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27/12/2016

Eugène Savitzkaya, À la cyprine

                                      Eugène Savitzkaya, à la cyprine, nature, mort, vie, vide, néant

Crosse de la fougère née de la décomposition du monde, volubilis issu des boues, âpre arum urticant, ortie comme bouclier, boucle du liseron se propageant selon le métré précis qu’indique l’amas des racines, et coiffant les buissons de cassis, enroulement et déroulement, vie après mort, mort après vie, semant, perdant, poussant contre les murs du vide et du néant et rompant la pierre comme pain sec

 

Eugène Savitzkaya, À la cyprine, les éditions de Minuit, 2015, p. 60.

26/12/2016

Jean Giono, Le grand troupeau

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   Il se fit soudain dehors un grand silence, comme si on tombait dans l’épaisseur du ciel. Joseph s’en sentit le ventre tout vide. Le major leva en l’air son ciseau sanglant.

   — L’attaque, il dit. Puis : Fabre, va voir !

   Fabre sortit. C’était le petit jour : plus d’obus. On entendait clapoter le canal et, là-bas au fond, vers le liséré vert de l’aube, des cris d’hommes menus et pointus, comme d’une bataille de rats. Une mitrailleuse tapait lentement. Une grappe de grenades éclatait du côté du moulin.

   — Oui, dit Fabre en rentrant, c’est ça, ils sont partis…

   — Alors maintenant, dit le major…

   Il regarda autour de lui ce sang déjà et cette boucherie d’hommes.

   Maintenant, dans cette petite caverne de la terre, contre le talus du canal, on venait décharger de la viande à pleins brancards. Un barrage enragé écrasait les réserves de l’autre côté du canal. Ce feu de fer et cette fumée dansaient sur les hommes à grands coups. Dans le canal l’eau frémissait comme une peau de cheval. La flamme de la lampe de carbure se couchait, puis s’élançait vers le plafond. Toute la caverne tremblait comme un ventre de bateau.

 

Jean Giono, Le grand troupeau, Folio/Gallimard, 1986 [Gallimard, 1931], p. 132.

25/12/2016

Jacques Prévert, Histoires

 

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Le bonheur des uns

 

Poissons amis aimés

Amants de ceux qui furent pêchés

En si grande quantité

Vous avez assisté

À cette calamité

À cette chose horrible

À cette chose affreuse

À ce tremblement de terre

La pêche miraculeuse

Poissons amis aimés

Amants de ceux qui furent pêchés

En si grande quantité

De ceux qui furent pêchés

Ébouillantés mangés

Poissons ! poissons ! poissons !

Comme vous avez dû rire

Le jour de la crucifixion.

 

Jacques Prévert et André Verdet, Histoires,

Le pré aux clercs, 1948, p. 76.

24/12/2016

André du Bouchet, Matière de l'interlocuteur

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                       Ordinaire

 

par un mot qui se détache, je suis entré dans la langue.

 

                                   comme sur son déplacement pèse

le fragment de parole ayant, il se peut, no de poème, le défaut

chaque fois accueille

 

                                                                                   en place

comme épars sur déplacement du monde.

 

                                                  le mot, une marge ­ le mot, sur

                                                                cette vague du monde

qui reflue, comme en arrière de nouveau, en avant, inlassable-

ment le sens est débordé.

 

                                                                                          marge

de la marge — configuration du poème dont une figure a          

                                                           cessé d’avoir cours,

                                         coupe par le centre.

 

André du Bouchet, Matière de l’interlocuteur, Fata Morgana, 1992, p. 53-54.

23/12/2016

Jules Supervielle, Oublieuse mémoire

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             Oublieuse mémoire

 

Pâle soleil d’oubli, lune de la mémoire,

Que draines-tu au fond de tes sourdes contrées ?

Est-ce donc là ce peu que tu donnes à boire

Ces gouttes d’eau, le vin que je te confiai ?

 

Que vas-tu faire encor de ce beau jour d’été

Toi qui me changes tout quand tu ne l’as pas gâté ?

Soit, ne me les rends tels que je te les donne

Cet air si précieux, ni ces chères personnes.

 

Que modèlent mes jours ta lumière et tes mains,

Refais par-dessus moi les voies du lendemain,

Et mène-moi le cœur dans les champs de vertige

Où l’herbe n’est plus l’herbe et doute sur sa tige.

 

Mais de quoi me plaignais-je, ô légère mémoire,

Qui avait soif, Quelqu’un ne voulait-il pas boire ?

 

Jules Supervielle, Oublieuse mémoire, dans Œuvres poétiques

complètes, édition Michel Collot, Pléiade/Gallimard,

1996, p. 485.

