Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

26/10/2016

Primo Levi, À une heure incertaine

                                         Primo-Levi.jpg

Attente

 

Voici le temps des éclairs sans tonnerre,

Voici le temps des voix non entendues,

Temps de sommeils inquiets, de veilles vaines.

Compagne, n’oublie pas les jours

Des faciles et longs silences,

Des rues nocturnes et amies,

Des réflexions sereines,

Avant que les feuilles ne tombent,

Avant que le ciel ne se referme,

Avant que de nouveau ne nous réveillent,

Par trop connus, devant nos portes,

Les pas ferrés et martelants.

                                                                         2 février 1949

 

Primo Levi, À une heure incertaine, traduction Louis Bonalumi, préface Jorge Semprun, Gallimard, 1997, p. 32.

 

25/10/2016

François Rannou, là-contre

18gwull0pk4ggskw84.jpg

                                  l’exactitude ne se plante qu’à la frontière

 

est-ce une terre promise : la précision peut-elle nous enseigner la vérité ? Quelle vérité ?

 

ne vaut pas plus qu’une mouche (bombine la poésie sur la vitre liste de nos mots-mots-mots) c’est sa valeur ajoutée : le charme du chant se dissout promet de nous montrer l’énigme à nu sur nos étals

 

                                                         terre d’ailleurs dont la géographie n’a trace (cartes fluctuantes) que lorsque la paume qu’on ouvre montre le revers des paroles intraduisibles

                         (précision de couleurs (vert, jaune)que distingue quelle légende

 

François Rannou, là-contre, le cormier, 2008, np.

24/10/2016

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela

                                   W-un poete au travail jean tardieu bt 2851-covadis_f4v_tc_ 640_480.jpg

Méditatif

 

Avant l’horreur c’était encore

si peu de chose : vivre, un clin d’œil un regard

mais quel regard quand il appareillait

vers l’espace profond d’une nuit d’août

illuminés par les étoiles déjà mortes

signaux qui viennent d’autrefois pour nous sourire.

 

Après l’horreur nulle mémoire mais le masque

préparé. Après l’horreur

une outre bue un crâne déserté

ne sont pas plus sonores ni plus vide que de creux

terrible dans la pierre Ici persiste l

a forme exacte de ce couple

pourchassé, ici l’empreinte pure,

ici, seulement bonne pour l’écho

sous le pas des troupeaux paisibles, l

a fuite immobile     statue

aveugle et ressemblante.

 

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard,

1979, p. 35.

23/10/2016

Giorgio Manganelli, Amour

                                   Giorgio Manganelli, Amour, message, lettre, vide

   Si tu m’aimes — et j’ignore si l’amour est permis à qui rêve — , tu m’aimes comme on peut aimer après bien des amours, au point que les mystères, les inexactitudes, les noms échangés, malicieuse persistance, rendent vague, inepte et hagarde toute tentative de ta part d’envoyer des messages, quel qu’en soit le destinataire naturel, ou laborieusement dénaturé, accessible aux seuls entretiens allégoriques ; tu pourrais avoir recours à des catalogues d’exploits, à des proverbes, à des indices flous mais non dépourvus de loyauté ; proposer des symptômes, des signes d’une maladie dotée de sens, un syndrome élaboré, un callot de rêves pénibles et hirsutes. Je pourrais accepter, me diras-tu, vieil homme, un billet vierge, et ne rien écrire dessus ; mais cette virginité ne sera-t-elle pas déjà une allusion au silence, à d’intolérables vacarmes, une proclamation d’identité, ou l’impossibilité de mesurer la distance et de sonder simultanément le désespoir, la dispersion, l’imminence, les allusions au néant ; ne sera-t-elle pas le plus muet murmure, ce qui reviendrait à dire : « Bien que je sois là, nous n’avons rien à nous dire » ; et même : « Toi et moi, nous nous ignorons depuis toujours. »

 

Giorgio Manganelli, Amour, traduction Jean-Baptiste Para, Denoël, 1981, p. 22-23.

22/10/2016

Umberto Saba, Chansonnettes pisanes

                  images.jpeg  

Chansonnettes pisanes

 

I

 

Clairsemées les eaux du fleuve

     immobile une hirondelle,

     sur la rive un brancard,

     lent, très lent avance.

Lent, je le suis : je pressens

     la douleur, le cœur m’opprime,

     et s’allument les premières

     étoiles au-dessus de la ville.

Blêmes lumières s’allumant le long

     de l’Arno ; le jour est encore clair,

     et tant d’ennui tout autour

     que chacun en mourra.

 

Umberto Saba, traduction Thierry

Gillybœuf, dans Rehauts, n° 38, p. 10.

