05/11/2019
Eugène Savitzkaya, Saperlotte ! Jérôme Bosch
Je suis la plume qui cherche sa place et le pinceau fouillant l’humide obscurité de la couleur. Je bouge par déclics nerveux, je me meus par secousses afin de me débarrasser des peaux mortes et de diverses squames ancestrales. J’ai appris à m’ébrouer segment par segment comme un chien ou une fouine et quand je m’ébroue, je fais lâcher prise aux divers crabes accrochés à la racine de mes poils et me détruisant le dos à coups de rostre et de mandibules. Troué en mille points, peut-être déjà désossé, je peux qu’’avancer par secousses et par bonds. Et me voilà projeté vers l’image inconnue à travers un ciel bleu et gris comme une bonne cendre de bois variés et, à toute force, jusqu’à extinction, je tente de recomposer l’animal bicéphale et je jette mes deux jambes et mes deux bras dans un grand moulin d’huile fine où je perds mon nombril, où je confonds mes yeux avec ceux d’un chat, où je disparais avec mes outils et mes biens.
Eugène Savitzkaya, Saperlotte !, Jérôme Bosch, Flohic, 1997, p. 55 et 57.
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09/07/2019
Jean Ristat, Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup
La chasse du cerf
(...)
Avant que de reprendre souffle [Actéon] sent fléchir
Ses jambes et son dos se courbe entraînant sa tête
Soudain plus pesante qu’un boulet de canon
Vers le sol où parmi les feuilles pourrissantes
Dorment des étoiles chapeautées comme des
Champignons sous leurs jupes plissées, il suit
La trace d’artémis à l’odeur de cuit bouilli
Il s’étonne et s’émeut à fouiller les sous-bois
À dévorer goulûment les faines éparses
Dans les sentiers l’herbe tendre et acidulée
La pomme comme un petit sein tendu et ferme
Il s’arrête et frémit une biche paraît
Qui le regarde doucement entre les hautes
Fougères les yeux noirs grands ouverts et profonds
Comme l’abysse où s’enroule au fuseau de la
Flamme le temps sans mémoire de l’être et seule
La turbulence des oreilles trahit la
Blessure d’un désir la divine surprise
Jean Ristat, Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup,
Gallimard, 2007, p. 20.
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31/05/2019
Julien Bosc, La demeure et le lieu
la locution « à bord de nuit »
comme dans « se promener à bord de nuit »
est-elle propre à cette famille de paysans
(de qui je l’affectionne et la tiens)
ou est-elle plus largement répandue
quoi qu’il en soit
si elle touche la corde sensible
c’est que
révélatrice des transmutations et métamorphoses
— où s’accordent mots et songes —
elle fait du crépuscule un navire
des cieux la mer
et
de la nuit
l’augure d’une traversée merveilleuse
— si
à bord
et au large déjà
la côte est laissée derrière soi
Julien Bosc, La demeure et le lieu, Faï fioc, 2018, p. 39.
© Photo Chantal Tanet
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02/04/2019
Eugène Savitzkaya, Saperlotte !
Pourquoi ne suis-je que moi-même, fil entortillé et noué autour d’une carcasse, perfection édentée et précaire ? Je serais autre chose avec plus de profit. Je serais un clou avec plus de profit, un clou planté dans la partie molle d’un pied. Je serais une jeune fille avec plus de profit, une jeune fille portant sur sa tête une poire et qui, nue et harassée, se tient debout comme par miracle. Je serais volontiers une jeune fille couchée sous un arbre et sur laquelle tombent des pétales et du lait de puceron. Je sentirais couler en moi des flux, je rosirais, je serais vulnérable et invincible, je soutiendrais mes seins avec mes bras croisés lorsque je les trouverais trop lourds et pour courir, j’enroulerais sur ma poitrine plusieurs tours de bande de coton qui me ferait comme une cotte de mailles. […]
Eugène Savitzkaya, Saperlotte !, Flohic éditions, 1994, p. 61 et 63.
