06/10/2020
Édith Azam, Bestiole moi Pupille : recension
Le dernier livre d’Édith Azam évoque plus ses récits en prose — Décembre m’a cigüe, par exemple — que ses ensembles de poèmes. On retrouve en effet un univers qui ne peut être plus fermé puisque limité à ce qu’éprouve un personnage féminin, Pupille, sensations et émotions rapportées par un narrateur. L’espace est réduit (« pas le moindre espace / pour déplacer les choses ») — mention est faite d’un mur — et l’on relève une notation de temps, la nuit et des étapes (minuit, trois heures et six heures du matin). Trois autres personnages interviennent dans le récit ; "Bestiole" apparaît comme la métaphore de la peur qui détruit Pupille, à ce titre elle la ronge (« C’est dans la chair que ça s’écrit / et dans la profondeur / du vide ») ; "le Fou" a un rôle limité, ses occupations consistent surtout à se frapper la tête contre le mur (image classique du fou) et à émettre un rire de crécelle, à la fin à se confondre plus ou moins avec le dernier personnage ; "Deuxième Homme" — aucune trace d’un "Premier Homme", mais ce pourrait être le Fou — est donné comme amoureux de Pupille. Le nom même de "Pupille" renvoie à une personne qui ne peut se diriger elle-même (mineure) ou à ce qui joue un rôle essentiel dans la vision. La désignation des personnages a sans doute pour fonction, efficace, d’éloigner le récit de la réalité, tout comme le choix de la poésie. Cependant, à partir du moment où un récit s’engage, ce n’est plus seulement un jeu avec la langue, quelles que soient ses incohérences, nombreuses ici, il s’y passe quelque chose et le lecteur essaie de reconstruire et d’ordonner des événements.
Pupille vit donc dans la peur, d’abord celle de la fin (« Pupille voit la mort »), plus continûment celle de la solitude, de l’absence d’échange verbal, car comment donc peut-on parler au Fou toujours présent ? Les notations à ce sujet sont récurrentes ; ce qui la détruit intérieurement, sous le nom de Bestiole, empêche toute parole, « Il ne reste de sens : que silence », rien, seulement supporter le vide, ce que désigne un oxymore, « les absences béantes ». Pupille est présentée avec les contradictions propres à tout être humain ; à la fois ne sachant « qui elle est dans sa peau » et se refusant à penser son trouble, vivant « l’alternance d’être en soi / d’être en soi de se fuir ». Pour sortir de cette nuit, il faudrait la présence de l’Autre, à qui elle dirait son amour, « qu’elle l’attend depuis mille ans » et « il lui dirait / des mots d’amour ». Le récit, avec des avancées et des retraits, tourne autour de cette absence de l’Autre, et Pupille ne quitte pas « les ornières / où s’acharne Bestiole ».
Il semble que le manque vienne d’abord des choix, ou de l’impossibilité de choisir, de Pupille, qui « coupe tous les liens », pour qui la jouissance « C’est d’abord c’est toujours / une histoire de chute » et, surtout, qui est toujours incapable de parole. Quand Deuxième Homme pourrait se déclarer, il n’y parvient pas : « Il voudrait dire / mais impossible les mots : ça fait crever », et c’est à peu près avec les mêmes mots que Pupille exprime le rapport impossible à l’Autre. Le seul rapport possible entre Deuxième Homme et Pupille ne peut passer par les mots, ils font l’amour, sans commentaire, « la chair les sexes / ça langage », comme si les mots de la langue de tous ne pouvaient servir de lien entre les personnes. On peut alors comprendre pourquoi Édith Azam se plaît à la création lexicale, sans d’ailleurs inventer un vocabulaire (comme Michaux ou Vian) ; pour citer quelques-uns des verbes formés à partir de noms, « spiraliser », « bestioler », « s’écriturer », « léprosité », « s’énigmer ». On reconnaît par ailleurs une ponctuation propre de livre en livre à l’auteure, les « : », souvent mais pas seulement, pour mettre en vedette un élément, par exemple dans : « L’espace à nouveau : rétréci ».
