19/07/2022
Henri Thomas, La joie de cette vie
Le bonheur d’être assis ou m’agitant un peu, dans une pièce chauffée et silencieuse, avec livres et carnets.
Une bonne part des ennuis de la vieillesse vient des autres, jeunes ou vieux : ils vous retirent, par prudence ou par indulgence ou par mépris, les outils de la vie, les armes, les fonctions.
Il ne faut pas guetter, il faut attendre.
Si l’existence des pauvres (qui seront toujours nombreux, même si le nombre des riches et demi-riches augmente) est fatalement basse, inculte, sans esprit, alors la beauté de la nature est empoisonnée (puisqu’elle n’est que pour les favoris de la fortune), et ce monde est un lieu sinistre. Essayez des systèmes sociaux différents, aucun n’y remédiera.
Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1991, p. 51, 53, 56, 57.
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20/06/2020
Emmanuel Laugier, Chant tacite
4 juillet
le lent décroché de l’écrire
: de ne pas
pouvoir écrire selon que le montage
expose aux assauts de ce qui vient
à l’instant même
redistribue les rapports :
- une plaque d’aluminium fondue
du fleuve large frappe l’esprit
qu’en écrire le décroché
à l’échancrure même de la branche basse où je vis
chevaux postés derrière la lisière
en attente
dans ce tableau
une masse de bruns nets un trouble
gagnent l’image par un point de lumière insistante
je ne sais plus si j’avance ici
ou là dans la limite de la vue donnée
il me souvient pourtant
de ramasser les branches sèches éparpillées
d’en faire plus tard un savoir local
dans mon carnet d’y notifier le poids
et parfois l’odeur entêtante
du cheval aiguise
le feu
Emmanuel Laugier, Chant tacite, NOUS, 2020, p. 192.
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19/04/2018
Frédérique Germanaud, Intérieur. Nuit
photo Michel Durigneux
[…]
Je dis dans le carnet cousu
Je mens
Par la fenêtre ouverte ça sent la neige ou le souvenir de la pluie
Ou celui de la casquette de mon père
Je la portais beaucoup je vivais le jour
L’inquiétude monte des miettes et du soir
Mon incurie
Je n’ai su appeler pour le cheval couché sur le flanc
Je ne sais jamais qui appeler
Est-ce cela l’abandon
Un cheval mort et personne
Seul le crayon soutient mon poids
Frédérique Germanaud, Intérieur nuit, le phare du cousseix, 2018, p. 13.
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06/06/2017
Henri Thomas, Carnets, 1934-1948
Lundi 25 mai 1942
Il fallait choisir une existence, une expérience — une forme, afin de ne pas être tourmenté et détruit par un mélange de formes et d’existences dont je n’aurais pas été maître.
Cela n’est pas un appauvrissement. La misère n’est pas dans le calme, elle est dans le trouble qui empêche de rien voir dans l’horizon.
Il faut à présent que le travail soit cet horizon où je trouve tout ce que l’existence définie semble vouloir me dérober. Le développement des pensées — avec tout ce qu’il y faut de patience et d’humilité.
J’ai ressaisi mon bien le plus précieux. Apparemment, il n’est rien ; il est la négation de toute richesse réelle, — mais va plus loin : il est l’affirmation de la lucidité et de la légèreté qui font que je dispose de moi-même et de tout sans jamais me croire plus riche.
Il est l’attention et la joie ; l’accord avec soi-même et avec la vie.
Henri Thomas, Carnets, 1931948, édition Nathalie Thomas, préface Jérôme Prieur, notes Luc Autret, éditions Claire Paulhan, 2008, p. 323.
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13/02/2015
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours
Toujours le même plaisir de voir des chevaux, même montés par des flics. Je suggèrerais volontiers à l’un d’entre eux de grandir son buste, de basculer le bassin, de descendre les jambes, bref, d’apprendre à se tenir à cheval ; la monture, quant à elle, semble perdue dans ses pensées : le spectacle de la rue l’indiffère.
Dans La ferme des animaux les chevaux représentent le prolétariat ouvrier.
Seul depuis quelques jours, et je ne parviens toujours pas à me rencontrer. Ce qui pourrait aussi se dire ainsi : « Cet appartement est trop petit pour deux personnes, nous ne cessons de nous heurter. »
Non, rien qui ne puisse attendre demain ! Il est trois heures du matin, pas question de me lever pour écrire, à peu de choses près, ce que j’ai déjà dû cent fois écrire — j’allume la lampe de chevet, tâtonne ébloui vers un bout de crayon — à savoir : « Indispensables et dérisoires, tels me paraissent ces carnets quand ils ne sont que l’alibi qui me permet de vivre mon désœuvrement de manière apparemment studieuse, même si, en l’occurrence, ce n’est pas le cas. Il s’agit bien d’une dépendance et ma force de caractère, j’ai eu l’occasion de le remarquer, s’apparente à celle d’un toxicomane. Ceci étant, il peut m’arriver de décrocher durant un jour ou deux et sans effort, non, pas le moindre, mais avec mauvaise conscience, comme si griffonner s’avérait un devoir. » J’ai, cette nuit plus que jamais, l’impression d’avoir muettement profané le silence.
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le bruit du temps, 2014, p. 93, 93, 115, 117.
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31/05/2014
André du Bouchet, Je suis sur les traces d'un autre
Je suis sur les traces d'un autre
je suis sur les traces d'un autre
là, je ne me serais pas risqué si un autre — inattendu — ne s'était pas résolu à prendre les devants. tout cela demeuré, sinon, perdu ou fermé.
la perte même aujourd'hui de ce qui est perdu — mots à la hâte griffonnés debout illisibles, ou carnets eux-mêmes plus d'une fois perdus ou manquants — la perte même de ce qui est perdu m'apparaît aujourd'hui insignifiante. mesure pour moi d'une distance, hauteur, ou détachement — cela revient au même, et termes synonymes — prise, qui rend, lorsque je m'en avise, les choses plus respirables. et cette transcription lorsqu'à mon tour, et rapidement, je m'y serai résolu, apport de ce manque — manque sans regret — respirable.
perte de ce qui est perdu apparue insignifiante.
et voilà, sur ses blancs, pour autrui — et l'œil d'un autre que moi-même je puis être — le temps sur ses fractures à nouveau homogène, comme aisé.
[...]
André du Bouchet, Je suis sur les traces d'un autre, dans Europe, "André du Bouchet", juin-juillet 2011, p. 61.
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