16/05/2014
Anise Koltz, Galaxies intérieures
Le poème
est le regard posé
sur un présent illisible
Des espace se forment
et s'écroulent
devant toi
Le poème
voit sans yeux extérieurs
suspendu
par-dessus le vide des siècles
Il constate :
Tout est dans rien
*
À René
Je te revois en rêve
sombre demeure des morts
où tu vis et travaille
Parfois tu me fais signe
de ta terrasse planétaire
Ton ombre m'approche
jetant à mes pieds
notre monde partagé
*
J'ignore pour qui
pourquoi je vis
J'ignore pour qui
pourquoi je meurs
Anise Koltz, Galaxies intérieures, Arfuyen,
2013, p. 69, 91, 52.
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15/05/2014
Valère Novarina, L'organe du langage, c'est la main : note de lecture
Les entretiens conduits avec Novarina constituent le douzième volume publié dans la collection "Les Singuliers"; on en connaît le principe : un entretien avec un écrivain est accompagné d'extraits de son œuvre, d'une iconographie, et suivi d'une bibliographie, d'un index et d'une biographie (ici, l'auteur a préféré y substituer une chronologie de son activité depuis 1958). Les photographies de Novarina lui-même sont rares, remplacées par celles des acteurs et actrices de ses pièces, le plus souvent sur scène, et par des reproductions de pages de ses carnets de travail et de ses peintures, décor de pièces ou non. Parallèlement à l'écriture de pièces, Novarina a publié ses réflexions sur le théâtre — « Presque toujours un livre de réflexion succède à un livre d'action » (107) —, notamment dans les textes regroupés sous le titre Le théâtre des paroles (1989)). Le dialogue avec Marion Chénetier-Alev reprend toute la thématique qui gouverne son œuvre et en précise bien des points.
Le titre retenu peut paraître obscur si l'on oublie que Novarina est aussi peintre et que le corps, donc la main, est essentiel dans sa conception du théâtre et du langage. Quand il travaille à la construction d'un décor, il ne cherche pas à représenter telle ou telle figure, les matériaux viennent sur la toile comme si de l'encre était versée sur une feuille bougée en tous sens. La peinture dépend d'une certaine manière des mouvements du corps, de la main, ce qu'affirme Novarina : « Je commence à l'aveugle, puis je vois une scène apparaître. L'organe du langage, c'est la main. » (190) Qu'apparaissent alors des épisodes bibliques, comme le note Marion C.-A., est sans doute lié à la formation de Novarina pour qui, toujours, la lecture de la Bible « délie et délivre » (237) ; l'essentiel est peut-être que, dans le langage de la peinture comme dans la langue, ce n'est pas l'expression, ce qui est représenté qui importe, mais « la dynamique, la capture des forces » (211).
Cette idée de "forces" à faire émerger sous-tend ce qu'écrit Novarina à propos du langage. Il y a dans la langue, et pas seulement celle des lettrés, tout un fonds enfoui, inaudible, qui ressort par bribes dans tout discours : affleure quelque chose d'une histoire longue, celle de la succession des langues et de leur chevauchement, comme si rien ne se perdait complètement. Ainsi viendraient dans la parole aussi bien du latin, du grec que des langues du paléolithique et, ajoute Novarina, "des idiomes animaux" (218), et une mémoire non consciente serait transmise de génération en génération. Il s'agit bien de retrouver au théâtre ce qui semble à jamais perdu, quelque chose lié au cri, aux premières paroles du corps : « Nous avons à traverser la tempête verbale, réveiller des zones de langage qui n'avaient pas travaillé depuis notre âge de deux ans, de onze mois, d'un jour. » (127). La relation du langage au corps est aussi sans cesse répétée, et si forte, que Novarina l'associe au sang, insistant sur le « mouvement liquide de la phrase » (27). C'est ce statut particulier, en constant déséquilibre, peu maîtrisable qui fait que la langue est « un drame vivant » (244). La récurrence du lien entre langue, corps et drame est remarquable dans le dialogue avec Marion C.-A., affirmé dans la définition même de ce qu'est le théâtre, « un enclos où l'on vient voir le drame du langage, l'acte du langage sur les corps et dans l'espace » (27) et, plus avant, à propos d'Artaud, « La vraie scène du théâtre de la cruauté, c'est le langage » (49).