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01/03/2019
Thomas Kling, Échange longue distance
Actéon 5
petites images trouvées en marge, les idoles piteuses
communiqués de l’Institution idyllique, images radio
d’un relief romain défoncé, description violente,
ici en terrain isolé la nature a échafaudé une œuvre
d’art, grotte en trompe-l’œil du bain de Diane, d’où
transparence jusqu’au fond, la source résonne, trame
où D., nue, surprise par A., n’hésite pas longtemps, prononce peu
de mots : quelque chose comme tabou brisé, pores, mort ignominieuse,
qui entraînent rapidement perte de parole, cellule de cerf,
sa tête s’alourdit de cornes, un écho de brames, aucun répit avec ce
projecteur de cerf qui ronronne jusqu’au bout, puis déchirements. l’antiquité
en accéléré, une scène de chasse, comme des troubles du sommeil la lumière.
Thomas Kling, Échange longue distance, traduction Aurélien Galateau, éditions Unes, 2016, np.
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24/06/2018
Bo Carpelan (1926-2011), Un autre langage
Métamorphoses du paysage
Métamorphoses du paysage, le cri
ivre du sommeil de la mort près du lit
où l’amour a déjà veillé —
paysage éternel
comme les nuages qui tintent dans le vent,
les voix avant que la mort les récolte,
les gens, les troupeaux de bétail
et les nuits tombantes du silence
les reflets tendres
de la vague éternelle
rayonnant à travers le sang :
nomade en toi, je vois
les ombres chinoises du manque
et le poids oscillant des montagnes en flammes.
Bo Carpelan, Un autre langage, traduction du suédois
(Finlande) Pierre Grouix, dans poe&sie, n° 131-132, p. 87.
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26/08/2017
Eugène Savitzkaya, Sang de chien
Comme un champignon je serai bientôt, comme un champignon esquinté par un groin si je continue à vivre de la sorte, si je continue à me frotter au vent, car le vent peu à peu me déforme le visage et me rend méconnaissable. Il entre par les narines et gonfle brusquement les sinus jusqu’à ce qu’ils explosent. Si je continue à manger mes peaux mortes, si je dors sur le ventre et la face écrasée contre terre. Si je continue à me coucher sur de la pierre, car la pierre, surtout le granit, contient une réserve d’humidité glacée qui a le pouvoir de se communiquer directement aux os et à la moelle. Si je continue à respirer. Si je continue à manger de la terre, et de la terre la glaise la plus salée, je deviendrai ça, une souche pourrie depuis longtemps et creuse, pleine du bois meulé et digéré par les insectes.
Eugène Savitzkaya, Sang de chien, éditions de Minuit, 1988, p. 54.
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28/02/2017
Dorothea Grünzweig, Album de poésie
Traduis et rêve
Je suis un poème à l’instant traduit
dissous et récréé
ne me rappelle aucune dérive
entre mon moi démonté et remonté
rêve juste que c’est arrivé
Je dis
Viens vieux corps
sois mon hôte dans le nouveau
il vient
est invisible passe en moi
reste dans le présent
si bien que je suis moi et
à ma place
Un ruban me traverse
je n’en vois pas les extrémités
et quelqu’un dit
C’est la corde de l’âme
indissoluble inébranlable
Et dit
Elles seront autour de lui
car le corps n’est que prêté
transformées métamorphosées
Dorothea Grünzweig, Album de poésie,
traduction C. Colomb et M. Millischer,
dans Europe, n°1055, mars 2017, p. 264.
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13/10/2016
Oscarine Bosquet, Histoire de géographie, dans Gare maritime 2016
Je n’ai pas appris la leçon à la fin de la civilisation
européenne en Afrique ou en Amérique
la métamorphose des humanistes en bêtes
brutes pour éliminer les sombres autres
autres comme animaux singes
dinosaures
primitifs comme primates
têtes à extirper des terres
qui revenaient aux blancs
les hommes supérieurs
dont nous toi et moi.
Les fossiles d’ils seraient captivants.
Oscarine Bosquet, "Histoire de géographie", dans Gare Maritime 2016, Maison de la Poésie de Nantes, p. 24.
