13/08/2016
Anna Glazova, Expérience du rêve
choses dont on a besoin
nées du besoin
autrement dit faim et froid,
ni se décomposant ni s’amaigrissant.
besoin dont est tissée la limite rugueuse du monde
choses importantes — signifiant
impondérables comme la lumière
et distinguer ce qui signifie
et ce que tu signifies
n’est pas nécessaire
mais il importe
que les signes discriminent
taillent
lumière entière autant qu’obscurité.
Anna Glazova, Expérience du rêve, traduit du russe
par Julia Holter et Jean-Claude Pinson, joca seria,
2015, p. 69.
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12/08/2016
Claude Dourguin, Points de feu
Bien sûr, le seul « monde meilleur », celui où nous sommes heureux sans limite jamais imposée, noud accomplissons, c’est celui de l’art. Ce qui était pressentiment dans la jeunesse, horizon tentateur sinon promis, devient au fil de la vie, une certitude, la seule consolation, le seul destin qui vaille. À condition, cependant, que le flux des jours ne le déserte pas, qu’il soit irrigué par le monde d’ici, ne se sépare pas du terreau de la vie.
L’inacceptable, ce serait le monde désenchanté – n‘être plus surpris, ému, heureux sans raison face à l’arbre qui s’étire tout seul dans le champ vaste, face au liseré de neige qui hisse les montagnes au ciel, au bruit de la fontaine au seuil de la nuit, quand parvient soudain aux narines l’odeur de feu d’une cheminée, celle des coings mûrs aux abords de la haie ; à seulement marcher et voir se poursuivre le chemin là-bas de l’autre côté de la vallée.
Claude Dourguin, Points de feu, Corti, 2016, p. 37, 57.
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11/08/2016
Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, cinq
Écrire : la même chose sauf l'instant,
la même force spontanée moins la surprise
plus celle d'une seule fois les mots ensemble
il n'y a pas de sursis dans la prairie, ni en prose
pas de jaune sans herbe exacte
ni transport
conjointement, la colline se raréfie
la couleur durcit sa cruauté adjective
le même iceberg sous les jupes de la phrase
...
dans le bois de genêts, il y eut
la fuite du très aigu et du très affluent
ce mélange de vie parfaite et de silence actif
j'en invente la mémoire avec la même stupeur
le même jaune excellent
sur cette terre où abonde le palpable et le vertigineux,
verbe est le grand désirant
l'animiste
hameçonneur de jouissance, de morsures
constater en quoi le jaune des genêts est semblable à
celui-ci
en ce moment de marbre
en cette gravure d'amour
avec ses définitions à même l'écorce
austères, techniques,
et tellement chaudes à vivre
là où ça bruisse, sur la pente connectée
où la citronnade rétracte
[...]
Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, cinq,
André Dimanche, 2008, p. 131-132.
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10/08/2016
Robert Desnos, Domaine public
Photo Man Ray
Sirène Anémone
Qui donc pourrait me voir
Moi la flamme étrangère
L'anémone du soir
Fleurit sous mes fougères
Ô fougères mes mains
Hors l'armure brisée
Sur le bord des chemins
En ordre sont dressées
Et la nuit s'exagère
Au brasier de la rouille
Tandis que les fougères
Vont aux écrins de houille
L'anémone des cieux
Fleurit sur mes parterres
Fleurit encore aux yeux
À l'ombre des paupières
Anémone des nuits
Qui plonge ses racines
Dans l'eau creuse des puits
Aux ténèbres des mines
Poseraient-ils leurs pieds
Sur le chemin sonore
Où se niche l'acier
Aux ailes de phosphore
Verraient-ils les mineurs
Constellés d'anthracite
Paraître l'astre en fleur
Dans un ciel en faillite
En cet astre qui luit
S'incarne la sirène
L'anémone des nuits
Fleurit sur son domaine
Alors que s'ébranlaient avec des cris d'orage
Les puissances Vertige au verger des éclairs
La sirène dardée à la proue d'un sillage
Vers la lune chanta la romance de fer
[...]
Robert Desnos, "Sirène Anémone", dans Domaine public,
"Le Point du jour", Gallimard, 1953, p. 155-156.