22/12/2016

Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud

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                     E blanc

 

                     Scène I

 

La mort couche dans mon lit elle a les dents blanches

Patauger dans la nuit appelle-t-on cela

Vivre O dans ma bouche l’ancolie amère

Des jours anciens mon vieux verlaine rien ne sert

De pleurer au temps des souvenirs la partie

Est déjà perdue tu n’avais pas su le

Revenir il courait plus vite que le vent

Amants de la mort qu’attendiez-vous de la vie

Il n’aurait fallu qu’un mot peut-être à ta lèvre

Dehors et non le chapelet à l’angélus

 

Ah l’ordre comme un petit serpent fourbe arrive

Toujours quand le clocher sonne douze au clair de

Lune le christ O vieille démangeaison

Pauvre lélian habité par un fantôme à

 

La jambe de bois l’autre en toi O moulin à

Prières

 

Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud,

Gallimard, 2009, p. 39-40.

21/12/2016

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve

                     Yves Bonnefoy, du mouvement et de l'immobilité de Douve, désir, visage, voix, mémoire

                       Vrai nom

 

Je nommerai désert ce château que tu fus,

Nuit cette voix, absence ton visage,

Et quand tu tomberas dans la terre stérile

Je nommerai néant l’éclat qui t’a porté.

 

Mourir est un pays que tu aimais. Je viens

Mais éternellement par tes sombres chemins.

Je détruis ton désir, ta forme, ta mémoire,

Je suis ton ennemi qui n’aura de pitié.

 

Je te nommerai guerre et je prendrai

Sur toi les libertés de la guerre et j’aurai

Dans mes mains ton visage obscur et traversé,

Dans mon cœur ce pays qu’illumine l’orage.

 

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve,

Mercure de France, 1954, p. 41.

20/12/2016

Jean-Pierre Verheggen, Pubère, Putains - Porches - Porchers - Stabat Mater

 

                                     jean-pierre verheggen,pubères,putains -   porches - porchers - stabat mater

Porches, Porchers

 

I.

Nous détestions les fermes.

Les fermiers.

Replets.

Satisfaits.

Les métayers et leurs ouvriers.

Saisonniers.

Dupés.

Exploités.

Leurs aoûterons.

Leurs tâcherons.

Leurs souillons.

Leur promiscuité.

Acceptée.

Entérinée.

Avalisée.

 

II.

Nous détestions leurs messiers.

Leurs palefreniers ou valets.

Laquais.

Laids.

Envoyés valdinguer.

Étriller ou faucher.

Aider les faucheurs armés.

Arnachés ou épongés.

Irrelevés.

 

III.

Nous détestions les travailleurs des champs tout entiers.

Puants.

Infamants.

Paysans.

Les peaussiers.

Plaigneurs.

Quémandeurs.

Les taupiers.

Les faneurs.

Suants. Gagneurs.

Les échardonneurs.

Les échenilleurs.

Les soigneurs attitrés.

Bousés. Bouseux.

Beaucoup trop courageux.

 

[...]

 

Jean-Pierre Verheggen, Pubères, Putains - 

Porches - Porchers - Stabat mater, Labor, 1991, p. 13 à 15.

 

19/12/2016

ART ROMAN EN PÉRIGORD

art roman en périgord, modillon, chapiteau

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18/12/2016

Franz Kafka, Lettres à Felice, II

                       Franz Kafka, lettres à Felice, Marthe Robert, fantôme

À Grete Bloch                              8.VI.14

 

Chez nous les parents ont coutume de dire que les enfants vous font sentir à quel point on vieillit. Quand on n’a pas d’enfants, ce sont vos propres fantômes qui vous le font sentir, et ils le font d’autant plus radicalement. Je me souviens que dans ma jeunesse, je les attirais hors de leur trou, ils ne venaient guère, je les attirais avec plus de force, je m’ennuyais sans eux, ils ne venaient pas et je commençais à croire qu’ils ne viendraient jamais. À cause de cela j’ai déjà été souvent bien près de maudire mon existence. Par la suite ils sont quand même venus, de temps à autre seulement, c’était toujours du beau monde, il fallait leur faire des courbettes bien qu’ils fussent encore tout petits, souvent ce n’était nullement eux, ils avaient seulement l’air de l’être ou bien ils le donnaient seulement à entendre. Cependant lorsqu’ils venaient pour de bon, ils se montraient rarement féroces, on n’avait pas lieu d’être très fier d’eux, ils vous sautaient dessus tout au plus comme le lionceau saute sur la chienne, ils mordaient , mais on ne s’en apercevait qu’en maintenant l’endroit mordu avec le doigt et en y appuyant l’ongle. Plus tard, il est vrai, ayant grandi, ils sont venus et sont restés à leur guise, de tendres dos d’oiseaux sont devenus des dos de géants comme on voit sur les monuments, ils sont entrés par toutes les portes, enfonçant celles qui étaient fermées, c’étaient de grands fantômes fortement charpentés, une foule anonyme, on pouvait se battre avec l’un d’eux ; mais non pas avec tous ceux qui formaient cercle autour de vous.

 

Franz Kafka, Lettres à Felice, II, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 683.