L'"acte du langage" consiste à réveiller le spectateur, à lui faire abandonner ce qui, dans la vie sociale, l'empêche d'être attentif à ce qu'il est, de vivre sans visière avec autrui — c'est l'un des rôles de la litanie au début d'une pièce : le sortir de son quotidien trop rassurant. C'est dire que le théâtre est un « lieu de la vérité et non pas du travestissement » (145). Novarina entend combattre « La mécanisation mentale. L'avancée du rouleau compresseur idéologique. L'empire de la mécanique communicationnelle. La dictée, la pétrification de tout. » (13) Programme ambitieux qui le place, comme il le revendique, dans la lignée de Brecht ; il rejette lui aussi la psychologie, la recherche de l'émotion et l'identification aux personnages : la scène doit être un « lieu de mue et de mutation » (46).
Ces exigences posent des problèmes complexes de mise en scène et une manière particulière de diriger les acteurs : une partie importante du livre est consacrée dans le détail à ces questions et il n'est guère possible de les résumer. Retenons que l'acteur est un « visage vide : une présence absente » (65), et que tout son effort consiste à parvenir à « sorte d'état non théâtral » (124). Ce qui conduit Novarina à la comparaison avec le prêtre qui nettoie l'autel avant la consécration ; alors, « il effectue une suite de gestes simples. Aucune psychologie. Absence d'homme. Il n'y a ni solennité spectaculaire ni ralentissement du temps. » (126) Retenons aussi que dans cette conception du théâtre « les acteurs donnent leur corps au livre » (135) — on lit une fois encore le lien entre langage, drame et corps.
Quand il est interrogé sur sa formation, Novarina répond : « Tout le monde peignait, dessinait et écrivait dans la famille » (237) ; c'est une aide précieuse, cela n'empêche pas de suivre dans les entretiens quelle énergie il a eue pour embrasser des modèles très différents, le théâtre Nô, le théâtre yiddish avec ses acteurs qui pratiquent le « chanté-parlé » (74), et le cirque, une des passions de son père qui l'emmena aussi voir Les Branquignols avec Louis de Funès, acteur exemplaire pour le « grand démontage du corps humain » (29). On cherche le fil de ses lectures, par exemple de La Fontaine, Mme Guyon et Bossuet : c'est encore le « savoir du corps » (229) qui les réunit. Il a commencé à étudier les écrits d'Artaud, avant de travailler avec Jean-Marc Villégier, Marcel Bozonnet, de rencontrer Carmelo Bene dans la maison d'édition, "Dramaturgie", de José Guinot, d'être soutenu par Lucien Attoun, Alain Trutat à France Culture où Marcel Maréchal enregistra L'Atelier volant. Il n'a jamais cessé d'écrire et il est bon de retourner à ses textes quand on lit ce propos : « Je n'ai jamais voulu faire du théâtre, j'ai déployé mes livres sur scène. » (135)
Valère Novarina, L'organe du langage, c'est la main, dialogue avec Marion Chénetier-Alev, Argol, 272 p., 29 €.
Note de lecture publiée dans Europe, mai 2014.
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Nathalie Riera, Sabine Péglion et Richard Skryzak
présenteront le n° 2 des Carnets d'eucharis
Lecture des écrivains publiés dans ce numéro
VENDREDI 16 MAI 2014
à 20 h
à L’Observatoire du livre et de l’écrit « Le MOTif »
6, villa Marcel-Lods
Passage de l’Atlas
75019 Paris
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14/05/2014
Pascal Quignard, Petits traités, III
Petits traités, I à VIII
XVIIe traité. Liber
Le terme de livre ne peut être défini. Objet sans essence. Petit bâtiment qui n'est pas universel.
