11/12/2019
Aragon, Elsa
Je n’ai plus l’âge de dormir
J’écris des rimes d’insomnie
Qui ne dort pas la nuit s’y mire
Signe couché de l’infini
Qui ne dort pas veiller lui dure
Des semaines et des années
Sa bouche n’est qu’un long murmure
Dans la chambre des condamnés
Je suis seul avec l’existence
Bien que tu sois à mon côté
Comme un dernier vers à la stance
Jusqu’au bout qu’on n’a point chanté
Ce qui m’étreint et qui me ronge
Soudain contre toi m’a roulé
Je retiens mon souffle et mes songes
Je crains d’avoir soudain parlé
Je crains de t’arracher à l’ombre
Et de te rendre imprudemment
À la triste lumière sombre
Qui ne t’épargne qu’en dormant
(...)
Aragon, Elsa, dans Œuvres poétiques
Complètes, II, Pléiade/Gallimard,
1959, p. 329-330.
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30/05/2019
Louis Aragon, Le Mouvement perpétuel
La route de la révolte
Ni les couteaux ni la salière
Ni les couchants ni le matin
Ni la famille familière
Ni j’accepte soldat ni Dieu
Ni le soleil attendre ou vivre
Les larmes danseuses du rire
N-I ni tout est fini
Mais Si qui ressemble au désir
Son frère le regard le vin
Mais le cristal des roches d’aube
Mais MOI le ciel le diamant
Mais le baiser la nuit où sombre
Mais sous ses robes de scrupule
M-É mé tout est aimé
Aragon, Le Mouvement perpétuel, dans
Œuvres poétiques complètes, I, Pléiade /
Gallimard, 2007, p. 116.
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21/12/2018
Aragon, la Grande Gaîté
Partie fine
Dans le coin où bouffent les évêques
Les notaires les maréchaux
On a écrit en lettres rouges
DEGUSTATION D’HUÎTRES
Est-ce une allusion
On me fait remarquer que c’est pitoyable
Ce genre de plaisanterie
Et puis c’est mal foutu paraît-il
En temps que Poème
Car pour ce qui touche à la Poésie
On sait à quoi s’en tenir
Moi je n’ai pas fini de prendre en mauvaise part
Tout ce qui touche à la flicaille à la militairerie
Et plus particulièrement croa-croa aux curetages
Je n’ai pas assez le goût des alexandrins
Pour me le faire par-donner pan pan pan pan
Mais ici même si on ne sait d’où elle tombe
D’où tombe-t-elle d’ailleurs D’ailleurs
Il me plaît d’opposer à la clique des têtes à claques
Une femme très belle toute nue
Toute nue à ce point que je n’en crois pas mes yeux
Bien que ce soit peut-être la millième fois
Que ce prodige s’offre à ma vue
Ma vue est à ses pieds
Son très humble serviteur
Aragon, La Grande Gaîté, dans Œuvres poétiques complètes,
I, édition Olivier Barbarant, Pléiade / Gallimard,
2007, p. 411-412.
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15/09/2017
Aragon, Le paysan de Paris (1926)
Le songe du paysan
Il y a dans le monde un désordre impensable, et l’extraordinaire est qu’à l’ordinaire les hommes aient recherché sous l’apparence du désordre, un ordre mystérieux, qui leur est si naturel, qui n’exprime qu’un désir qui est en eux, un ordre qu’ils n’ont pas plutôt introduit dans les choses qu’on les voit s’émerveiller de cet ordre, et impliquer cet ordre à une idée, et expliquer cet ordre par une idée. C’est ainsi que tout leur est providence, et qu’ils rendent compte d’un phénomène qui n’est témoin que de leur réalité, qui est le rapport qu’ils établissent entre eux et par exemple la germination du peuplier, par une hypothèse qui les satisfasse, puis admirent un principe divin qui donna la légèreté du coton à une semence qu’il fallait à d’innombrables fins propager par la voie de l’air en quantité suffisante.
