aussi

 

               *

 

ce n'est pas assez dire

que je suis seul et nu

en vérité c'est le bonheur

 

fredonnant les trilles du diable

de cette vie je peux maudire

seul et nu devant ma table

aux horizons imaginaires

 

et quel instrument que mes nerfs

un violoneux fantôme joue

mes mêmes airs jour après jour

et cela me tue à ravir

 

Jean-Claude Pirotte, Revermont,

Le temps qu'il fait, 2008, p. 65, 82.

25/05/2014

Buson (1716-1783), Le parfum de la lune

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les journées lentes

s'accumulent

si loin autrefois

 

le poirier en fleurs

sous la lune

une femme lit une lettre

 

je marche, je marche

songeant à des choses et à d'autres

le printemps s'en va

 

au bord du chemin

des jacinthes d'eau arrachées fleurissent

la pluie du soir

 

la nuit, des voix d'hommes

irriguant les champs

la lune d'été

 

la nuit voilée

les grenouilles brouillent

l'eau et le ciel

 

Buson (1716-1783), Le parfum de la lune,

traduction Cheng Wing fun et Hervé

Collet, Moundarren, 1992, p. 55, 59,

68, 80, 90, 93.

24/05/2014

Edward Estlin Cummings, Paris, traduit par Jacques Demarcq : recension

 

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   Nombre d'artistes américains, après Gertrude Stein installée dès le début du XXe siècle, sont venus à Paris au cours des années 1920, et certains y ont vécu plus ou moins longtemps, d'Hemingway à Alexander Calder, qui s'installa ensuite en Touraine. Cummings (1894-1962) y est venu en 1917 quelques semaines, pendant la Première Guerre mondiale, y a vécu deux ans à partir de 1921 et y est retourné régulièrement ensuite. La quarantaine de textes (proses, poèmes — parfois partiellement en français —, article pour Vanity Fair et lettres) écrits à propos de la ville, de 1918 à 1957, dispersés dans plusieurs recueils, sont réunis dans ce livre et présentés de manière précise dans la postface de Jacques Demarcq. Ils sont accompagnés de neuf dessins (crayon ou encre), tracés entre 1917 et 1933.

 

   Cummings distingue nettement, en 1926, un Paris pour touristes (qu'il désigne par "Paree", prononcé à l'anglaise) avec ses lieux obligés (Montmartre : « machine totalement dénuée d'intérêt servant à débarrasser les Anglo-Saxons de leur papier monnaie »), de la ville authentique ("Paname"), avec ses bistrots, la Foire aux pains d'épices (nommée ensuite Foire du Trône), les courses, le Cirque d'hiver, le Jardin du Luxembourg, les péniches et les bateaux-mouches, bref : « le profond, l'extraordinaire, le lumineux triomphe de la Vie même et d'une ville fondée sur la Vie ». En 1953, revenant sur ce qu'avait été Paris dans sa jeunesse, il y reconnaît le lieu de « la miraculeuse présence [...] d'êtres vivants [...] et où la beauté fleurissait dans ma vie comme une étoile. » C'est ce Paris qui est exploré dans sept chapitres regroupant des textes en ensembles : "Les Halles, le Marais", Montparnasse", Grands Boulevards, Pigalle", etc.

   C'est surtout ce qui se passe quotidiennement dans la rue qui est retenu, mais certaines scènes singulières sont décrites. Par exemple, dans une lettre à sa mère, il rend compte avec humour des funérailles officielles de Joffre, regardant avec détachement ce qui se voulait solennel et, ainsi, tournant en dérision ce qui appartient à l'institution : « Tout le monde prenant le spectacle pour un pique-nique désordonné doublé d'un music-hall universel. » Il s'attache aux éléments d'une vie passée, totalement disparus aux États-Unis, comme les joueurs d'orgue de barbarie, ou « à / denfert l'hercule gras [qui] a étalé son tapis », ailleurs les enfants acrobates pour les passants ou ceux qui vendent des fleurs — « sautez dansez gamins hop suivez du doigt le rouge bleu blanc violet orange verd- /oyant ». Ce qu'il rejette fortement de son pays natal, l'argent édifié en unique valeur et le vide de la pensée, se lit dans une saynète, dialogue entre deux touristes américaines, riches et prétentieuses, dans un restaurant des Halles, avec mise en place du décor (« La scène se passe la nuit au Père Tranquille, dans le quartier des Halles. Des putains endormies. (etc.) » ; s'ajoute l'esquisse d'une américaine qui dépense « un fric incroyable ».