La "réunion de feuilles servant de support à un texte imprimé, cousues ensemble, et placées sous une couverture commune" ne le définit pas. Ce que les Grecs et les Romains déroulaient sous leurs yeux, les tablettes d'argile que consignait Sumer, les bandes de papyrus encollées de l'Égypte, les carreaux de soie de la Chine, ce que les médiévaux enchaînaient à des pupitres et qu'ils étaient impuissants à porter sur leurs genoux, ou à tenir entre les mains, les microfilms qu'entassent les universités américaines, des feuilles de palmier séchées et frottées d'huile, des lamelles de bambou, des briques, un bout de papier, une pierre usée, un petit carré de peau, une plaque d'ivoire, un socle de bronze, une pelure d'écorce, des tessons, — rien de ce que l'usage de ces matières requiert ne s'éloigne sans doute à proprement parler de la lecture, mais rien ne vient s'assembler tout à coup sous la forme plus générale ou plus essentielle du "livre". Même, l'adhésion de tous les traits hétérogènes que ces objets présentent cette addition ne le constituerait pas.
Les critères qui le définissent ne le définissent pas.
Le livre est ce qui supporte l'écriture. Mais le petit papier manuscrit (la petite feuille volante) ne constitue pas un livre.
Le livre renvoie à une métamorphose qui supplée son écriture manuelle. Mais tout ce que les éditeurs font imprimer, mettent dans d'immenses silos, diffusent et vendent sous ce nom, c'est loin de définir un livre.
[...]
Pascal Quignard, Petits traités, III, Maeght, 1992, p. 37-39.
VENDREDI 16 MAI 2014
à 20 h
à L’Observatoire du livre et de l’écrit « Le MOTif »
6, villa Marcel-Lods
Passage de l’Atlas
75019 Paris
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13/05/2014
Pascal Quignard, Petits traités, II
Petits traités, volumes I -VIII
xive traité. Noésis
[...]
Triple rituel
Le livre parce que sa lecture suscite des désirs qu'il met à mal et brise, construit sur de telles "brisées" — à chaque étape de la lecture — un grand désir tort, irréductible, compliqué, autonome afin de l'expulser — au terme de la lecture — avec le plus grand degré de violence et de satisfaction possible. De là le caractère si formel des livres : ce caractère tient à la nature répétitive, coutumière, des rituels sacrificiels. Il tient au vague de la pensée, à la pauvreté de ces gestes réflexes, et à l'invariabilité de la mort en nous.
Les désirs que le lecteur investit dans le livre qu'il lit, à l'gal des souhaits qu'il forme quant au cours ultérieur de l'argumentation ou de l'intrigue, ne cessent d'être empêchés ou contraints à la fois par "l'univocité de voix" qu'est tout livre, et par la temporalité imperturbable des pages qu'il tourne et qu'il retourne. Sans doute semblables sacrifices présentent-ils des traits assez proches de ceux dont le lecteur est la victime vive, le long des jours, à l'épreuve de ce qu'un monde, une époque, une langue affabulent, un temps, pour "réel", et qui par effet de retour nous presse ou nous écrase. Mais ce "réel" du livre se sacrifie lui-même au terme de la lecture du livre : carnage d'abstractions, un livre refermé, pour toute fin le mot même de fin, rien, rien.
Qui écrit écrit pour ce saccage final, pour la mise en scène qui mesure l'intensité du carnage.
Pascal Quignard, Petits traités, II, Maeght, 1990, p. 167-169.
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12/05/2014
Pascal Quignard, Petits traités, I
Petits traités, volume 1 à 8
VIIIe traité, Le Livre des lumières
Au cours de la lecture, on dit qu'une voix silencieuse, parfois, se fait jour. À l'évidence, elle ne naît pas du livre. Mais le corps ne l'articule pas. Elle épouse le rythme de la syntaxe et sans qu'elle fasse sonner les mots elle mobilise pourtant la gorge, le souffle, les lèvres. Il semble que tout le corps, pourtant immobile, s'est mis à suivre une certaine cadence, qu'il ne gouverne pas, mais que le livre lui impose : la langue résonne en silence dans les marques syntaxiques, le corps halète un peu et c'est un très lointain fredon.
On le dit.