Aragon, Le paysan de Paris (1926), dans Œuvres poétiques complètes, I, Pléiade / Gallimard, 2007, p. 484.
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14/04/2017
Aragon, Henri Matisse, roman
À quel moment précis de l’histoire de l’homme apparaît la représentation du visage humain, la science ne nous l’apprend pas d’une façon précise. On sait, on croit savoir, par les traces laissées dans els pierres, les ardoises, que les premiers artistes de l’humanité fixèrent d’abord les formes des bêtes qu’ils chassaient, puis que le chasseur lui-même apparut. Mais comment il s’isola, dans le développement des sociétés primitives, la bête poursuivie disparaissant au point que le corps, puis le visage du chasseur, devint le sujet de l’intérêt essentiel de l’art, c’est ce que, jusqu’à ce jour, les spécialistes n’ont pas exactement su ou désiré nous dire. Ils n’ont pas suivi, parallèlement au développement des sociétés humaines, les mouvements divers de l’intérêt du sculpteur ou du peintre pour sa propre apparence et celle de son espèce. Ils n’ont pas expliqué pourquoi ni comment il est apparu d’importance à ces hommes qui avaient le don de figurer, d’appliquer plutôt ce don à ceci qu’à cela , ils n’ont pas débrouillé l’enchevêtrement des contradictions de l’art, aujourd’hui qui s’éloigne de la représentation humaine, pour demain y revenir, qui en fait ici l’accessoire du tableau ou là son objet essentiel.
Aragon, Henri Matisse, roman, Quarto/Gallimard, 1998 (1971), p. 427-428.
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15/12/2016
Jacques Roubaud, Octogone
Vitez
Cheveux noirs, regard brun, traits coupés au couteau
Le sourire du chat, ne montrant pas ses dents
Pas de chaleur, pas d’émotion, ombre portée
Double, à grand froid, comme un rasoir sifflant l’espace.
Janséniste baroque et modeste d’orgueil,
À cinquante ans ! jouant Faust nu, diogénique
Sort d’une malle, s’étonne, choque, puis convainc
Occupant le plateau investi de son pas.
Tenant les vers immensément serrés, distincts,
Médités (de Maïakovski contre Aragon)
Rafales de la voix et diction de l’esprit.
Tout d’intellect, insensuel, insaisissable
Il savait ne laisser personne indifférent
Au total un génie étrange, saisissant.
Jacques Roubaud, Octogone, Gallimard, 2014, p. 53.
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17/04/2016
Aragon, Théâtre / Roman
Thérèse, ou L’acteur ne parvient pas à s’endormir
Des pas dans l’épaisseur des murs des meubles, des méandres
De ma mémoire Des soupirs Ce que je fus ce que je suis
Me tiennent éveillé La maison la rue À cette heure de l’ombre
Tous les bruits les plus bas les plus forts Un passant
Qui me ressemble les freins d’une voiture et je n’arrive pas
À comprendre si c’est au dehors ou dans moi
Tous les bruits sont contre-nature
J’écoute invinciblement j’écoute la rumeur mortelle de ma vie
J’entends battre un volet la voile d’un navire
Un vent je ne sais d’où venu m’apporte de partout
Le chant morne des drapeaux en berne
Je chavire ou le lit Je m’enfonce je verse
Vers toi ma Terre qui m’attires
Comme tu fais le plomb
Terre ma femme ma faiblesse à la fois
Et ma force
Terre ma terre où je tombe
Terre profonde à mon fléchir
À la mesure de ma pesée
Terre couleur de mon sommeil
Terre ma nuit mon insomnie
Aragon, Théâtre / Roman, Gallimard, 1974, p. 217-218.