17/12/2016

Bernard Noël, Qu'est-ce qu'écrire, I

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                                       Qu’est-ce qu’écrire, I

 

(…)

   Nous écrivons avec des mots. Nous savons tous qu’écrire, c’est d’abord rassembler des mots. Nous le faisons sans savoir ce qu’ils sont, ni quel type d’outillage ils représentent, ni de quelle partie de nous ils sortent avec un tel naturel. Parfois, ce naturel tombe en panne, et une maladie s’ensuit dans le corps. Parfois, celui qui écrit ne supporte plus que son texte ne soit qu’un texte, et il fait tomber en panne ce naturel.

   L’amour, l’écriture, le jeu, etc., déclenchent un emportement dans le mouvement duquel leur acteur touche l’autre : un autre qui peut être réellement l’autre, mais qui peut aussi être une figure que nous ne touchons qu’en nous.

L’amour, l’écriture, le jeu, etc., ont ainsi dans leur activité même un sens qui nous suffit et qui fait, par exemple, que nous ne cherchons pas à sentir dans la main qui écrit une main plus ancienne, pas plus que nous cherchons à connaître la besogne qu’elle pourrait secrètement poursuivre sous le masque de l’écriture.

(…)

Bernard Noël, La Place de l’autre, Œuvres, III, P.O.L, 2013, p. 203.

16/12/2016

Georges Didi-Huberman, Essayer voir

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                                         Le lieu malgré soi

 

   « La raison, l’art, la poésie ne nous aident pas à déchiffrer le lieu d’où ils ont été bannis (la ragione, l’arte, la poesia, non aiutano a decifrare il luogo da cui sono state bandite.) » Dans cette phrase de Primo Levi extraite de son livre admirable Les Naufragés et les rescapés, le « lieu » en question désigne, bien sûr, le camp d’Auschwitz et, en général, la réalité du Lager, ce lieu échafaudé contre l’homme, ce lieu conçu pour la négation et l’extermination d’une humanité tout entière. On sait aussi que, malgré cette impossibilité à comprendre intégralement, malgré cette « indéchiffrabilité » du lieu où Primo Levi fut exposé au pire, la raison, l’art et la poésie lui furent bien nécessaires et, même, vitales, comme il le développe dans les mêmes pages — notamment lorsqu’il écrit : « Quant à moi, la culture m’a été utile : pas toujours, parfois, peut-être par des voies souterraines et imprévues, mais elle m’a servi et m’a peut-être sauvé » (…).

 

Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Les éditions de Minuit, 2014, p. 9.

15/12/2016

Jacques Roubaud, Octogone

                 jacques rougeaud, octogone, citez, portrait, génie, maïkovski, aragon

                                   Vitez

 

Cheveux noirs, regard brun, traits coupés au couteau

Le sourire du chat, ne montrant pas ses dents

Pas de chaleur, pas d’émotion, ombre portée

Double, à grand froid, comme un rasoir sifflant l’espace.

 

Janséniste baroque et modeste d’orgueil,

À cinquante ans ! jouant Faust nu, diogénique

Sort d’une malle, s’étonne, choque, puis convainc

Occupant le plateau investi de son pas.

 

Tenant les vers immensément serrés, distincts,

Médités (de Maïakovski contre Aragon)

Rafales de la voix et diction de l’esprit.

 

Tout d’intellect, insensuel, insaisissable

Il savait ne laisser personne indifférent

Au total un génie étrange, saisissant.

 

Jacques Roubaud, Octogone, Gallimard, 2014, p. 53.

14/12/2016

John Clare (1793-1864), Poèmes et proses de la folie

                John Clare, poèmes et proses de la folie, terre, rêve, temps, lieu

                        Je sens que je suis

 

Je sens que je suis je sais seulement que je suis

Que je foule la terre non moins morne et vacant

Sa geôle m’a glacé de sa ration d’ennui

A réduit à néant mes pensées en essor

J’ai fui les rêves passionnés dans le désert

Mais le souci me traque — je sais seulement que je suis

J’ai été un être créé parmi la race

Des hommes pour qui ni temps ni lieux n’avaient de bornes

Un esprit voyageur qui franchissait l’espace

De la terre et du ciel comme une idée sublime —

Et libre s’y jouait comme mon créateur

Une âme sans entraves — comme l’Éternité

Reniant de la terre le vain le vil servage

Mais à présent je sais que je suis — voilà tout

 

John Clare, Poèmes et proses de la folie de John Clare, traduction

Pierre Leyris, Mercure de France, 1969, p. 81.

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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Paysage mauvais

 

Sables de vieux os _ Le flot râle

Des glas : crevant bruit sur bruit…

— Palud pâle, où la lune avale

De gros vers pour passer la nuit.

 

— Calme de peste, où la fièvre

Cuit… Le follet damné languit.

— Herbe puante où le lièvre

Est un sorcier poltron qui fuit…

 

— La Lavandière blanche étale

Des trépassés le linge sale,

Au soleil des loups… — Les crapauds,

 

Petits chantres mélancoliques

Empoisonnent de leurs critiques,

Les champignons, leurs escabeaux.

 

Tristan Corbière, Les amours jaunes, dans

C. Cros, T. Corbière, Œuvres complètes,

édition P.-O. Walzer, Pléiade/Gallimard,

1970, p. 794.