   Cummings fréquente les expositions et un poème daté de 1920 évoque les peintres Picabia, Picasso, Matisse, Kandinsky, Cézanne ; mais il ne néglige pas les spectacle comme ceux des Folies-Bergères et il écrit, en 1926, pour la revue Vanity Fair un long éloge de Joséphine Baker dansant, en se moquant du moralisme des spectateurs. Il rapporte aussi des scènes plus intimes, avec Marie-Louise « aux jambes de reine » dont il dessine le visage ; il ne cache pas sa nostalgie de l'enfance, du temps aussi de la "Grande époque", celle du dadaïsme déjà dans le passé en 1923 ou de poètes selon son cœur comme Swinburne.

 

   Regrouper des poèmes écrits au cours d'une quarantaine d'années aboutit à donner à lire des manières différentes d'écrire. À côté de proses et de poèmes de facture classique, le lecteur retrouvera au fil des pages les ruptures introduites par Cummings dans son écriture. Par exemple, il introduit ici un complément de lieu dans une parenthèse entre un pronom ("je") et le verbe, mais là, outre ce procédé qui contraint à revenir sur sa lecture, il introduit des coupes à l'intérieur même des mots — ce qui pose de redoutables difficultés au traducteur :

(the;mselve;s a:nd scr;a;tch-ing lousy full. of rain

beggars yaw:nstretchy:awn)

devient :

(le;s s;e gr,att-ant poux pleins.de.pluie mendiants

b:âillents'étirentb:âillent

   Non pas seulement jeu, puisque le poème construit sur les articulations "quand... quand... alors", s'achève sur l'union, dans les mots, du couple : « nous / toi-avec-moi / autour de (moi)toi / d'un seul JeTu ».

Cette mise en pièces des règles morphologiques peut être plus forte, et les frontières de mots disparaissant dans :

and,    b etw  ee  nch  air  st  ott  et  er  a thresillyold

WomanSellingBalloonS

traduit par

et,     e  ntr  el  esc  ha  ise  sc  lop  in e  lavieille idiote

QuiVendDesBallonS

 

   Jacques Demarcq, traducteur déjà de plusieurs œuvres de Cummings(1), met en relation dans la postface des épisodes de la vie du poète avec les textes  c'est apporter un éclairage utile pour comprendre ce qui peut être allusif dans les poèmes. En même temps, cela constitue une introduction à une écriture encore déconcertante pour bien des lecteurs. Ce Paris est un livre à lire et relire.

 Edward Estlin Cummings, Paris, traduit de l'anglais et présenté par Jacques Demarcq, édition bilingue, Seghers, 2014, 158 p., 18 €.

Cette recension a paru dans Les Carnets d'eucharis, revue numérique dirigée par Nathalie Riera.

______________________

1. Récemment, Érotiques (Seghers, 2012) et 1x1 (La Nerthe, 2013)

 

 

23/05/2014

Antonio Gamoneda, extraits de Chansons de l'erreur

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I

 

Tu as écouté la plainte de la mer. Elle annonce

une imminence.

                         Libère-toi

de la pensée : cette

imminence te dépasse.

                              Libère-toi

                                           Ne réponds pas

à la plainte de la mer.

 

II

 

        Le destin n'existe pas mais il est traversé de racines rouges. Ainsi

est, fut, ma pensée traversée

par l'étincelle de la négation.

                                             Ainsi

les heures crient, prononcent

leur inutile prophétie :

                                    la pourpre

et l'extinction

du lever du jour.