« On le dit », cela veut dire : ce sont des choses qu'on entend. Mais personne n'entend les livres.
S'il est vrai que la ponctuation d'un livre est plus affaire de syntaxe que de souffle, il reste que parfois pareille voix fictive parcourt effectivement le corps. Même, quand le livre est très beau, elle fait penser que la lecture n'est pas si loin de l'audition, ni le silence du livre tout à fait éloigné d'une « musique extrême », — encore qu'il faille affirmer aussitôt qu'elle est imperceptible.
Aussi entend-on parler de la ponctuation comme d'une sorte de cadence ou, plutôt, de « mouvement d'exécution ». Ce n'est pas un air, une mélodie : mais un rythme, qui est abstrait, qui chiffre la promptitude ou la lenteur, solfiant les groupes des mots, décidant des valeurs Ainsi on estime certaines ponctuations pour agitées, ou contenues, pour graves, ou inquiètes, pour fougueuses, ou sèches, pour domptées, ou tumultueuses, — et il est vrai que le rejet même de la ponctuation, loin qu'il affranchisse d'une règle, consent un sacrifice qu'il n'appelait peut-être pas de ses vœux s'il a pour premier effet des restrictions supplémentaires, des privations exorbitantes. Vouant à vivre de peu, il accroît la misère.
[...]
Pascal Quignard, Petits traités, I, Maeght, 1990, p. 159-161.
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11/05/2014
Les poèmes d'Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé
Le lac
Au printemps de mon âge, ce fut mon destin de hanter de tout le vaste monde un lieu, que je ne pouvais moins aimer — si aimable était l'isolement d'un vaste lac, par un roc noir borné, et les hauts pins qui le dominaient alentour.
Mais quand la nuit avait jeté sa draperie sur le lieu comme sur tous, et que le vent mystique allait murmurer sa musique — alors — oh ! alors je m'éveillais toujours à la terreur du lac isolé.
Cette terreur n'était effroi, mais tremblant délice, un sentiment que non ! mine de joyaux ne pouvait m'enseigner ou me porter à définir — ni l'Amour, quoique l'Amour fut le tien !
La mort était sous ce flot empoisonnant, dans son gouffre une tombe bien faite pour celui qui pouvait puiser là un soulas à son imagination isolée — dont l'âme solitaire pouvait faire un Eden de ce lac obscur.
Les poèmes d'Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé, Gallimard, 1928, p. 138-139.
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Buson (1716-1783), Le parfum de la lune
aux poils de la chenille
on devine que souffle
la brise matinale
sous la lune
si loin semblent-elles
la couleur et la senteur de la glycine
juste un somme
au réveil cette journée printanière
déjà se termine
toute la nuit
sans un bruit la pluie
sur les sacs de graines
au bord du chemin
par une main éparpillées
quelques fleurs de sarrasin
les fleurs des cerisiers s'éparpillent
dans les pépinières de riz inondées
nuit étoilée
Buson (1716-1783), Le parfum de la lune,
traduction Cheng Wing fun et Hervé
Collet, Moundarren, 1992, p. 19, 29,
32, 39, 44, 48.
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10/05/2014
Sarah Kirsch (1935-2013), À la pêche avec Sacha
À la pêche avec Sacha
Ce qui serait bien avait dit Sacha ce serait de faire
Aujourd'hui notre provision de vers de terre et demain
Le bus du canal un petit sac de ravitaillement l'attirail
De pêche des pliants du tabac en veux-tu en voilà moi j'ai dit
Sitôt dit sitôt fait après avoir perdu en route
Un chaudron traversé les roseaux en nous protégeant les yeux
Nous avons mis bas le paquets j'ai poussé un soupir le soleil
Pointait hors de l'eau dans cette contrée
L'eau de la rivière et non de la mer
Viens sous le saule
Toi prends le pliant rouge
À l'ombre des amorces
Enfile les bottes en caoutchouc
Claquements de lignes nombreux des deux côtés sur l'eau boueuse
Un petit chaudron çà et là fume y nagent sans doute
Des paprikas en attendant ceux qui pour l'instant sont encore
Ces poissons voilà déjà le bouchon qui plonge je ferre rien
Fais attention au fil
Un bateau à moteur passe le long du bord
Il a de belles mains
La ligne de vie pas une brisure
C'était à prévoir Sacha a de la veine il prend quelque chose et moi
De ces ridicules petits poissons dont on n'ose même pas
Dire le nom si j'essayais à la cuiller
Pas encore la saison je le sais bien les poissons aussi
Ma seule chance est là à nouveau le bateau à moteur
Qui passe il a son fil cassé au-dessus de l'hameçon viens
Les nœuds les tendres liens c'est à moi de les faire Sacha
Ta main est trop grosse
Serre bien les plombs avec tes dents
Je suis quand même bonne à quelque chose tu vois
Je pose la deuxième ligne
[...]