Ce qui occupait une partie du récit, l’action de Bestiole, disparaît, en effet Bestiole s’endort et l’on pourrait penser que le lien ainsi formé entre les deux personnages le ferait sortir de leur solitude, il n’en est rien. La joie naît bien des souffles partagés sans pour autant que la peur disparaisse et, après ce temps de partage, Bestiole « saccage au point de / non retour », parce que, quoi que fasse Pupille, « il n’y a pas de mot »., et de son côté Deuxième Homme ne sait que pleurer. Alors que le narrateur écrivait « La fiction est ouverte », il annonce maintenant « La fiction se resserre » : le Fou et Deuxième Homme se confondent et la voix de Pupille n’est pas pour l’échange : « Pupille hurle / hurle / hurle / jusqu’à ne plus s’entendre » et, un peu plus tard, oublie le Fou et Deuxième Homme.
Ce récit de l’extrême difficulté de se construire, de vivre une relation (de parole d’abord) avec l’Autre, s’achève sur une autre fiction possible, de deux manières. D’abord,
Pupille cherche
comment aimer comment
aimer mourir d’aimer...
Ensuite, cette fiction à venir est clairement annoncée dans les deux derniers vers, « Elle sait : écrire reste inachevé ». C’est une des constantes des récits d’Édith Azam, il lui est nécessaire, chaque fois, de recommencer à les écrire — autrement. Édith Azam, Bestiole moi Pupille, la tête à l’envers, 2020, 16 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 28 septembre 2020.
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25/06/2019
Édith Azam, Bernard Noël, Retours de langue : recension
Fort peu de livres de poèmes ont été écrits à quatre mains — on pense aux Champs magnétiques en 1920 de Breton et Soupault, à L’Immaculée conception de Breton et Éluard en 1930 ; plus proches de nous Jacques Izoard et Eugène Savitzkaya ont publié Rue obscure en 1975 et Plaisirs solitaires en 1979. Édith Azam elle-même a écrit avec Valérie Schlée (Un objet silencieux, 2008) et avec Jean-Christophe Belleveaux (Bel échec, 2014), la part de chacun étant distinguée par la couleur des caractères ou la différence romain / italique. Dans Retours de langue, quand intervient le passage d’une voix à l’autre à l’intérieur d’un poème, un changement de police l’indique et quelques éléments permettent d’attribuer tel poème ou telle partie d’un poème à l’un ou à l’autre. Les considérations sur la vieillesse orientent vers Bernard Noël, ce qui par soustraction permet de reconnaître les deux voix. On ajoutera que des éléments propres à l’écriture de chacun sont lisibles, par exemple l’usage particulier des deux points par Édith Azam (« aller (…) / y accueillir : ton évidence »), constant dans sa prose et sa poésie.
Les cinq premières séquences sont en strophes de cinq octosyllabes non rimés, des strophes de dizains sont choisis pour la sixième (avec une dominante du vers de 4 syllabes), et ces formes régulières disparaissent ensuite pour des vers libres en continu. D’une séquence à l’autre, l’unité naît de la reprise de mots et de l’échange entre les deux voix : à partir de la première proposition sur le temps destructeur, un dialogue se construit.
Ce que sont les atteintes du temps, comment ne pas les reconnaître ? Est d’abord transformé ce qui est le plus visible pour l’Autre, le visage, « le miroir ne peut vous changer / en celui qu’un jour vous étiez ». De cette évidence peuvent suivre des considérations sur l’identité même (« qui suis-je dans le sac de peau »), puisque le changement du corps introduit une rupture avec le passé, laisse penser qu’un fossé s’est creusé impossible à combler,
on croit pouvoir recouvrir d’ombres
le grand fracas de la mémoire
C’est, toujours, dans ce passé que le monde était vivable, le temps plein ; aujourd’hui, répète la poésie lyrique, « le paradis est bien perdu » et l’on se retrouve devant le désert, le « néant », « le rien finalement le rien / est le seul costume inusable ». On apprécie ces variations que l’on peut suivre depuis le Moyen Âge — on se souvient de ce passage de la "Complainte Rutebeuf", « Que sont mi ami devenu/ Que j’avoie si près tenu/ Et tant amé ? » —, variations toujours renouvelées. Elles aboutissent d’abord ici à douter de la possibilité dans le présent de construire un Nous, d’engager un temps commun du "je" et du "tu". Ce sont les échanges qui modifient le point de vue.
Sans rejeter du tout le passé, Édith Azam refuse la possibilité de se cramponner « aux vieilles images », celles notamment d’un corps autre qui n’est plus. S’il faut se souvenir, ce sont les gestes, les mots qui doivent revenir à la mémoire, ce qui a permis au Nous d’exister. Reprenant le titre d’un livre de Bernard Noël*, elle conseille : « ouvre un peu la peau et les mots » et, plus loin, affirme le primat du corps d’aujourd’hui, du présent contre le passé — « si le présent n’a pas de place / alors la vie : quoi en faire ».