 

III

 

Oui, la négation avance

dans mes veines.

                          Elle loge

dans la sentine creuse

de la pensée.

                   À proprement parler

pas de pensée en moi. La fausseté

me possède, l'unique fruit

permis dans cette

épaisseur vivante.

 

IV

 

Il y a de la colère dans la grisaille. La lumière gagne les      [cours

et les cordes divisent ombres et minéraux.

 

La lumière soutient doucement la majesté des oiseaux, réunit

en un même instant quiétude et vertige.

 

As-tu pensé la lumière hors de tes yeux ?

                                             Pense la lumière.

                                                                       Non ;

tu ne peux la penser : elle

te pense, toi.

 

                    Ferme les yeux.

 

Antonio Gamoneda, extraits de Chansons de l'erreur,

traduit de l'espagnol par Jean-Pierre Bériou et Martine Joulia,

dans Europe, avril 2014, n° 1020, p. 284-285.

 

 

 

 

 

22/05/2014

Octavio Paz, Liberté sur parole

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La vie tout simplement

 

Appeler le pain par son nom  et que se pose

sur la nappe le pain de chaque jour ;

faire la part du feu, donner à nos rêves,

au bref paradis, à l'enfer,

au corps et à la minute ce qu'ils réclament ;

rire comme rit la mer, comme le vent rit,

sans que le rire sonne comme des bris de verre ;

boire et dans l'ivresse posséder la vie ;

danser sans perdre le tempo ;

toucher la main d'un inconnu

par un jour de pierre et d'agonie

et que cette main ait la fermeté

que n'eut pas la main de l'ami ;

passer par la solitude sans que le vinaigre

torde ma bouche, ni que le miroir

repère mes grimaces, ni que le silence

se hérisse dans un grincement de dents :

ces quatre murs — papier, plâtre,

tapis chiche, foyer jaunâtre —

ne sont pas encore l'enfer promis ;

que ne me blesse plus ce désir,

gelé par la peur, plaie froide,

brûlure de lèvres non embrassées :

l'eau claire jamais ne suspend son cours

et certains fruits tombent mûrs ;

savoir partager le pain — et le partage,

le pain d'une vérité commune à tous,

vérité de pain qui nourrit notre faim

(si je suis homme, c'est par son levain,

un semblable parmi mes semblables) ;

lutter pour que vivent les vivants,

donner vie aux vivants, à la vie,

et enterrer les morts et les oublier

comme la terre les oublie : comme des fruits...

et qu'à l'heure de ma mort j'arrive

à mourir comme les hommes et que me soit donné

le pardon, et la vie perdurable

de la poussière, des fruits, de la poussière.

 

Octavio Paz, Liberté sur parole, traduction Jean-Claude Masson,

Pléiade, Gallimard, 2008, p. 28-29.

21/05/2014

Zbigniew Herbert, Épilogue de la tempête

 

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      J'ai donné ma parole

 

j'étais très jeune

et la raison conseillait

de ne pas donner sa parole

 

il me suffisait de dire

je vais réfléchir

on n'est pas pressé

il n'y a pas le feu

 

je donnerai ma parole après le bac

le service militaire

quand j'aurai bâti ma maison

 

mais le temps explosait

il n'y avait plus d'avant

il n'y avait plus d'après

dans le maintenant aveuglant

il fallait choisir

j'ai donc donné ma parole

 

parole _ nœud coulant

parole définitive

 

dans les rares moments

où tout devient léger

transparent

je pense :

« parole

je retirerai bien

la parole donnée »

 

cela dure peu

car l'axe du monde grince

les gens défilent

les paysages

les cercles colorés du temps

et la parole donnée

est coincée dans ma gorge

 

Zbigniew Herbert, Épilogue de la tempête,

Œuvres poétiques complètes III, traduit du

polonais par Brigitte Gautier, Le bruit du

temps, 2014, p. 235-237.