Sarah Kirsch (1935-2013), À la pêche avec Sacha, traduit de l'allemand par Maurice Regnaut, dans Rehauts, n° 32, septembre 2013, p. 3-4.
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09/05/2014
Pier Paolo Pasolini, La Rage
Heureuse coïncidence de l'édition : la traduction de La Rabbia suit la publication de Sentir le grisou(1), de Georges Didi-Huberman, où l'on peut lire (p. 34-94) une analyse du film replacé dans l'œuvre de Pasolini. On pourra ainsi avec cette traduction précise mieux apprécier les enjeux du "cinéma de poésie" tel qu'il a été pensé et construit par le poète. Le texte de La Rabbia est en effet d'abord celui du film sorti en avril 1963 en Italie. L'été 1962, un producteur, Gastone Ferranti, a proposé à Pasolini de réaliser un montage documentaire à partir des archives d'un ciné-journal, "Mondo libero" ; le réalisateur a travaillé dès l'automne, visionnant 90000 mètres de pellicule, ajoutant des images filmées tirées des archives Italia-Urss et des photographies. Son but était d'utiliser ces images des années cinquante et de montrer ce qu'est l'idéologie de la normalité ; il y était parvenu puisque le producteur, comprenant parfaitement ce qui avait été fait, demanda à Giovannino Guareschi (l'auteur des Don Camillo) de proposer parallèlement un autre montage.
La préface de Roberto Chiesi (qui a dirigé un volume d'études sur le film) éclaire les circonstances de la création du film, les traducteurs ont ajouté des notes à propos des événements évoqués et, outre des passages non repris dans le film, ont publié un texte, Traitement, qui précise les intentions du cinéaste. Un constat : après la Seconde Guerre mondiale et le retour à la paix, « L'homme tend à s'assoupir dans sa propre normalité, il oublie de réfléchir sur soi » (15) ; il s'agit donc de créer un état d'urgence, de faire apparaître que la normalité dissimule la réalité de ce qui est autour de soi — « La normalité, ou notre catastrophe insue » (Sentir le grisou, p. 35). C'est là, pour Pasolini, la tâche des poètes, « ces champions de la rage intellectuelle » (15). Il s'est expliqué ailleurs sur « la rage du poète » (16), distinguant le révolutionnaire de l'enragé, distinction analysée par Didi-Huberman : « le révolutionnaire a pour but de substituer au système existant un autre système dont l'enragé a toutes les raisons de craindre qu'il restaurera ce que Pasolini nomme alors le "moralisme" et le "conventionnalisme" (...) de tout système établi. » (Sentir le grisou, p. 75)
Le montage des images repose ainsi sur une mise en cause de la notion de normalité, mise en cause fondée sur le refus de l'exploitation de l'homme par l'homme, de la société divisée en maîtres et en esclaves : « De cette division naissent la tragédie et la mort. » (19) Le point de départ du travail est sans ambiguïté, Pasolini démonte et remonte les images d'actualités en suivant « [s]es raisons politiques et [s]son sentiment poétique » (23), politique et poésie indissociables. C'est pourquoi les textes qui accompagnent les images sont essentiels dans la stratégie du cinéaste, ils mettent en évidence que les images peuvent être regardées de différentes manières ; à la voix officielle, qui correspond à la voix du pouvoir, s'opposent une voix pour la prose et, la plus importante quantitativement, une voix pour la poésie, toutes deux critiques.