Il s’agit bien d’avancer, sachant que les « graines perdues de la mémoire », ne doivent en rien empêcher le mouvement, que les corps ne cessent de s’inventer dans la fusion amoureuse, c’est-à-dire indéfiniment dans le présent. Le désir change la perception du temps, le rencontre du "je" et du "tu" est, chaque fois, « le début de la clarté ». Il y a dans l’échange un pari dont l’enjeu est un rapport au temps vécu, ce que résume clairement cette strophe :
mais pourquoi verrait-on là-bas
s’inventer soudain l’origine
des raisons de vivre et d’aimer
il n’est pas de commencement
pour ce qui n’aura pas de fin
Il faut toujours tenter de « retrouver / les vieux gestes / du vertige », et même si les mots apparaissent trop souvent comme des « crève-misère », le poème qui dit le vertige, la rencontre, le désir à sa manière arrêtent le temps. Peut-être écrit-on le plus souvent « pour du vent », note Édith Azam, cela cependant contribue à « se tenir / face au chaos », de savoir que « tout change et ne se perd pas ».
Rien de serein dans cet échange, rien d’achevé et c’est peut-être l’aspect le plus attachant du livre. Toute rencontre, tout échange amoureux sont dits fragiles et susceptibles de se rompre, certes, et la rupture entraîne la solitude : c’est alors qu’il faut « résister dedans ». La vie est faite de « choses illisibles » qui aident à avancer parce qu’elles sont peu à peu comprises ; alors, « C’est un langage neuf / et c’est bien pour cela / qu’il ouvre / tous les possibles ».
Édith Azam, Bernard Noël, Retours de langue, Faï Fioc, 2018, 64 p., 8 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 1erjuin 2019.
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08/01/2019
Édith Azam, PoOki, c'est PoOnk : recension
Un livre pour les zenfants ?
Tous les livres écrits par des écrivains ’’à destination de la jeunesse’’, comme on dit, n’ont pas tous eu le succès du Petit Prince et on a tendance à les oublier. Quelques titres au hasard de ce que la mémoire appelle : Grain d’aile d’Eluard (dont le patronyme était Grindel), Chantefleurs chantefables de Desnos, plus près de nous Innocentines de René de Obaldia, Contes de Ionesco, Anacoluptères de James Sacré et, pour ne citer qu’un seul ouvrage traduit, L’arbre aux souhaits de Faulkner. Il y a bien une tradition en la matière et Édith Azam la poursuit à sa façon, elle a inventé un personnage, PoOki, dont elle débute les aventures. Présenté comme « brindille en bois cassé », ou comme bestiole, ou comme « oizo », il est enfermé dans une boîte et seuls bras, jambes et tête sont visibles ; la fausse naïveté des dessins de Sylvie Durbec (qui, entre autres, écrit aussi ’’pour la jeunesse’’) dirige le lecteur vers l’imaginaire et le non-sens, en accord avec le texte.
Édith Azam renoue pour certains aspects avec quelques-uns de ses écrits anciens qui mettaient à mal la syntaxe et la morphologie du français, comme dans Le mot il est sorti, Du popcorn dans la tête ou, surtout, Mercure qui, en outre, saccage l’orthographe. Les atteintes sont nombreuses : rupture des accords (« comment que c’est ses dents cassées »), soudure de mots (« c’est komça »), liaison prononcée d’un mot après un article au pluriel (les émotions) transportée au singulier (« la zémotion »), suppression du ne de la négation (« j’ai pas »), mot habituellement au masculin pluriel utilisé au singulier (« un gens »), aphérèse (« les tites », pour les petites ; « zaktement » ; « l’aime pas », « l’est là »), redoublement d’une syllabe (« la boîboîte ; les bêbêtes ») ; graphie selon la prononciation (« l’oizo », « le cervo »), etc. On relève également des créations de mots, qui suivent les règles de la néologie en français et, de ce fait, restent interprétables : « la brûlance », « la croquille », « cagé » (= mis en cage), « enfloconner », etc.