20/05/2014

Margherita Guidacci (1921-1992), En relisant Ovide

Margherita Guidacci, En relisant Ovide,  étoile, amitié, rencontre, chambre

             Hôte de ta maison

 

Hôte de ta maison dans la chambre

la plus haute, je sens tes rêves monter

du sol et s'entremêler aux miens

pour s'évanouir ensemble

en suivant la même verticale et se jeter

au milieu des étoiles. Quelle joie

de chercher alors par les deux fenêtres

(jumelles et opposées) les amitiés

célestes auxquelles tu m'initias :

contempler au nord Altaïr

et au sud Bételgeuse !

 

 

           Météores d'hiver

 

Étoiles fugaces, dauphins du ciel,

avec vous voyage mon âme,

un bond lumineux dans les vagues

bleues de la nuit,

 

vers mes lointains amis désirés

qui peut-être aperçoivent le signe, et qui, pensant

avec une nostalgie pareille à la mienne

aux douces heures passées ensemble,

 

prient pour que nous soit donnée une nouvelle rencontre,

et déjà la prière est exaucée :

l'affection simultanée, dans le sillage de l'étoile,

nous étreint dans un embrassement immatériel.

 

Margherita Guidacci, En relisant Ovide, traduit de l'italien

par Iris Chionne et Pierre Présumey, dans Conférence, n° 36, printemps 2013, p. 399-400.

19/05/2014

Lucio Mariani, Restes du jour, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para

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Testament du joueur de cartes et poète

 

Quand s'éteindra

ma lanterne brumeuse, intermittente

et que j'aurai quitté le grand réfectoire

si l'un des fennecs

qui fouillent les urnes funéraires

avait la lubie —quia absurdum —

de relier mes papiers

avec une aiguille et des baguettes de bois

pour observer mes reliques sous verre

et expliquer qui je fus,

qu'il se garde de tirer des conclusions,

sous peine d'expier à coup de verges

sa contrefaçon de l'histoire.

Car mon œuvre ne fut que travaux en cours,

règles à polir, baumes volatils,

sources et issues accidentelles

voix précaires et tentatives d'homme orchestre,

rien d'autre en somme

que les stations transitoires d'une vie à grands traits.

Tout le jeu consistant à changer

corps et pensée

sous la tignasse bleue des hêtres.

 

Lucio Mariani, Restes du jour, traduit de l'italien par

Jean-Baptiste Para, Cheyne, 2012, p. 59.

18/05/2014

Les 99 haïku de Ryokan

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Dans la touffeur verte

une fleur de magnolia

en pleine floraison

 

Le ciel clair d'automne

des milliers de moineaux —

le bruit de leurs ailes

 

La fenêtre ouverte

tout le passé me revient —

bien mieux qu'un rêve !

 

Allons, c'est fini !

et moi aussi je m'en vais —

crépuscule d'automne

 

Sur la branche encore

aujourd'hui — mais plus demain —

le fleurs du prunier

 

Le vent de l'été

apporte dans ma soupe

des pivoines blanches

 

Les 99 haïku de Ryokan (1758-1831),

traduits par Joan Titus-Carmel,

Verdier, 1986, np.

17/05/2014

Robert Walser, Bouderie et autres poèmes

Robert Walser, Bouderie et autres poèmes, changement, souffrance, lassitude, laisser faire

             Pourquoi, après tout ?

 

Alors qu'à la hâte revenait

un jour comme d'autres limpide,

il dit avec une résolution vraie,

une lenteur placide :

Maintenant il faut que ça change,

que dans la lutte je me plonge ;

je veux comme tant d'autres gens

aider à ôter du monde la souffrance,

veux souffrir, vagabondant,

jusqu'à ce qu'au peuple échoie la délivrance;

Ne veux plus jamais me coucher de lassitude ;

il faut faire

quelque chose ; alors l'envahit  une incertitude,

une somnolence : à quoi bon, laisse faire.

 

 

Robert Walser, Bouderie et autres poèmes, traduction

Fernand Cambon, dans  Europe, "Robert Walser",

n° 889, mars 2003, p. 149.