Les séquences portent sur des sujets variés, le retour des prisonniers et les camps de concentration, la naissance de l'Europe, la guerre de Corée, les manifestations anticommunistes au moment de l'invasion soviétique de la Hongrie, la libération de la Tunisie, du Togo, l'emploi de la bombe atomique... ; elles sont nombreuses à propos de la libération de Cuba et de la lutte pour l'indépendance en Algérie. Il s'agit toujours de fustiger la violence de la classe dominante, de proposer un message d'espoir contre cette domination ; par exemple à propos du racisme des colonialistes : « Gens de couleur, c'est en étant dans l'histoire / que l'homme n'a pas de couleur, 63 » et, avec une force propre à la poésie : « L'unique couleur de l'homme / est dans la joie de se confronter à sa propre obscurité, 56 ». Pour chaque séquence, la prose ou le poème défont le caractère "normal" de l'information ; ainsi, au moment de la naissance de la télévision (« une nouvelle arme a été inventée pour la diffusion de l'insincérité, du mensonge, du mauvais latin ! », 45), ou à propos de l'uniformisation des esprits dans la démocratie américaine (« La joie de l'Américain qui se sent identique à un autre million d'Américains dans l'amour et la démocratie : voilà la maladie du monde futur ! », 70).
Les séquences apparaissent selon un ordre précis analysé dans Sentir le grisou : indiquons seulement que les deux premiers vers du livre, refrain dans la séquence 1, posent d'emblée la question de la mémoire (« Le temps fut une lente victoire / qui vainquit les vainqueurs comme les vaincus » (25), et quant aux derniers vers, dans la bouche du cosmonaute Guerman Titov, ils indiquent une voie possible (« la Révolution veut une seule guerre, / celle dans les esprits / qui abandonnent au passé / les vieux sanglants chemins de la terre. » (111) — on sait qu'ensuite avec sa « mélancolie historique », selon l'expression d'Alain Badiou(2), Pasolini approfondira sa réflexion poétique sur l'Histoire. Ici, il affirme clairement à plusieurs reprises que la poésie ne peut en aucun cas être étrangère à ce qui se passe dans le monde. Les industriels, écrit-il, « deviennent poètes, à condition que la poésie n'ait pas de contenu » (67) : doit triompher la forme, c'est pourquoi « Le poète servile s'anéantit, rendant vains les problèmes et réduisant tout à la forme » (18). La forme au service du contenu explique les choix de Pasolini ; si une forme est jugée efficace, elle est reprise, comme par exemple celle adoptée par Éluard dans "Liberté" devient (1ère strophe, 94) :
Sur mes haillons souillés
sur ma nudité squelettique
sur ma mère gitane
sur mon père berger
j'écris ton nom.
Les questions que soulève pour nous La Rage concernent toujours la question de l'Histoire et la possibilité pour la poésie de penser le temps présent, sans imaginer une fin qui arriverait « quand l'industrie aura rendu inarrêtable le cycle de la production et de la consommation » (70).
______________________
1. Georges Didi-Huberman, Sentir le grisou, Les Éditions de Minuit, 2014, 112 p.
2. Alain Badiou, "La lecture dialectique du poème", dans Europe, n° 947, mars 2008, "Pasolini", p. 41. Le numéro présente un ensemble passionnant sur l'œuvre de Pasolini.
Pier Paolo Pasolini, La Rage, traduit par Patrizia Atzei et Benoît Casas, préface de Roberto Chiesi, éditions NOUS, 2014, 128 p., 16 €.
Sitaudis a publié cette recension le 8 mai 2014.
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08/05/2014
James Sacré, Donne-moi ton enfance
La campagne de ton enfance. On la voit qui s'en va loin : au-delà de grands oliviers qui sont comme un geste du tems. Cette campagne est une belle étendue de lumière et de champs cultivés tenue dans la hauteur et relevée sur ses bords en collines qui sont déjà de la montagne.