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09/08/2016
Fabienne Courtade, Papiers retrouvés
Papiers retrouvés
j’en mets dans les poches
dans une enveloppe
je garde les mots
recopiés
sur un carnet
des morceaux
Été 2013
*
cette année est faite d’eau
et de feu
le trottoir est rouge sang
dehors
on entend le bruit des papiers
les bouteilles roulent sous les pieds
ici
les objets
sont précipités
en continu
sur le mur
c’est un film que l’on passe
et repasse
car il manque toujours le début
*
Pendant que nous allions
d’une chambre à l’autre
une goutte de pluie au bout des doigts
c’est le même pays que nous pleurons
Il n’entend pas leur respiration
le souffle
la sueur
les « jouets d’enfant »
Racle le sol
de ses doigts
dès le début
premier jour
âcre
Fabienne Courtade, Papiers retrouvés,
le phare du cousseix, 2016, p. 4-6.
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08/08/2016
Georges Bataille, Le loup soupire
Le loup soupire
Le loup soupire tendrement
dormez la belle châtelaine
le loup pleurait comme un enfant
jamais vous ne saurez ma peine
le loup pleurait comme un enfant
La belle a ri de son amant
le vent gémit dans un grand chêne
le loup est mort pleurant le sang
ses os séchèrent dans la plaine
le loup est mort pleurant le sang
Georges Bataille, Poèmes, dans Œuvres
complètes, IV, Œuvres littéraires posthumes,
Gallimard, 1971, p. 27.
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07/08/2016
Jean Paulhan, Braque le patron
Braque le patron
Qu’il y ait dans ses toiles, au-delà de tant de lumières, un climat (et comme une embellie) qui les commande, c’est ce que je vois bien. Je serais en peine de le définir. Mais je pourrais le raconter. Je l’ai vu apparaître : c’était au sortir de l’époque fauve, des toiles de l’Estaque, de toute cette fanfaronnade de couleurs.
« La première année, dit Braque, c’était le pur enthousiasme, la surprise du Parisien qui découvre le Midi. L’année suivante, ç’avait déjà changé. Il m’aurait fallu pousser jusqu’au Sénégal. On ne peut pas compter plus de dix mois sur l’enthousiasme. »
C’est alors, vers 1907, qu’ont dû se montrer, dans la couleur pâlissante, ces traits aigus et ces angles qu’un peu plus tard on appela cubisme.
« Cela se faisait tout seul. Un jour, je m’aperçois que je puis revenir sur le motif par n’importe quel temps. Je n’ai plus besoin de soleil, je porte ma lumière avec moi. Il y avait même un danger : j’ai failli glisser au camaïeu. »
Jean Paulhan, Braque le patron, Gallimard, 1952, p. 43-44.
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06/08/2016
Anna Akhmatova, Poème sans héros
Un soir
La musique résonnait dans le jardin
D’in si indicible chagrin.
Sur un plat des huîtres glacées
Sentaient la fraicheur âcre de la mer.
Il m’a dit : « Je suis un ami fidèle ! »
Et il effleura ma robe.
Combien peu ressemble à une étreinte
Le frôlement de ces mains-là.
Ainsi caresse-t-on les chats et les oiseaux,
Ainsi regarde-t-on les sveltes écuyères…
Le rire seul anime ses yeux calmes
Sous l’or léger des cils.
Mais les voix déchirantes des violons
Chantent derrière une brume qui s’étire :
« Bénis donc le Cel :
Pour la première fois tu es seule avec lui. »
Anna Akhmatova, Le rosaire (1914), dans Poème
Sans héros, traduction Jeanne et Fernand Rude,
Maspero, 1982, p. 59.
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05/08/2016
James Joyce, Finnegans Wake
(…)
Entends, Ô monde du dehors ! Notre petit bavardage ! Soyez attentifs citoyens des villes et des bois ! Et vous les arbres, donnez votre écot !