Tous ces éléments ne visent pas à représenter l’oral, mais à donner une langue au personnage principal, langue d’un personnage qui est autre, ne ressemble à rien que l’on puisse rencontrer — surtout pas à un petit prince. Loin d’un oral factice : PoOki emploie aussi des mots comme « métamorphique », « mutisme » et crée le verbe « néanter ». Le lecteur est du côté nonsensique dès le début avec une proposition comme « Le PoOki il est PoOnk / Non on sait pas pourquoi ». Mais si quelques séquences reprennent le motif de l’ignorance, d’autres évoquent nettement des thèmes propres aux récits et poèmes d’Edith Azam : la peur, la difficulté de la relation à autrui (« Mais c’est facile pour personne / savoir aimer c’est pas facile ») ou la place prépondérante, pour se construire un équilibre, de l’écriture (« L’écrit du fond de sa baignoire ») et du livre : le PoOki termine sa première aventure « au milieu des livres et des feuilles / à se faire tout doux dans lui » et, ainsi, à être « ENTIER ».
Tout cela est-il bien sérieux ? Sans aucun doute, puisque la 4ème de couverture porte : « poésies pour enfants de 3 à 99 ans ». Dessins et texte font vraiment sortir de l’oubli quelque chose de l’enfance, une langue pas encore réglée par des normes et l’extrême difficulté à (se) construire une image du monde.
Édith Azam, PoOki,c'est PoOnk, dessins de Sylvie Durbec, Lanskine, 2018, 32 p., 12 € ; Cette note a été publiée sur Sitaudisle 9 décembre 2018.
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06/11/2018
Édith Azam, PoOki c'est PoOnk, dessins Sylvie Durbec
PoOki copain ?
Tu prends un infini silence et une infinie volupté
tu prends une nuit noire qui a mangé ses étoiles
tu prends un feu de bois
des grains de sable
un grand cri d’oiseau
un homme et une femme-silex
Et là
là y a pas mal de chances
que lePoOki
tu l’apprivoises
Tu l’apprivoises et puis
qu’il te laisse poOner
poOponer à souhait !
Édith Azam, PoOki c’est PoOnk, dessins Sylvie Durbec,
Lanskine, 2018, p. 19.
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25/10/2018
Édith Azam, Le temps si long
Parfois ça nous reprend
ce drôle de sanglot
tout bas
qui nous secoue la cage.
On n’y cède pas
non
ce serait déjà
beaucoup trop
beaucoup trop
être soi-même.
Ce serait beaucoup trop
accepter d’écouter
ce que nous dit la vie
du vide tout autour.
Alors alors…
On ferme à double tour
le corps
sa tentative.
On devrait lâcher prise
on se crispe
le mou !
Édith Azam, Le temps si long,
Atelier de l’agneau, 2018, p. 46.
©Photo Chantal Tanet
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08/07/2018
Édith Azam, Oiseau-moi : note de lecture
Le titre associe deux mots, comme le sont "peut" et "être" dans peut-être ; malgré la disparité entre "oiseau" et "moi", la liaison tend à créer une nouvelle entité, d’autant plus fortement que le nom attribué à l’oiseau, « Hannah » est un palindrome qui, donc, s’ « écrit à l’endroit à l’envers / dans n’importe quel sens ». Image du double, dont l’un des éléments, l’oiseau, est absent, mais la narratrice l’est également à sa manière : « Derrière moi / aucune trace / personne ne saura / je suis passée » — ne pas laisser de trace est aussi une des caractéristiques de l’oiseau. Presque toutes les séquences du poème débutent par ce nom de femme et se développe une quête de l’autre et de soi-même.
La narratrice qui, sans cesse, appelle la présence d’Hannah, se présente comme divisée (« je suis en deux » ), étonnée d’être là, plus simplement d’exister. Le thème de la disparition est repris sous plusieurs formes, d’abord par le désir d’être autre — oiseau — ; avec le vœu de la perte du nom, le "je" devient anonyme, et à cette perte d’identité sociale est parallèle l’effacement des repères spatiaux. Le lieu souvent cité, qui traverse la ville, c’est la Seine, soit ce qui change constamment et cette eau qui fuit, où la narratrice envisage de se jeter, est recouverte de neige.