Tu montres, on ne distingue pas bien, un endroit où ton grand-père t'emmenait, cheval et l'eau d'une fontaine à ramener à la maison. Sur le plat le cheval tire sa tête de côté, dis-tu, mais une fois dans la pente l'effort remet tout son corps dans le droit du chemin.
J'ai le sentiment d'être dans un endroit pour lire un monde sans secret sinon celui, donné là devant, dans la lumière. Tu n'as presque rien dit parce que sans doute
Il n'y a rien à dire. Ce qui s'étend devant ton enfance jusqu'à ce geste des oliviers vient nous toucher.
On a l'impression de comprendre mieux comment vivre est à la fois de l'espace et du temps.
James Sacré, Donne-moi ton enfance, Tarabuste, 2013, p. 101-102.
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07/05/2014
Pier Paolo Pasolini, La Rage
62. Série de photographies de femmes parées de bijoux au théâtre.
La classe propriétaire de la richesse.
Parvenue à une telle familiarité avec la richesse,
qu'elle confond la nature et la richesse.
Si perdue dans le monde de la richesse
qu'elle confond l'histoire et la richesse.
Si touchée par la grâce de la richesse
qu'elle confond les lois et la richesse.
Si adoucie par la richesse
qu'elle attribue à Dieu l'ide de la richesse.
63. Gens qui rentrent à une réception et porte qui se ferme.
La classe de la beauté et de la richesse,
un monde qui n'écoute pas.
La classe de la beauté et de la richesse,
un monde qui vous laisse à la porte.
Pier Paolo Pasolini, La Rage, traduit par Patrizia Atzei et Benoît Casas, NOUS, 2014, p. 105-106.
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06/05/2014
Georges Didi-Huberman, Essayer voir
« Comment essayer dire ? » (how try say ?), se demande Beckett1. Et il répond par l'indication d'un geste double ou dialectique, un geste constamment reconduit à la façon dont nos propres paupières ne cessent d'aller et venir, de battre au-devant de nos yeux : « Yeux clos » (clenched eyes), pour ne pas croire que tout serait à notre portée comme le matériau intégral d'une demonstration ad oculos. « Yeux écarquillés » (staring eyes), pour s'ouvrir et s'offrir à l'irrésumable expérience du monde. « Yeux clos écarquillés » (clenched staring eyes), pour penser enfin, et même pour dire, essayer dire tout cela ensemble2. Si le langage nous est donné, le dire nous est constamment retiré, et c'est par une lutte de tous les instants, un essai toujours à recommencer, que nous nous débattons avec cet innommable de nos expériences, de notre défaut constitutionnel devant l'opacité du monde et de ses images.
Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Les Éditions de Minuit, 2014, p. 53.
___________________________
1 S. Beckett, Worstxard Ho, London, John Calder, 1983, p. 17 (repris chez Faber en 2009). Trad. E. Fournier, Cap au pire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 20.
2 Ibid, p. 11 (trad. cit., p. 12).
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05/05/2014
Pier Paolo Pasolini, La rage
Ainsi tandis que dans un coin la culture de haut niveau devient de plus en plus raffinée et réservée à quelques-uns, ces « quelques-uns » deviennent, fictivement, nombreux : ils deviennent « masse ». C'est le triomphe du « digest », de l'« illustré » et, surtout, de la télévision. Le monde déformé par ces moyens de diffusion, de culture, de propagande, devient de plus en plus irréel : la production en série, y compris des idées, le rend monstrueux.
Le monde des magazines, du lancement à l'échelle mondiale des produits, même humains, est un monde qui tue.
Pauvre, tendre Marilyn, petite sœur obéissante, accablée par sa beauté comme par une fatalité qui réjouit et tue.
Peut-être as-tu pris le bon chemin, nous l'as-tu enseigné. Ton blanc, ton or, ton sourire impudique par politesse, passif par timidité, par respect envers les adultes qui te voulaient ainsi, toi, restée gamine, voilà ce qui nous invite à apaiser la rage dans les pleurs, à tourner le dos à cette réalité maudite, à la fatalité du mal.