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09/04/2016
Marie Cosnay, Vie de HB : recension
Marie Cosnay, romancière(1), traductrice d’Ovide, écrit aussi sur l’actualité(2). Elle ouvre sa Vie de HB en rappelant ce que sont les genres dans le Timée de Platon ; le troisième genre, impossible à cerner précisément selon lui, est du côté du rêve. Et c’est par un rêve qu’elle introduit ‘’HB’’, c’est-à-dire Henri Beyle, Stendhal : « J’ai fait un rêve, la chose était bleue, indistincte [...] » ; le bleu chez HB, c’est l’enfance (la couverture de l’Encyclopédie dans le bureau de son père), c’est dans ses fictions l’habit de Julien, la cape de Mathilde, « couleur à défaut d’être forme ». Le ‘’je’’ sera tantôt Marie Cosnay écrivant à propos de HB, tantôt HB, le passage de l’un à l’autre parfois volontairement imprécis.
Pourquoi HB, et pas immédiatement Stendhal, puisque la première séquence s’achève (s’ouvre ?) sur : HB est né à Grenoble, le 23 janvier 1783. » ? Sans doute parce que HB sont les initiales d’un nom rejeté —‘’Henri Beyle’’ n’a jamais été utilisé pour une publication —, et que seuls étaient en usage de nombreux pseudonymes. Le nom d’emprunt permet sans cesse de paraître et de disparaître, le moi se multipliant à l’envi — Dominique, Alceste, J. B., Flavien, Henry Brulard (un autre HB), William Crocodile, Chaudron Rousseau, etc. Cette transformation de l’identité sociale ne pouvait que rencontrer l’adhésion de Marie Cosnay, certains personnages de ses récits ayant justement pour caractéristique de se métamorphoser.
Changer de nom, c’est ce que fait aussi l’acteur, et peut-être que le théâtre, parce que lieu du factice, est plus réel que le réel pour Stendhal, jouer sur la scène mobilisant une énergie bien plus importante que celle nécessaire dans la vie quotidienne. Jouer aussi dans la vie, « Jouer à l’amour à débiter les sornettes lues et les lyrismes à deux balles : c’est là qu’on est le plus vrai. » Jouer jusqu’à l’exténuation et Marie Cosnay rapporte la traversée de la Vendée à cheval par HB pour rejoindre une femme. L’anecdote est révélatrice d’une conception du bonheur à l’opposé de ce que définit Mme de Staël, qui voulait « l’élan sans assaut, la guerre sans la guerre, le sexe sans le sexe » : c’est là le bonheur des « sociétés riches » alors en train de se constituer. Pour HB, il faut le sexe avec le sexe — mais « Quoi, l’amour, ce n’est que ça ? », qu’on relise Lamiel pour s’en convaincre —, la guerre avec la guerre — mais Fabrice à Waterloo ne voit rien... ; voir serait peut-être l’impossible : qu’on pense à Actéon dont la métamorphose est rappelée ici. Importent seulement les « moments d’assauts violents ».
N’apprend-on donc rien ? qu’y a-t-il derrière tous les masques ? « rien de connaissable ». Que reste-t-il ? l’incendie de Moscou comme un spectacle, la vie comme un spectacle, et reviennent des images flottantes comme celle de la mère qui enjambe dans la nuit le matelas où l’on dort, le souvenir du bleu... Des noms : liste de prénoms de femmes. Et « des théories sur l’amour ». La romancière Marie Cosnay rêve elle aussi, quand elle n’imagine pas HB sur la route de Smolensk en 1812, et elle rêve d’un château qui devient une prison, transformation pour se rapprocher de ce que fut un personnage stendhalien : « Était-ce une prison pour découvrir comme Fabrice l’amour sans les mots ? »
Proximité avec Stendhal ? Oui, née de la longue fréquentation de l’œuvre — Marie Cosnay cite à partir des éditions de son adolescence ; proximité dans le goût pour la métamorphose des figures mises en scène, plus encore dans l’allégresse de l’écriture. Cette Vie de HB, qui s’achève par la mort du personnage, le 23 mars 1842, fait très heureusement coïncider une certaine vérité de Stendhal et la fiction selon Marie Cosnay.
Marie Cosnay, Vie de HB, éditions NOUS, 2016, 80 p., 10 €.
__________________________________________________
- Derniers titres parus : en 2014 Le fils de Judith (Cheyne), et en 2015 Sanza lettere (L’Attente), Cordelia la guerre (éditions de l’Ogre).