Mais qui vient par ici avec ce feu au bout d’une perche ? Celui qui rallume notre maigre torche, la lune. Apporte les ramours d’olive sur la boue des maisons et la paix aux tentes de Cèdre. Néomène ! Le banquet du tabernacle s’approche. Shop-shup. Inisfail ! Tinkle Bell, Temple Bell ; ding ding disent les cloches du Temple. Sur un ton de synéglogue. Pour tous ceux d’esprit vif. Et la vieille sorcière qu’on damanomme Couvrefeu siffle de son allée. Et hâtez-vous, c’est l’heure pour les enfants de rentrer à la maison. Petits, petits enfants, rentrez chez vous dans vos chambres. Rentrez chez vous vivement, oui petits petits, allez, quand le loup-garou est dehors. Ah, éloignons-nous, réjouissons-nous, restons chez nous où la bûche dans son foyer brûle lentement !
(…)
James Joyce, Finnegans Wake, traduit de l’anglais par Philippe Lavergne, Gallimard, 1982, p. 262-263.
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04/08/2016
Laurine Rousselet, nuit témoin
quelque chose ajoute à la piqûre
une densité
qui ressort de la douleur
le chemin dans le rêve
voiles
claquements
cruauté
la limite en suspens
la tête sur l’oreiller
écrire creuse
ce qui me reste de cœur
fuir avec eux
deux petits
*
le temps sur le cœur ravale
la puissance cogne sur l’aspérité
la ventre a volonté d’ébranlement
derrière la tête rien n’est fixe
à loin il y a l’immédiat accolé
le trou
l’odeur dessine la rencontre
le regard de l’autre
le sexe brûlant joue courbure
une fracture où mourir s’effondre
Laurine Rousselet, nuit témoin,
Isabelle sauvage, 2016, p. 9-10.
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03/08/2016
Rafael Alberti, Qui a dit que nous étions morts ?
Chanson du Parana (1953-1954)
1
Aujourd’hui les nuages m’ont apporté
en volant, la carte d’Espagne.
Si petite était sur le fleuve
et si grande était sur l’herbage
cette ombre qu’elle projetait !
Elle s’est emplie de chevaux,
cette ombre qu’elle projetait.
Moi, à cheval, parmi cette ombre
j’ai cherché village et maison.
Je suis entré dans le patio
qui avait été ombre et eau.
La fontaine n’y était plus,
et cependant elle y bruissait.
Et l’eau qui ne coulait plus est
revenue me donner de l’eau.
Rafael Alberti, Qui a dit que nous étions morts ?,
Traduction de l’espagnol Claude Couffon, Les
Éditeurs français réunis, 1964, p. 149.
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02/08/2016
Christian Prigent au festival de Sète
Le festival de Sète, Voix vives, est terminé. À lire le projet (que l’on retrouvera intégralement sur la Toile), on est intéressé, même si une « approche plurielle » de la poésie, ce n’est pas très clair :
« Chaque année au mois de juillet, le Festival de poésie voix vives, de Méditerranée en Méditerranée accueille à Sète plus de cent poètes venus de toutes les Méditerranée. Ils sont entourés d’artistes, conteurs, musiciens, chanteurs, comédiens qui offrent avec eux une approche plurielle de la parole poétique.
De nombreuses rencontres sont proposées chaque jour dans des lieux accessibles à tous : places, jardins publics et privés, rues, lieux du Patrimoine situés dans une partie historique de la ville retenue pour être Le Village du Festival. »
C’est la poésie à la portée de tous, on va de place en place pour écouter x et y. Pourtant, tous les « invités » ne partagent pas l’euphorie qui devrait être générale.
Ainsi Christian Prigent :
VENI, VIDI, FUGI
Arrivé le vendredi 22 à Sète pour participer au festival de poésie «Voix vives», j'en suis reparti une heure après. Le temps de constater la désinvolture de l'accueil et l'indignité de l'hébergement proposé. Le festival «Voix vives» n'est qu'une affiche. Cette affiche arbore un grand nombre d'invités et leur répartition «internationale», une multiplication d'«événements» festifs et l'abondance du «public». C'est pour susciter l'écho médiatique et attirer l'argent (les subventions). Cet argent sert à salarier une administration, à publier un catalogue luxueux, à financer quelques spectacles de variété, à payer la publicité. Aux poètes invités : clopinettes. Et que la prime de plaisir narcissique d'être invités par ce festival «prestigieux» leur fasse avaler les couleuvres : logis en caserne, honoraires faméliques, prestations quotidiennes aux quatre coins des rues, panels hétéroclites — et, last but not least, l'absence radicale de souci artistique d'un festival qui, sur la poésie, ne sait rien faire d'autre qu'aligner les niaiseries «humanistes» qu'ose, en préface du catalogue, son Président d'honneur.