21/10/2016

Cavafy, Poèmes : Lustre

                                     cp-cavafy2.jpg

Lustre

 

Dans une chambre vide et petite — seuls quatre murs

couverts d’étoffes toutes vertes —

un lustre superbe brûle et flambe ;

et dans chacune de ses flammes s’embrase

une lascive passion, un lascif élan.

 

Dans la petite chambre qui étincelle,

éclairée du feu violent du lustre,

point familière est cette lumière qui en sort ;

ni faite pour des corps timides

la volupté de cette chaleur.

 

Cavafy, Poèmes, traduction Georges Papoutsakis, Les Belles Lettres, 1977, p. 82.

 

Cavafy, Poèmes : Lustre

                                     cp-cavafy2.jpg

Lustre

 

Dans une chambre vide et petite — seuls quatre murs

couverts d’étoffes toutes vertes —

un lustre superbe brûle et flambe ;

et dans chacune de ses flammes s’embrase

une lascive passion, un lascif élan.

 

Dans la petite chambre qui étincelle,

éclairée du feu violent du lustre,

point familière est cette lumière qui en sort ;

ni faite pour des corps timides

la volupté de cette chaleur.

 

Cavafy, Poèmes, traduction Georges Papoutsakis, Les Belles Lettres, 1977, p. 82.

 

20/10/2016

Thomas Bernhard, Mes prix littéraires

                                   thomasbernhard.jpg

Discours de la remise du prix d’État autrichien

 

   Il n’y a rien à célébrer, rien à condamner, rien à dénoncer, mais il y a beaucoup de choses dérisoires, tout est dérisoire quand on songe à la mort.

   On traverse l’existence affecté, inaffecté, on entre en scène et on la quitte, tout est interchangeable, plus ou moins bien rodé au grand magasin d’accessoires qu’est l’État : erreur ! ce qu’on voit : un peuple qui ne se doute de rien, un beau pays — des pères morts consciencieusement dénués de con science, des gens dans la simplicité et la bassesse, la pauvreté de leurs besoins… Rien que des antécédents hautement philosophiques, et insupportables. Les époques sont insanes, le démoniaque en nous est un éternel cachot patriotique au fond duquel la bêtise et la brutalité sont devenues les éléments de notre détresse quotidienne. L’État est une structure condamnée à l’échec permanent, le peuple une structure perpétuellement condamnée à l’infamie et à l’indigence d’esprit. La vie est désespérance, à laquelle s’adossent les philosophies, mais qui en fin de compte condamne tout à la folie.

 

Thomas Bernhard, Mes prix littéraires, 2010, p. 142-143.

19/10/2016

Giorgio Caproni, Le mur de la terre

                                   giorgio_caproni4.jpg

Anniversaire

 

Je les avais salués

tous, l’un après l’autre.

En fait, j’ignorais

si je reviendrais.

Sur la route, je me suis retourné

avant d’obliquer à droite.

Personne (pas même moi) ne s’était

montré à la croisée.

 

Moi aussi

 

Moi aussi j’ai essayé.

Ce fut toute une guerre

d’ongles. Mais maintenant je le sais.

Personne ne pourra jamais trouer

le mur de la terre.

 

Giorgio Caproni, Le mur de la terre,

traduction Philippe Di Meo, Atelier

La Feugraie, 2002, p. 145, 85.

18/10/2016

Raymond Queneau, Le chien à la mandoline

                                                 raymond-queneau.jpg

Pour un art poétique (suite)

 

Prenez un mot prenez-en deux

faites–les cuir’ comme des œufs

prenez un petit bout de sens

puis un grand morceau d’innocence

faites chauffer à petit feu

au petit feu de la technique

versez la sauce énigmatique

saupoudrez de quelques étoiles

poivrez et puis mettez les voiles

 

où voulez-vous en venir ?

À écrire

             Vraiment ? à écrire ?

 

Raymond Queneau, Le chien à la mandoline,

Gallimard, 1965, p. 65.

17/10/2016

Reinhard Priessnitz (1946-1985), 44 poèmes

 

                                             p835889a.jpg

triste pompon

 

nombre de nuages noirs sombrent ici

ils sont si nombreux et si seuls

que même dans la pénombre

ça ne pourrait pas être plus sombre

qu’en moi en mon club solitaire

et mes pieds et mes mains

 

ils m’assombrissent en soufflant en souffrance

sur ma table de maquillage un nuage noir

avec une frange flottanttant au vent

 

nombre de nuages noirs sombrent ici

qu’en souffrance je sombre je suis à l’é3

toi le nuage de mon pompon en berne

 

Reinhard Priessnitz, 44 poèmes, éditions bilingue,

traduction Alain Jadot, préface Christian Prigent,

NOUS, 2015, p. 89.