- Lire Comment on expulse, responsabilités en miettes (éditons du Croquant, 2011), À notre humanité (Quidam éditeur, 2012). Voir https://blogs.mediapart.fr/marie-cosnay/blog, blog très revigorant.
Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 27 mars 2016.
08:05 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : marie cosnay, vie de hb, stendhal, double, métamorphose, identité | Facebook |
Marie Cosnay, Vie de HB : recension
Marie Cosnay, romancière(1), traductrice d’Ovide, écrit aussi sur l’actualité(2). Elle ouvre sa Vie de HB en rappelant ce que sont les genres dans le Timée de Platon ; le troisième genre, impossible à cerner précisément selon lui, est du côté du rêve. Et c’est par un rêve qu’elle introduit ‘’HB’’, c’est-à-dire Henri Beyle, Stendhal : « J’ai fait un rêve, la chose était bleue, indistincte [...] » ; le bleu chez HB, c’est l’enfance (la couverture de l’Encyclopédie dans le bureau de son père), c’est dans ses fictions l’habit de Julien, la cape de Mathilde, « couleur à défaut d’être forme ». Le ‘’je’’ sera tantôt Marie Cosnay écrivant à propos de HB, tantôt HB, le passage de l’un à l’autre parfois volontairement imprécis.
Pourquoi HB, et pas immédiatement Stendhal, puisque la première séquence s’achève (s’ouvre ?) sur : HB est né à Grenoble, le 23 janvier 1783. » ? Sans doute parce que HB sont les initiales d’un nom rejeté —‘’Henri Beyle’’ n’a jamais été utilisé pour une publication —, et que seuls étaient en usage de nombreux pseudonymes. Le nom d’emprunt permet sans cesse de paraître et de disparaître, le moi se multipliant à l’envi — Dominique, Alceste, J. B., Flavien, Henry Brulard (un autre HB), William Crocodile, Chaudron Rousseau, etc. Cette transformation de l’identité sociale ne pouvait que rencontrer l’adhésion de Marie Cosnay, certains personnages de ses récits ayant justement pour caractéristique de se métamorphoser.
Changer de nom, c’est ce que fait aussi l’acteur, et peut-être que le théâtre, parce que lieu du factice, est plus réel que le réel pour Stendhal, jouer sur la scène mobilisant une énergie bien plus importante que celle nécessaire dans la vie quotidienne. Jouer aussi dans la vie, « Jouer à l’amour à débiter les sornettes lues et les lyrismes à deux balles : c’est là qu’on est le plus vrai. » Jouer jusqu’à l’exténuation et Marie Cosnay rapporte la traversée de la Vendée à cheval par HB pour rejoindre une femme. L’anecdote est révélatrice d’une conception du bonheur à l’opposé de ce que définit Mme de Staël, qui voulait « l’élan sans assaut, la guerre sans la guerre, le sexe sans le sexe » : c’est là le bonheur des « sociétés riches » alors en train de se constituer. Pour HB, il faut le sexe avec le sexe — mais « Quoi, l’amour, ce n’est que ça ? », qu’on relise Lamiel pour s’en convaincre —, la guerre avec la guerre — mais Fabrice à Waterloo ne voit rien... ; voir serait peut-être l’impossible : qu’on pense à Actéon dont la métamorphose est rappelée ici. Importent seulement les « moments d’assauts violents ».
N’apprend-on donc rien ? qu’y a-t-il derrière tous les masques ? « rien de connaissable ». Que reste-t-il ? l’incendie de Moscou comme un spectacle, la vie comme un spectacle, et reviennent des images flottantes comme celle de la mère qui enjambe dans la nuit le matelas où l’on dort, le souvenir du bleu... Des noms : liste de prénoms de femmes. Et « des théories sur l’amour ». La romancière Marie Cosnay rêve elle aussi, quand elle n’imagine pas HB sur la route de Smolensk en 1812, et elle rêve d’un château qui devient une prison, transformation pour se rapprocher de ce que fut un personnage stendhalien : « Était-ce une prison pour découvrir comme Fabrice l’amour sans les mots ? »
Proximité avec Stendhal ? Oui, née de la longue fréquentation de l’œuvre — Marie Cosnay cite à partir des éditions de son adolescence ; proximité dans le goût pour la métamorphose des figures mises en scène, plus encore dans l’allégresse de l’écriture. Cette Vie de HB, qui s’achève par la mort du personnage, le 23 mars 1842, fait très heureusement coïncider une certaine vérité de Stendhal et la fiction selon Marie Cosnay.