Il est d’autres repères qui perdent de leur consistance. Le corps ne garde pas sa stabilité, une « fissure » s’y ouvre et il se désorganise ; diverses transformations en modifient en effet plusieurs parties, comme la tête dans laquelle est imaginée la pousse d’un marronnier, les mains d’où s’échappe un ruisseau. La conscience même d’être un corps s’évanouit : « parfois je ne sais plus / où sont passés mes os / qui de la feuille ou moi : / tombe. » Ces pertes, comme l’absence de qui pourrait les compenser, sont sans doute moyen de ce pas penser le manque, également de ne pas vivre dans le réel en étant totalement différente ; elles provoquent des effets sensibles, la peur (« j’ai peur si peur ») et la difficulté de s’exprimer dans la langue commune.
Tout se passe comme si la langue, le français, était devenu trouée, et s’y reconnaître partiellement impossible, aussi des mots d’espagnol, d’italien et d’anglais apparaissent-ils. Par exemple, le myosotis, symbole du souvenir après séparation, figure peut-être une unité passée (ou à retrouver) avec soi-même, avec Hannah ; son sens provoque la présence du mot en anglais (forget-me-not) et son découpage, association d’un mot anglais (my) et d’un élément qui ressemble à un nom de personne (Osotis) ; ce nom invoqué — nom de l’absence ? — est répété avec un autre possessif anglais (« Osotis mine »). C’est par l’italien que passe le désir d’unité retrouvée, d’une fusion complète avec l’autre, Hannah : « mange-moi Uccellina ». C’est avec l’espagnol que s’écrit une passion qui ne peut exister, « mi huracan mi tormenta ».
Le nom d’Hannah est le nom du manque, à la fois dans la mémoire et « dans les tourbillons de la Seine ». La narratrice s’adresse à elle ou parle d’elle, indiquant à divers moments qu’elle est imaginée — « chacun sa fiction personnelle » — et n’est qu’une de ses formes, « C’est moi que l’on croit voir : c’est Hannah qui est là ». Ce n’est peut-être que par la vertu de cette image qu’elle atteint quelque équilibre, une harmonie toute provisoire avec elle-même puisque, dit-elle, « dans le lieu / où je m’invente / il n’y a rien à fuir ». Ce lieu, comme ce double, est pour un temps un moyen de ne plus être « dans le désordre », celui du monde réel où elle sort pieds nus dans la rue la nuit.
Peut-être faudrait-il trouver un autre langage pour s’en sortir, comme font les oiseaux avec des signes dans le ciel ; ce sont cependant des signes illisibles pour nous, mais mêler des mots d’autres langues n’aboutit qu’à accroître le désordre. À lire Édith Azam il semble que pour elle il n’y ait pas d’issue ; ce que la narratrice veut transmettre à Hannah, son double ou l’oiseau qui ne peut l’entendre, ne laisse pas de doute quant à la vision de la vie : « Hannah je voudrais lui dire / lui dire la vie / il y a belle lurette / que tout est foutu Hannah ». Tout refuge ne peut être que provisoire : en sortir, sortir de la fiction, c’est à nouveau comprendre qu’ « il n’y a rien / rien : / à sauver » et que « nul ne sait bien vivre ».
L’indigence de la langue pour exprimer ce que l’on est, la question du manque, de l’enlisement, le désir d’être autre, la peur du vide et de vivre, sont des thèmes constants dans les poèmes d’Édith Azam comme dans ses proses. Ce qui donne la force de continuer, c’est peut-être l’écriture, la poésie, représentée ici par Norge (aussi "marginal" dans ses propos qu’Édith Azam), à qui est emprunté le mot « beso » — « petit baiser ».
Édith Azam, Oiseau-moi, Lanskine, 36 p., 12 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudisle 16 juin 2018.
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04/06/2018
Édith Azam, Oiseau-moi
Il y a des centaines de bancs,
et là encore je me grave
écris des mots d’amour
et des envols d’oiseaux.
Je sais
je sais
elle ne sait pas :
je résiste
et vais me dire
qu’Hannah est là
parce que tout simplement :
elle y est.
Ça ne tient pas debout ?
Peu importe
je rêve à m’y méprendre
au-delà de
toute expression.
No sens no sens
j’ai peur Hannah.
J’avale un peu de nuit
pour me calmer
cailloux noirs ronds glacés
et cest si triste alors.
Ce serait bien parfois
que la fatigue
se repose.
Ce serait bien :
diminuer…
No sens no sens…
Édith Azam, Oiseau-moi, Lanskine, 2018, p. 18.
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Édith Azam, Oiseau-moi
Il y a des centaines de bancs,
et là encore je me grave
écris des mots d’amour
et des envols d’oiseaux.