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31/01/2015
Aragon, Les Chambres
VII
Le miroir qui me regarde et s’afflige. Il lit sur moi l’histoire des années
Cet alphabet sourd qu’un temps solaire tatoue au front de l’homme mal luné
Le miroir gris
déchiffre seul mon histoire
Aux secrets noueux de mes veines
Il en aurait à dire ayant lu comment dans ma chair se creusent les aveux
Le miroir gris
a bien du mal à se souvenir de tout le malheur qu’il voit
Il lui manque les mots pour le fixer il lui manque la voix
Je ne suis qu’un détail de la chambre pour lui qu’un larme sur son visage
Lourde lourde larme longue à lentement tomber droit de l’œil selon l’usage
Le miroir gris
en sait tant et tant sur mon compte. Il ne s’étonne plus de rien
Il me voit nu mieux que personne il devine l’homme dans la noix comme un chien
Qui bouge dans sa niche il le devine aux vague sursauts que j’ai dans mes songes
Devine à ce bras qui pend du lit tout à coup ce qui me mine et qui me ronge
Il se demande si je dors
et ce qui peut ainsi gémir dans ma pensée
Cette nuit il s’ennuie il n’attend guère que de moi des choses insensées
Voilà qu’il ne m’entend plus et pris soudain d’une peur aveugle de la mort
Craignant de n’être plus terni de mon souffle il se détourne épie Elsa qui dort
Aragon, Les Chambres, dans Œuvres poétiques complètes, II, éditon publiée sous la direction d’Olivier Barbarant , Pléiade / Gallimard, 1997, p. 1114 et 1115.
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29/06/2014
Aragon, La Grande Gaîté [1929]
Art poétique
On me demande avec insistance
Pourquoi de temps en temps je vais à
La ligne
C'est pour une raison
Véritablement indigne
D'être cou
Chée par écrit
Les derniers jours
Les philosophes les artistes
Les crémiers les gens très bien
Sont tombés dans le précipice
Pas besoin d'enterrement
Plus de théories de peinture
Le monde en reste désolé
Heureusement que pour se distraire
On a la Radiophonie
Partie fine
Dans le coin où bouffent les évêques
Les notaires les maréchaux
On a écrit en lettres rouges
DÉGUSTATION D'HUÎTRES
Est-ce une allusion
On me fait remarquer que c'est pitoyable
Ce genre de plaisanterie
Et puis c'est mal foutu paraît-il
En tant que Poème
Car pour ce qui touche à la Poésie
On sait à quoi s'en tenir
Mais je n'ai pas fini de prendre en mauvaise part
Tout ce qui touche à la flicaille à la militairerie
Et plus particulièrement croa-croa aux curetages
Je n'ai pas assez le goût des alexandrins
Pour me le faire par-donner pan pan pan pan
Mais ici même si on ne sait d'où elle tombe
D'où tombe-t-elle d'ailleurs D'ailleurs
Il me plaît d'opposer à la clique des têtes à claques
Une femme très belle toute nue
Toute nue à ce oint que je n'en crois pas mes yeux
Bien que ce soit peut-être la millième fois
Que ce prodige s'offre à ma vue
Ma vue est à ses pieds
Son très humble serviteur
Aragon, La Grande Gaîté [1929], dans Œuvres poétiques
complètes, I, édition sous la direction d'Olivier Barbarant, Pléiade, Gallimard, 2007, p. 407, 408, 411-412.
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18/11/2013
Aragon, La Grande Gaîté
Poème à crier dans les ruines
Tous deux crachons tous deux
Sur ce que nous avons aimé
Sur ce que nous avons aimé tous deux
Si tu veux car ceci tous deux
Est bien un air de valse et j'imagine
Ce qui passe entre nous de sombre et d'inégalable
Comme un dialogue de miroirs abandonnés
À la consigne quelque part Foligno peut-être
Ou l'Auvergne la Bourboule
Certains noms sont chargés d'un tonnerre lointain
Veux-tu crachons tous deux sur ces pays immenses
Où se promènent de petites automobiles de louage
Veux-tu car il faut que quelque chose encore
Quelque chose
Nous réunisse veux-tu crachons
Tous deux c'est une valse
Une espèce de sanglot commode
Crachons crachons de petites automobiles
Crachons c'est la consigne
Une valse de miroirs
Un dialogue nulle part
Écoute ces pays immenses où le vent
Pleure sur ce que nous avons aimé
L'un d'eux est un cheval qui s'accoude à la terre
L'autre un mort agitant un linge l'autre
La trace de tes pas Je me souviens d'un village désert
À l'épaule d'une montagne brûlée
Je me souviens de ton épaule
Je me souviens de ton coude
Je me souviens de ton linge
Je me souviens de tes pas
Je me souviens d'une ville où il n'y a pas de cheval
Je me souviens de ton regard qui a brûlé
Mon cœur désert un mort Mazeppa qu'un cheval
Emporta devant moi comme ce jour dans la montagne
L'ivresse précipitait ma course à travers les chênes martyrs
Qui saignaient prophétiquement tandis
Que le jour faiblissait sur des camions bleus
Je me souviens de tant de choses
De tant de soirs
De tant de chambres
De tant de marches
De tant de colères
De tant de haltes dans des lieux nuls
Où s'éveillait pourtant l'esprit du mystère pareil
Au cri d'un enfant aveugle dans une gare frontière
Je me souviens
[...]