Car : tant que l'homme exploitera l'homme, tant que l'humanité sera divisée en maîtres et en esclaves, il n'y aura ni normalité ni paix. Voilà la raison de tout le mal de notre temps.
Et aujourd'hui encore, dans les années soixante, les choses n'ont pas changé : la situation des hommes et de leur société est la même qui a produit les tragédies d'hier.
Vous voyez ceux-là ? Hommes sévères, en veste croisée, élégants, qui montent et descendent des avions, qui roulent dans de puissantes automobiles, s'asseyent à des bureaux grandioses comme des trônes, se réunissent dans des hémicycles solennels, dans des lieux superbes et sévères ces hommes aux visages de chiens ou de saints, de hyènes ou d'aigles, ce sont eux les maîtres.
Et vous voyez ceux-là ? Hommes humbles, vêtus de haillons ou de vêtements produits en série, misérables, qui vont et viennent par des rues grouillantes et sordides, qui passent des heures et des heures à un travail sans espoir, se réunissent humblement dans des stades ou des gargotes, dans des masures misérables ou dans de tragiques gratte-ciels : ces hommes aux visages semblables à ceux des morts, sans traits et sans lumière sinon celle de la vie, ce sont eux les esclaves.
De cette division naissent la tragédie et la mort.
Pier Paolo Pasolini, La rage, traduit de l'italien par Patrizia Atzei et Benoît Casas, introduction de Roberto Chiesi, NOUS, 2014, p. 18-19.
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04/05/2014
Buson (1716-1783), Le parfum de la lune
aux poils de la chenille
on devine que souffle
la brise matinale
sous la lune
si loin semblent-elles
la couleur et la senteur de la glycine
juste un somme
au réveil cette journée printanière
déjà se termine
toute la nuit
sans un bruit la pluie
sur les sacs de graines
au bord du chemin
par une main éparpillées
quelques fleurs de sarrasin
les fleurs des cerisiers s'éparpillent
dans les pépinières de riz inondées
nuit étoilée
Buson (1716-1783), Le parfum de la lune,
traduction Cheng Wing fun et Hervé
Collet, Moundarren, 1992, p. 19, 29,
32, 39, 44, 48.
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03/05/2014
Martial, DCL épigrammes recyclées par Christian Prigent
III, 65
Haleine d'enfant qui mord dans un fruit,
Brise qui passa sur fleur de safran ;
Arôme de vigne aux grappes d'argent,
Le gazon aimé des dents de brebis ;
Le myrte épandu avec l'aromate.
L'ambre, l'encens d'orient qi éclate
Au feu pâle ; une pluie douce aux sillons,
Des cheveux brillants du nard des flacons ;
Voilà tout ce que sentent tes baisers.
Pourquoi donc veux-tu me les marchander ?
*
IV, 65
Elle pleure d'un seul œil à la fois
Impossible ? Non — mais borgne : voila !
*
V, 13
J'ai pas un sou mais m'en bats l'œil :
Un peu partout j'ai des lecteurs
Qui s'écartent de mon soleil,
Disant : « C'est lui ! » — Que du bonheur !
Vivant, sur mes lauriers je dors
Mieux que bien d'autres déjà morts.
À toi tes cent mètres carrés,
Un coffre-fort plein craquer,
Tes propriétés, tes chevaux,
Les revenus de tes troupeaux.
Y arriver, chacun le peut.
Mais être moi : essaie un peu !
*
VII, 30
Putain romaine
Mais pute à Grecs.
Et si avec
Un Juif s'amène :
Putain pour lui.
Pute à Germains,
À Égyptiens,
Sand oublier
L'Indien bronzé
De la mer Rouge.
Elle se bouge
Le cul pour des
Petits Maltais,
Des grands Galois.
Même parfois
Tous à la fois.
Oui, mais voilà :
Pas de Romains.
Pour eux : « Tintin ! »
Dit la putain.
*
IX, 81
Mes lecteurs : « C'est bon ! »
Mes critiques : « Non ! »
Plutôt plaire aux invités
Que complaire au cuisinier.
Martial, DCL épigrammes recyclées par
Christian Prigent, P.O.L poche, 2014.
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