Je sais
je sais
elle ne sait pas :
je résiste
et vais me dire
qu’Hannah est là
parce que tout simplement :
elle y est.
Ça ne tient pas debout ?
Peu importe
je rêve à m’y méprendre
au-delà de
toute expression.
No sens no sens
j’ai peur Hannah.
J’avale un peu de nuit
pour me calmer
cailloux noirs ronds glacés
et cest si triste alors.
Ce serait bien parfois
que la fatigue
se repose.
Ce serait bien :
diminuer…
No sens no sens…
Édith Azam, Oiseau-moi, Lanskine, 2018, p. 18.
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17/10/2017
Édith Azam, Mon frère d'encre
Mon frère d’encre
Mes pas de pierre ont résonné toute la nuit. J’ai eu froid, j’ai eu faim, j’ai eu peur, tellement peur que pleurer, je ne savais plus. Je me suis perdue, les yeux grands ouverts, aveugle de ne pas vous voir, les bras tendus de votre absence. J’ai foulé de mes pieds la nuit nue et béante. Seule, immensément seule, je vous ai cherché partout. Partout, les lèvres ouvertes, le regard blanc et toute fièvre. Je vous ai inventé un langage, j’ai passé des nuits à courir, exsangue, derrière la possibilité d’un souffle. J’ai cru que nous pourrions nous connaître, j’ai cru, j’ai cru… Je crois encore : il n’y a pas d’autre choix possible.
Édith Azam, Mon frère d’encre, Au Coin de la rue de l’Enfer, 2012, p. 26.
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30/09/2016
Édith Azam, Vous l'appellerez : Rivière
Elle se demande : comment savoir quand la parole est solide ? Il se pose la même question. D’une rive à l’autre, le courant. Il et Elle savent qu’à l’intérieur une épaisseur se crée, prend toute : son envergure. Mais est-ce l’ombre des longs arbres qui les abrite.
On dit
que Rivière
se jette
dans le fleuve.
C’est une erreur.
Elle s’engouffre.
Rivière :
dans le silence
.
Édith Azam, Vous l’appellerez : Rivière, La Dragonne, 2013, p. 63
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19/12/2015
Édith Azam, Vous l'appellerez : Rivière
Elle regarde à nouveau le moulin, pense qu’il a encore vieilli, qu’elle ne lui connaît pas d’enfance, qu’il perd ses osselets en inventant des mots qui ne s’oublient jamais, qu’elle a mille ans d’absence sur tous les dictionnaires, que la vie n’est qu’un tour de passe-passe, que ses yeux s’habituent à la nuit, que dans ses mains à lui, même affaiblies, la lumière sera : toujours belle.
Rivière
ils ont bien vu
oui
en retrouvant le sol
qu’elle pouvait
se glisser
partout
qu’elle était
pour la terre
la source :
le langage
Édith Azam, Vous l’appellerez : Rivière, La Dragonne, 2013, p. 74.
©Photo Chantal Tanet.
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23/07/2015
Édith Azam, Mon frère d'encre
Mon frère d’encre
Je ne dors plus. La nuit dernière encore je vous ai cherché partout. Je vous ai frôlé plusieurs fois, vous étiez près de moi j’en suis sûre. Je voyais plus loin que le monde, tout votre souffle entrait en moi et me réchauffait la poitrine... Je ne dors plus, non... Pourtant, pourtant je ferme bien les yeux, je fais bien comme tout le monde. Mais il y a ma cervelle défaite, ce vide noir, qui fait lumière : je ne sais plus ne plus voir Rien. Et croyez-moi, c’est terrible, j’aimerais mieux ne pas le vivre, ne vous avoir jamais connu, ne plus me cogner sans arrêt à votre absence-matière, ne plus avoir ces mains d’écriture fébriles...
Moi, moi j’aurais tellement aimé une vie tranquille et sereine où la nuit, chaque soir, m’eût invitée à sommeiller en toute quiétude. J’aurais aimé cette vie-là, mais... Mille fois plus notre voyage, notre voyage plus que tout...
Mon frère d’encre.
Les mots m’ont coupé la langue , à la fontaine où je vais boire il coule du verre brisé. J’ai des taches de nuit sur la peau, parfois, je me finis... Et c’est alors que tout commence...
Édith Azam, Mon frère d’encre, Au Coin de la rue de l’Enfer, 2012, p. 21.