Aragon, La Grande Gaîté (1929), dans Œuvres poétiques complètes I,
édition dirigée par Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 2007, p. 446-447.
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10/02/2013
Aragon, Henri Matisse, roman
Matisse et Baudelaire
J'ai raconté ce drame ailleurs : cette longue et rapide rêverie d'Henri Matisse autour de Baudelaire détruite par un accident technique, trente lithographies perdues dont ne restait que le témoignage de la photographie, et comment le peintre songea à les refaire d'après la photographie, et comment il renonça à ces dessins refaits, parce que si beaux qu'ils fussent l'élan n'y était plus, l'esprit de Baudelaire.
Les voici pourtant, dont, cinq ou six, nous allons garder jalousement le souvenir. Comme une leçon que nous donne Matisse, un exemple : le renoncement de sa créature par le créateur, Éve de son dieu refusée pour n'être pas celle qui au serpent cèdera. Plus tard les peintres viendront comparer à ces photographies par Matisse préférées et qui vont illustrer Les Fleurs du Mal, ces redites de sa première pensée, et qu'il aura délibérément écartées. Ils apprendront le choix, cette auto-chirurgie de l'artiste. Ils verront Matisse brisant le miroir où seul se regarde Matisse, et ne transparaît plus Baudelaire. Et peut-être prendront-ils peur devant eux-mêmes, leur facile satisfaction d'eux-mêmes. Il y a de quoi vaciller.
Comment avec des mots parler le langage à ces dessins répondant, ce langage d'absence, où chaque flexion de la syntaxe impliquerait l'effacement de la chose exprimée, la disparition de Baudelaire ? L'étrange de cette aventure est que, Baudelaire évanoui, demeurent les interprètes de Baudelaire ; Matisse, si l'on veut, mais enfin Matisse que nous voyons dans les yeux des acteurs, tout à l'heure récitant L'Invitation au Voyage ou La Chute d'un Icare, Matisse dans l'absence de Baudelaire, la présence de Matisse dans l'absence de Baudelaire, ; et par là de lui-même différent (je cherche avec impatience le vocabulaire de cette nuit éclairée).
Aragon, Henri Matisse, roman, Quarto Gallimard, 1998 [1971], p. 457 et 459.
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02/12/2012
Aragon, La Valse des adieux
« Depuis des mois et des mois, je savais à quoi m'en tenir, je connaissais le fond de l'abîme... »
Qui parle ? Mais qui vous voudrez J'ai l'habitude de parler à la première personne. Pas vous ? De toute façon, dire je, dire moi, est le plus simple : le lecteur, ensuite, en dispose.
Laissons là les guillemets : depuis des mois, je connaissais... Une amie à moi me disait ces jours-ci au téléphone : Ah quelle invention la solitude... Oui. Mais encore on peut la tenir pour un progrès sur ce silence qu'on promène avec soi parmi les gens bruyants et bavards. Ou pire : dans leur compagnie, la nécessité des propos comme de feuillages à cacher le fond noir du puits. Il y a diverses façons de se taire. Il y a diverses façons d'être seul.