Marie Cosnay, Vie de HB, éditions NOUS, 2016, 80 p., 10 €.
__________________________________________________
- Derniers titres parus : en 2014 Le fils de Judith (Cheyne), et en 2015 Sanza lettere (L’Attente), Cordelia la guerre (éditions de l’Ogre).
- Lire Comment on expulse, responsabilités en miettes (éditons du Croquant, 2011), À notre humanité (Quidam éditeur, 2012). Voir https://blogs.mediapart.fr/marie-cosnay/blog, blog très revigorant.
Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 27 mars 2016.
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25/10/2015
Marie de Quatrebarbes, Les pères fouettards me hantent toujours
10.
C’est en pleurant que la fille apprend à grandir
En attendant, elle se fane
Je t’ai servie dans son écrin mon rêve sur la table
Rosa la blonde est entrée, ou l’idiot de Shakespeare
Pour le moment je ne peux l’aborder
Les patates sont trop dures
Les haricots mous de l’Essonnne, vieille cochonne
Je demande deux heures de vie supplémentaires
Elle est ficelée au ruban, la cocotte
Vient manger les vacances, comme du vent les femelles
Mise en bière de celui qui voudrait ligoter
Des esprits vengeurs et déesses ruissellent
Le pigeon mort ou vif me regarde descendre
Pique du nez dans les herbes froissées
Et mon sourire gît là, n’émouvant plus personne
[...]
Marie de Quatrebarbes, Les pères fouettards me hantent toujours,
Lanskine, 2012, p. 43.
06:04 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : marie de quatrebarbes, les pères fouettards me hantent toujours, fantaisie, métamorphose | Facebook |
18/10/2014
Giorgio Manganelli, Dall'inferno (Depuis l'enfer)
Long et flexible corps, serpentin, désossé, apte à glisser entre les doigts d'un astucieux sectateur qui poursuit pour réséquer ; visqueuse peau qui retient une main, livide pour figer de préhensibles chélates, scintillante, afin d'aveugler et dépouiller d'imprudentes paupières. Du cuir d'ailes se détache du buste, parce que voltigeur, en bonds prolongés et lents je passe d'arbre en arbre, de branche en branche ; je puis brièvement faire halte entre ciel et terre, pour lorgner la toile de fond, alentour, vers le haut ennemi ocellé, le diable, souverain putatif de l'ici-bas. Puis, élastiquement, je m'élance pour élire domicile dans une anfractuosité d'arbre faux, ou de roche de théâtre. Je suis reptile, écureuil, rat, taupe, couleuvre, ichneumon, scorpion, chauve-souris, amphisbène ; mais de tous-là, j'ai des choses que d'autres de leur espèce ne connaissent point ; ailes de taupe et regard de chauve-souris, en tant que rat je vole, couleuvre, je creuse des galeries au cœur de la terre. J'ai peur. Les fictions qui se pressent alentour, la fausse forêt, la complexe et sage astuce des vrombissements, des claquements, manifestement élaborés par les mains d'un alchimiste inepte ne me rassurent pas, mieux, m'alarment, comme indice d'invasion calculée et glacée, ruse intentionnelle pour me capturer et manipuler ma plurale nature, me décomposer, me corrompre et me défaire. Inlassables, mes yeux tournent et fixent, je rampe, j'oblique de lieu en lieu, d'ombre en ombre ; ma longue langue goûte les vénéneux engins que je redoute ; si les arbres sont des fictions, ils peuvent être des menaces, des pièges, de divines tromperies. Un insecte frémissant bourdonne, multiplie les pulsations de mes innombrables cœurs, je puis me décomposer en divers animaux en fuite, chacun est capable de méditer, de retrouver le vestige de lui-même, où s'évanouit le péril. Si une ombre change, je prends subitement mon envol. Je scrute, tente de langue, de queue. J'ai peur. Je vois que des formes de terreur jaillissent de mon corps, et que je fais ce que j'ai engendré ; mais ici-bas chacun engendre ses propres erreurs privées. Je fuis avec art, habile et subtil, avocassier, mais cela ne suffit pas : je dois m'interroger sur la chute de la lune. Je n'ignore pas que j'ai été lune.