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13/10/2014
Édith Azam, À propos de la poésie féminine
À propos de la poésie féminine
À côté de chez moi, il y a une forêt, et dans cette forêt, il y a des limaces. Elles sont jaunes fluo. Je ne les aime pas. Aussi chaque matin, après avoir avalé mes tartines, je prends mon fusil tire-bouchons, mes deux molosses grandes babines, et nous partons leur faire la chasse. La chasse aux limaces est un jeu de fille. C’est un jeu de fille car aucun garçon sérieux ne jouerait à la chasse aux limaces. Mes chiens ne sont pas des garçons sérieux, si molosses soient-ils, et babines comprises ; mes chiens n’ont rien de très viril, preuve en est, ils arpentent la forêt avec moi pour jouer à la chasse au limaces. S’ils ne le faisaient pas, un tas de questions me viendraient à l’esprit. Mes chiens sont-ils virils ? Mes chiens sont-ils des garçons ? Les garçons sont-ils des chiens ? Tous les garçons sont-ils des chiens ? Les garçons-chiens sont-ils des hommes ? Comment devenir un homme? Là, vous comprendrez sans difficulté, que tout cela, la question de la virilité ou d’être un homme n’a rien à voir avec la chasse aux limaces. Pour ce qui est de la poésie et de la féminité, cela n’étonnera personne : il en va de même. Il n’est pas plus d’écriture féminine, que de chasse masculine, etc…, à la limite oui, il est quelque part sur terre, une limace poétique. Et quelque part aussi, des poèmes sur les limaces, mais pas beaucoup si mes informations sont bonnes. Bref, certes, je concède volontiers, qu’il m’est impossible d’écrire en me grattant les couilles. Cela dit, pas certain que je l’eusse fait si Jean Nussu. (Suivez suivez ! Je vous en prie, en plus c’est drôle ! ) Du reste, se gratter les parties, est-ce la seule manière d’écrire un poème ? Car s’il est une chose qui reste, et une seule à sauver, sûr, ce ne sont pas les êtres et leurs noms de papier, mais bien les textes. Or, lorsqu’il s’agit d’écriture, de quoi parle-t-on ? Sans doute pas du taux de testostérone ou progestérone dans le sang. Le texte à lui tout seul fait sexe, au sens où le lecteur le pénètre autant qu’il le reçoit, et ce, indépendamment de son auteur, n’en déplaisent aux narcissiques patenté(e)s, baiseurzébaiseuses chroniques, incorrigibles libidineux-zéneuses, qu’ils soient auteurs, lecteurs, critiques ou autres. Et pour finir et pour faire simple, les mythes, comme les anges, n'ont pas de sexe. Homme ? Femme ? Mais de quoi on se mêle ? Ou, pour dire autrement : coupons-leur noms et tête : mélangeons tout !
Édith Azam, À propos de la poésie féminine (inédit)
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30/09/2014
Édith Azam, Jean-Christophe Bellevaux, Bel échec, images d'Elice Meng
L'écriture à quatre mains est possible sans une grande complicité de la part des auteurs : ils peuvent choisir de suivre une contrainte forte et c'est ce qui a été retenu pour l'écriture des vingt poèmes de Bel échec. L'un propose un texte, l'autre s'y introduit et ajoute des vers ; le premier intervient et transforme, ou non, son texte de départ, et ainsi de suite jusqu'à accord sur l'ensemble. L'attribution à chacun est aisée, l'un a barré ses vers et l'on reconnaîtra, par son usage personnel des deux points, qu'il s'agit d'Édith Azam. Jean-Christophe Bellevaux, de son côté, introduit dans ses vers des allusions diverses, littéraires (« l'éternité retrouvée », « ah que le temps vienne », « mon enfant ma sœur », « Poèmes bleus »), picturales (« l'Origine du monde »), à des chansons (« the show must go », chanson de Queen), etc., et use d'un vocabulaire propre à l'oral (par exemple, « un max », « on est cool »), deux pratiques étrangères, sauf erreur, à Édith Azam.
Les interventions touchent toujours d'abord le début des poèmes, puis n'importe quel endroit ; dans un seul cas, l'ajout d'Édith Azam ouvre un poème (le onzième) et prolonge ainsi le précédent :
Et puis qu'avons-nous fait ?
le vin la fatigue les cigarettes
sont des données objectives
qu'aurions-nous dû mieux faire ?