Christian Prigent
25 Juillet 2016
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01/08/2016
Guillaume Apollinaire, La tzigane
La tzigane
La tzigane savait d’avance
Nos deux vies barrées par les nuits
Nous lui dîmes adieu et puis
De ce puits sortit l’Espérance
L’amour lourd comme un ours privé
Danse debout quand nous voulûmes
Et l’oiseau bleu perdit ses plumes
Et les mendiants leurs Ave
On sait très bien que l’on se damne
Mais l’espoir d’aimer en chemin
Nous fait penser main dans la main
À ce qu’a prédit la tzigane
Guillaume Apollinaire, Alcools, dans
Œuvres poétiques, édition M. Adéma et
M. Décaudin, Pléiade / Gallimard,
1967, p. 99.
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04/07/2016
André du Bouchet, Orion
Orion aveugle à la recherche du soleil levant : la figure venue de droite, verte, qui fait silencieusement irruption dans le grand paysage du Metropolitan Museum demeure, sur l’instant, inapparente. On l’appréhende, car elle en occupe toute la hauteur, sans la discerner. Ce n’est qu’un arbre en marche parmi les arbres. Les dieux se retirent. D’autres puissances règnent, déjà frappées : la peinture de Poussin marque volontiers un tel moment. À l’échelle de la nature alors figurée, sans être retranchés du monde des piétons, tout concourt à leur évanouissement comme à leur résurgence. De vastes formes telluriques surplombent, dominent, traversent la terre — à la fois plus diffuses et moins vagues que les nuages, puisqu’elles précipitent en même temps l’acquis de l’histoire humaine — avant de se résoudre, loin des dieux évanouis, dans cette même terre qu’elles foulent. Leur immersion parachevée, les assises de ce théâtre de nues, de montagnes et de fleuves paresseux se dénouant, chez Poussin, dans un infini sans vapeurs, demeurent irréductibles.
André du Bouchet, Orion, Deyrolle, 1999, p. 11-12.
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03/07/2016
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière
En hommage à Yves Bonnefoy, 1923-1er juillet 2016
L'agitation du rêve
I
Dans ce rêve le fleuve encore : c'est l'amont,
Une eau serrée, violente, où des troncs d'arbres
S'entrechoquent, dévient ; de toute part
Des rivages stériles m'environnent,
De grands oiseaux m'assaillent, avec un cri
De douleur et d'étonnement, — mais moi, j'avance
À la proue d'une barque, dans une aube.
J'y ai amoncelé des branches, me dit-on,
En tourbillons s'élève la fumée,
Puis le feu prend, d'un coup, deux colonnes torses,
Ont un porche de foudre. Je suis heureux
De ce ciel qui crépite, j'aime l'odeur
De la sève qui brûle dans la brume.
Et plus tard je remue des cendres, dans un âtre
De la maison où je viens chaque nuit,
Mais c'est déjà du blé, comme si l'âme
Des choses consumées, à leur dernier souffle,
Se détachait de l'épi de matière
Pour se faire le grain d'un nouvel espoir.
Je prends à pleines mains cette masse sombre
Mais ce sont des étoiles, je déplie
Les draps de ce silence, mais découvre
Très lointain, très proche la forme nue
De deux êtres qui dorment, dans la lumière
Compassionnée de l'aube, qui hésite
À effleurer du doigt leurs paupières closes
Et fait que ce grenier, cette charpente,
Cette odeur du blé d'autrefois, qui se dissipe
C'est encore leur lieu, et leur bonheur.
[...]
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie / Gallimard, 1995 (1987), p. 85-86.
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