Giorgio Manganelli, Dall'inferno (Depuis l'enfer), traduit par Philippe Di Meo, Denoël, 1985, p. 62-64.
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23/06/2014
Édith Azam, On sait l'autre : recension
On n'interrompt pas la lecture de On sait l'autre, ce long poème récit, quand on l'a entreprise. De quoi s'agit-il ? Un narrateur dans sa maison un peu isolée rapporte, sous la forme du "on", ce qu'il fait et pense pendant à peu près vingt quatre heures ; il s'agit d'un homme, ce qui est explicite l'une des rares fois où le "on" est abandonné pour le "je" : « je suis maintenant si vieux ». Conditions de la tragédie classique réunies : unité de lieu, de temps et d'action — et il y a bien tragédie. Que sait-on du narrateur ? Rien de ses occupations dans la société ; il écrit sur des carnets et lit les poètes d'aujourd'hui (ou du moins leurs livres sont présents). Il boit beaucoup de vodka. Il déteste l'« autre » dont il entend les pas sur le gravier quand il approche. Qui est cet « autre » ?
Dès les premières pages, la menace de la venue de l'« autre », et non son approche réelle de la maison, conduit le narrateur à fermer la porte à clef et à faire disparaître les clefs : après l'échec d'une tentative de les faire fondre dans une casserole, elles sont jetées dans les toilettes et la chasse d'eau est tirée. Plus tard, l'essai de trouver les doubles n'aboutira pas. L'« autre » n'est pas là, mais pourrait venir, par exemple la nuit « avec sa hache, son coup de métal froid ». L'autre — l'autre corps — perçu comme violent, ne rentrera dans la maison que dans l'imagination du narrateur. Mais le risque de son intrusion conduit le narrateur à détruire tous ses carnets, sauf le dernier qu'il fixe avec du scotch sur sa poitrine, à abandonner le salon pour s'enfermer dans la chambre, puis à descendre dans la cave. L'« autre » est présent comme l'était le Horla de Maupassant et le narrateur le sait, ce qui ne change rien : « On meurt de trouille devant soi et aussi bien : que devant l'autre. On crève de peur oui, alors pour oublier l'angoisse, on s'exacerbe, on se débride : jusqu'à l'autre. »
Cet « autre » si redoutable, c'est n'importe qui susceptible d'approcher le corps du narrateur, de mettre alors en cause, par sa seule présence, l'existence même, « on ne veut surtout pas le connaître [...] il existe, et c'est bien suffisant pour violenter nos chairs. » Tout « autre » vole la vie, la violente, « On se vole tous les uns les autres, pour se remplir la bouche de tout ce dont on manque, tout ce qu'on ignore, pour être simplement : nommé. » Impossible d'échapper à ce qui définit l'humain, sinon pour des temps très brefs s'inventer une vie virtuelle. Éviter le contact avec autrui est possible, mais il est impossible de préserver sa pensée, on vit par et dans la langue — qui est à tous. La seule solution semble être le silence, c'est-à-dire la mort puisque, quoi que l'on fasse, on agira peu ou prou comme l'« autre ». On sait l'autre est bien un poème récit tragique : le narrateur n'a pas d'autre issue que disparaître s'il veut ne pas connaître la dépossession, reconnaître qu'il est comme l'« autre », ce qu'il refuse.