Ces dernières semaines, j'étais isolé du monde. Par le mal qui se niche ici ou là dans l'homme, et en devient la grande affaire, si bien que le temps n'a plus de poids, que les jours passent, et les nuits. Tout prend le caractère équivoque des rêves. Des rêves ? Il n'est même pas si sûr qu'il s'agisse des rêves. Cela ressemble à la vie. Une longue histoire. Et puis pas seulement : à la vie en général. À la mienne. À ma vie, cette vie dont je sais si bien le goût amer qu'elle m'a laissé, cette vie à la fin des fins qu'on ne m'en casse plus les oreilles, qu'on ne me raconte plus combien elle a été magnifique, qu'on ne me bassine plus de ma légende. Cette vie comme un jeu terrible où j'ai perdu Que j'ai gâchée de fond en comble.
Aragon, La Valse des adieux, dans Œuvres romanesques complètes V, préface de Jean Ristat, édition publiée sous la direction de Daniel Bougnoux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2012.
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21/10/2012
Aragon, Les Adieux et autres poèmes
Échardes
I
Cesse donc de gémir. Rien de plus ridicule
Q'un homme qui gémit
Si ce n'est un homme qui pleure
II
Je me promène
Avec un couteau d'ombre en moi
Je me promène avec
Un chat dans ma mémoire
Je me promène
Avec un pot de fleurs fanées
Je me promène
Avec un vêtement irréparable
Je me promène
Avec un grand trou dans mon cœur
III
Crois moi
Rien ne fait si mal qu'on pense
IV
Plus le poème est court
Plus il entre dans la chair
V
Il faut chasser de la cité ce poète
Il n'y a pas dans la cité de place
Pour l'exemple de la douleur
VI
Nous avons tout fait pour ceux qui étouffent
Tout fait pour ceux qui demandent de l'air
Construit sur la nuit des fenêtres
Ouvert partout des dispensaires
Épargnez-nous ce bruit de plaintes
VII
Il n'y a jamais rien de si beau qu'un sourire
Et même avec un visage défiguré
N'as-tu pas souci d'être beau
Aragon, Les Adieux et autres poèmes, dans Œuvres poétiques complètes, II, édition publiée sous la direction d'Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 1129-1130.
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08/07/2012
Louis Aragon, Les Poètes
La Tragédie des poètes
La chambre de Don Quichotte
Comme un cheval d'os de poil et de feu sera toujours au cavalier préférable à toute monture fictive
De même à celui qui ne se soucie aucunement de cavalcade et que n'émeut ni la sueur de la robe ni le hennissement
Un cheval de pierre est plus grand là debout sur son socle à tout jamais qui se cabre
Plus enivrant dans cette inutilité de la crinière qui bouge avec la lenteur du soleil
Et cette couleur blafarde aux ombres variables
Que la bête chaude et glacée entre les cuisses de l'homme qui s'envole
La bête à qui le poignet fait mal où la main le retient
Ainsi les mots dans ma bouche sont le cheval de pierre
Et ils sonnent de tous ces grelots mis aux harnais imaginaires
Ils sont le cuir férocement qui arrête l'élan de la pensée
Ils entrent dans la chair de ce que je dis
Et c'est moi qui souffre où la raison me blesse déjà dépassant ce qu'elle permet d'entendre
Déjà mis en sang par la bride et chaque parole n'est plus
Ce qu'elle était mise en branle Elle dit autre chose que ce qu'elle dit
Que ce qu'elle disait Je m'enivre
De l'emploi que je fais des vocables humains et tremble
Je ne sais trop moi-même de quelle profanation commise de quel forfait
Que je signe de quelle dénonciation du langage
Et pourtant quand le caillou roule et m'échappe et tombe et rebondit
Ce n'est point le sens qui meurt mais autre chose qu'il devient
Qu'un autre que moi ne lui aurait point donné licence d'être
Autre chose que ce galop suivant les règles du pavé que cette course
D'ici à là et pas plus loin
Autre chose qu'une liaison de poste avec son horaire et la ville à chaque bout nommée