Le plus souvent, l'insertion dans le poème se fait après les premiers vers, puis dans le corps du poème, un mot ou un fragment étant repris ou glosé ; dans le premier poèmes, « feu » et « as-tu vu s'envoler [...] » entraînent « as-tu vu dans la nuit [...] », puis « brûlait » ; dans le poème 9, le vers « tout va, la pluie, l'absence, tout va bien » est prolongé par :
« tout va bien
tout s'en va
tout est perdu ;
très bien...
mais que l'échec au moins
on le tente au plus juste
oui
que l'échec humain soit :
notre plus bel échec. »
On peut se demander si, dans l'esprit d'Édith Azam, le fait de barrer ses vers n'était pas seulement une façon de les distinguer de ceux de Jean-Christophe Bellevaux, mais aussi une volonté de marquer une distance, un trouble vis-à-vis de son écriture. Ce qui est certain, c'est que le motif de l'échec parcourt l'ensemble du recueil.
Il y a d'abord l'idée d'ignorance des choses, le fait que l'on ne parvient pas à donner un sens à la vie que l'on mène, que la vie n'est que défaite puisque conduisant à la mort sans même qu'on puisse s'arrêter quelques instants et revivre par le souvenir des moments heureux : on perd tout, la mémoire s'enfuit et l'on ne peut qu'à peine revoir des « débris d'enfance / le vieux singe en peluche », toute continuité impossible. Abondent dans le texte les rêves de faire autre chose, d'être un autre, à travers des formulations comme "j'aurais voulu", "j'aimerais", "ce serait si beau", ou dans le vœu rimbaldien du nouveau, en partant « loin », dans un ailleurs qu'il n'est pas nécessaire de définir, en inventant aussi des langages neufs pour dire les jours autrement. Mais rien ne semble permettre de sortir de l'enlisement qu'est la vie, et quelles que soient les solutions imaginées, les évasions tentées par l'alcool ou le cannabis, s'impose le vide dans une vie jugée « sans importance » — "vide" est un mot récurrent dans Bel échec. Rien ne peut combler le vide, pas même les questions que l'on se pose : elles ne peuvent être que répétées sans trouver de réponse, ainsi « Qui suis-je ? ». La tentation serait d'apprécier « le néant de la béatitude », la « douceur délicieuse du vide », mais comment sortir de ces oxymores ?
La langue n'est pas épargnée qui, elle aussi, « sombre [...] dans le vide », les mots seraient « indigents » et, dans un mouvement de rejet, l'un est prêt à tout abandonner : « foutez-moi le bagage des mots à la mer ». Mais cependant, seules les « singeries » qu'ils représentent donnent le moyen de surmonter la peur de vivre, la peur de la mort, et ce n'est pas un hasard si Jean-Christophe Bellevaux cite dans ses vers, sans guillemets, des fragments de littérature, si parallèlement Édith Azam continue d'écrire « afin de s'écarter / au mieux / de la vie trop étroite ».
On comprend ainsi le sens du titre Bel échec. S'il y a perte, si l'oubli dévore tout, si le quotidien n'est d'abord que heurts et larmes — « c'est gris je dois dire / pas même pastel ou aquarelle / juste gris ça fait pas envie » — il n'empêche qu'il faut toujours rester debout, durer, et se servir pour cela de « la ragouillasse de mots », et écrire puisque « nous ne pouvons pas mieux ».
Édith Azam, Jean-Christophe Bellevaux, Bel échec, images d'Elice Meng, Dernier Télégramme, 2014, 48 p., 10 €.
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21/08/2014
Édith Azam, Jean-Christophe Bellevaux, Bel échec
les mains se referment
étreignent le vide
voudraient le saisir
l'empoigner pour de bon
en briser la frontière mais...
on ne le sait que trop :
le vide
n'épargne personne
c'est à peine c'est-à-dire
si la peine si le dire
si les roses et les choses
tout s'emmêle et se noue :
les battements du cœur et les mots indigents,
tout va, la pluie, l'absence, tout va bien
tout va bien
tout s'en va
tout est perdu :
très bien...
mais que l'échec au moins
on le tente au plus juste
oui
que l'échec humain soit :
notre plus bel échec.
Édith Azam, Jean-Christophe Bellevaux, Bel échec, images d'Élice Meng, Dernier Télégramme, 2014, p. 25.
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