Ce qui peut sauver, provisoirement, c'est un emploi de la langue qui n'implique pas de relation de pouvoir, celui de la poésie. Le narrateur, dans la tentative d'échapper à la présence imaginée, donc possible, de l'« autre », entasse tous les livres de poésie de sa bibliothèque dans une grande valise, pour « sauver des livres, des paroles, de la sueur, du corps, du vivant. » Sueur et corps : dans la cave où le narrateur est descendu, les livres se métamorphosent et manifestent qu'ils sont vivants en saignant, et ce sang s'écoule de la valise, devenue elle aussi être vivant, blessée, et qu'il faut rassurer. La langue des poètes, le narrateur se l'assimile en cousant les pages des livres sur son corps, pour l'emporter en disparaissant : « On meurt auprès de ceux qui ont toujours été là, qui seront là toujours. »
Mais l'« autre » ? L'autre, invisible, a pris forme. Quand le récit commence, le narrateur mentionne trois chevaux, « trois chevalos » qui, dehors, hennissent ; ils réapparaissent à intervalles réguliers et se transforment : ils agissent progressivement comme des humains, jurent, ricanent, jouent à la roulette russe, aux fléchettes, mettent des masques, fument des cigares, massacrent un chien, traînent une femme par les cheveux... Leur métamorphose progressive a une fin : ils symbolisent la figure de l'autre, révélée quand la mort est proche : « l'autre [...] nous mate, à travers les yeux morts de trois chevaux minables. »
Il y a dans ce récit poème la connaissance de ce qu'est la difficulté de vivre, de se construire, d'avoir des repères alors que seule la "réussite sociale" prime. Il y a aussi une vraie maîtrise de la langue pour suivre un personnage blessé par la vie, au « vieux corps usé », enfermé dans sa peur des autres mais qui, au moment de mourir, exprime sa confiance en la poésie — en l'avenir :
« On meurt : on meurt, on est à terre. On écoute les poètes, on écoute leur voix, le temps qui passe par leur souffle, venus de tous pays, marchant vers nulle part, on entend le murmure du monde, la mémoire de l'oubli, un long chant lancinant, et qui s'élève : et nous rehausse. Ils sont tous là, assis par terre, le dos au mur, à faire un feu avec la vie. Ils sont là, tous, à faire des flammes avec leurs mains, mettre des braises dans leur bouche, et nous réchauffer le cœur. »
Édith Azam, On sait l'autre, P. O. L, 160 p., 12 €.
Note parue dans Sitaudis le 20 juin
05:00 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Édith azam, on sait l'autre, on, cheval, corpd, peur, métamorphose, poésie | Facebook |
20/01/2013
Pierre Bergounioux, Lettre de réclamation à la régie du temps
C'est pour dériver avec nous, changer et s'altérer comme nous faisons, que le monde nous semble identique. L'universelle métamorphose confère une apparence permanente à nos existences. Mais qu'une chose demeure inchangée, à l'écart, resurgisse, et la perte consubstantielle à l'épreuve du temps nous transperce et nous fait chanceler. Pareille expérience est de tous les âges. on s'étonne, dès l'enfance, de n'être plus le même, ni plus rien, lorsqu'une idée, un objet importants, à quelques mois de là, ont pâli. Qu'étions-nous donc, qu'ils aient pu nous tenir sous leur charme, régenter nos actes et nos pensées ? Mais la portée de l'affaire, alors, est limitée par l'exigence, encore, de nos embrassements, l'absence de recul, notre peu de durée. Le délai requis, pour qu'elle devienne opératoire, dangereuse, est celui d'une vie, quand, des trois générations qui sont l'éternité ici-bas, selon un mot de Keynes, la nôtre, seule, demeure et s'apprête au départ. Elle a eu son jour. L'espace qui s'ouvrait, devant elle, elle l'a traversé. Le futur a migré dans le passé. On est devenu tout ce qu'on pouvait. Ce qu'il était permis d'escompter, on l'a obtenu, ou non. L'heure est venue de renoncer, d'un coup — ce sont les disparitions brutales qui éclaircissent nos rangs — ou morceau par morceau, quand le corps multiplie les signes d'usure et de délabrement, que les tâches auxquelles on se sentait voué, perdent leur nécessité sentie, l'âpre intérêt qu'on y trouvait.
Pierre Bergounioux, Lettre de réclamation à la régie du temps, lavis de Jean-Baptiste Sécheret, Circa 24, 2012, np.
© Photo Chantal Tanet.
05:00 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre bergounioux, lettre de réclamation à la régie du temps, métamorphose | Facebook |