Autre chose que le cheminement de la pensée autre chose
Que midi forcément à la fin de la matinée
Autre chose autre chose n'en fût-il point d'autre et je m'entends
Moi-même avec étonnement moi-même dans l'écho redoublé des syllabes
Comme celui dans la montagne qui avance le pied sur l'éboulis
Et sent fuir à peine posé toute la terre sous sa semelle en vain prudente
Les mots l'un l'autre qui s'entraînent dans la chute et on ne peut plus rien arrêter
Ni le bond des blocs et leur presse et le déclenchement du vertige
Ni l'énorme suintement de poussière fuyante fine affolée
Ni l'écho sauvage qui répond de falaise en falaise comme une image de miroir en miroir
Et plus rien ne se borne à soi désormais mais tout vocable porte
Au-delà de soi-même une signification de chute une force révélatrice
Où ce que je ne dis pas perce en ce que je dis
Où plus fort est l'entraînement des paroles que le rêve qui les précède
Où je suis emporté comme un fétu de paille sur une mer démontée
Où je suis le jouet qui ne se peut retenir d'une nécessité nouvelle
Nouvellement dans sa marche inventée
Et je n'ai plus maîtrise de ma langue à la fois torrent et ce qu'il roule
Je n'ai plus le choix de ne point proférer ces sons chargés d'ivresse comme le grain d'un raisin noir
Je ne puis faire que je ne les ai point prononcés
Avec toute la violence de l'élocution surhumaine qui me roule me tourne me renverse
Et que vous expliquez bien mal avec ce pauvre mot de poésie
Auquel on en fait voir de toutes les couleurs
[...]
Aragon, Les Poètes, dans Œuvres poétiques complètes, II, édition sous la direction d'Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 357-359.
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15/03/2012
Aragon, Je 'ai jamais appris à écrire, ou les incipit
Ce commencement de moi... j'ai très vite appris à lire, au sens enfantin qu'on donne à ce verbe. C'est-à-dire reconnaître les lettres, les associer, démêler les mots, en sortir un sens, prendre conscience de la chose écrite, pouvoir l'énoncer à mon propre étonnement. Mais quand on me mit un crayon dans les doigts, et qu'on entreprit m'enseigner comment le tenir, en tracer des signes séparés et tout ce qui s'en suit, j'eus une espèce de révolte. Je refusais d'entendre la signification de ces exercices, je n'arrivais pas à me faire à l'idée que, puisque je lisais, difficilement encore il est vrai, des caractères formés par quelqu'un, avec une certaine fierté par exemple de reconnaître le lion dans quatre lettres liées, il allait de soi que je devais m'appliquer à répondre à l'écrit par l'écrit, à écrire moi-même. On avait beau s'attacher à me l'expliquer, je ne voyais là rien de raisonnable, puisque je pouvais parler, crier le mot LION, et même imiter le lion par le geste, le grognement, et la fureur, comme je l'avais vu une fois au Jardin d'Acclimatation. Mais l'écrire, pourquoi faire ? puisque je le savais déjà.
C'était le plus grand obstacle que ceux qui voulurent m'enseigner l'écriture trouvaient sur leur chemin. Un obstacle quasi insurmontable, tel était mon acharnement. Et je trouvais ces gens stupides, lesquels n'entendaient pas ce que je leur disais, qui me paraissait l'évidence, je cassais mon crayon ou je le jetais par la fenêtre. Enfin on y renonça, ma mère disait que c'était affreux, un enfant qui ne saurait jamais écrire. Moi, je m'en passais. Je dictais ce qui me traversait la tête à ces deux tantes que j'avais, et je constatais qu'après, leur gribouillis restituait pour d'autres yeux ce que j'avais dit, très exactement. Si bien que la parole dit me paraissait fort suffisante.
Aragon, Je n'ai jamais appris à écrire ou les incipit, "Les sentiers de la création", éditions Skira, 1969, p. 9-10.
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