16/10/2016

Fabienne Courtade, Papiers retrouvés

 

         fabienne courtade,papiers retrouvés

  

   Fabienne Courtade mentionne une année, une saison, été 2013 et, plus loin, note un jour, 12 juillet, jour de la mort de Mathieu Bénézet — qui est dans le poème avec une citation (« jouets d’enfant »), fragment dont la source est donnée sur le rabat de la plaquette.

   Que reste-t-il quand l’aimé disparaît ? Il écrivait des mots dispersés sur des papiers, mots qui demeurent, à lire, peut-être à rassembler : des « papiers retrouvés », pour lier quelque chose du passé au présent. Rien qui puisse apaiser celle qui les lit, ne vient pour en parler que le vocabulaire du désordre : feu, sang, bruits, mouvements de la vie qui ne cesse, pleurs, chocs, qui l’emporte sur le mot « lumière », très présent.

   Quand tout semble aller vers un autre équilibre, avec les roses dans un pot, et non plus des bruits mais le pas d’un passant, toujours revient et s’impose la couleur rouge, celle du sang — sang et rouge, deux mots qui ponctuent le poème. Il ne peut y avoir qu’une paix trompeuse, l’avancée vers la mort continue : « je ramasse une branche d’arbre / je la pose / sur l’étagère / tous les jours elle indique : ta présence / papiers / terre remuée // elle pourrit doucement // depuis le mois de juillet ». La fracture est irrémédiable, et « Les morts ne s’occupent pas des vivants », ces vivants pour qui les choses du monde n’ont pas changé, pas plus que le passage des saisons.

   Dans une narration très épurée, sans jamais de pathos, s’esquisse ce qui ne peut se dire, les moments d’une vie que rappellent des objets, des lieux, les moments de l’attente. Persistent aussi les souvenirs de l’été : c’est ce temps de la rencontre, de « la lumière devenue vivante » — elle bondit, en effet —, et de la « lumière / de son regard », mais du passé ne subsistent que des images, et l’« on perd tout ».

 

Fabienne Courtade, Papiers retrouvés, le phare du cousseix, 2016, 16 p., 7 €.

15/10/2016

Michel de M'Uzan, Le Rire et la Poussière

                                            3581820155.jpg

Les Obèses du royaume

 

   La célébration des fêtes du Couronnement devait avoir lieu à la fin du printemps. Cette date un peu tardive avait été choisie à cause du temps qui, en cette saison, demeurait incertain pendant de longues semaines. Ainsi, au moment des fêtes, le couple royal, règnerait déjà depuis plusieurs mois. Son premier acte légal avait été la promulgation d’un décret qui rétablissait temporairement et dans leur forme ancienne les Services royaux du Couronnement. À ceux-ci incombait l’organisation des principales cérémonies. Pour qu’une tâche aussi lourde eût une chance d’être menée à bien, les employés des Services avaient été nommés par voie de concours, les candidats ayant été choisis parmi les meilleurs fonctionnaires du royaume. D’une manière générale, les femmes avaient remporté les premières places. C’est à elles que revint une part importante du travail : la sélection des sujets qui, plus tard, formerait le Carré des Obèses.

   Le terme de Carré des Obèses, qui s’était imposé s vite que le pays entier le connaissait — à vrai dire, c’est à peu près tout ce qu’il connut jamais des préparatifs du Couronnement —, était entendu dans son sens large et désignait à la fois l’ensemble des participants et leur disposition à certains moments de la cérémonie. Le terme avait été proposé par la Reine elle-même ; en reprenant une ancienne dénomination, elle mesurait assez combien elle tenait à la réussite de ce qui allait être le pivot des fêtes.

 

Michel de M’Uzan, Le Rire et la Poussière, Gallimard, 1962, p. 92-94.

 

 

 

14/10/2016

Paul Klee, Journal, traduction Pierre Klossowski

                           214.jpg

   (1903)

   L’idiot en art est en général un très respectable et laborieux individu. Toute une semaine durant il a sué du nombril et des aisselles. Va-t-on le blâmer si, le dimanche, il tient à jouir de l’art qu’il apprécie ? Faudra-t-il qu’il force également au septième jour son cerveau avide de repos ? Et voici maintenant que paraissent des ouvrages proprement inquiétants, ou qui ont pour effet de semer la discorde. Les Russes, par exemple, que tout le monde lit à présent. Ibsen, lui aussi, était certainement un être méchant. (…) Mais autrefois, tout de même, tout allait beaucoup mieux ! L’art était alors beaucoup plus accessible. À présent chacun veut n’être qu’individualité.

   Et nous autres, idiots en art ? Ne comptons-nous pour rien ? Et pourtant, c’est nous qui faisons vivre les artistes, nous qui achetons leurs livres et leurs tableaux. Et de surcroît dans notre démocratie ? En avant, citoyens helvétiques, en avant !

 

Paul Klee, Journal, traduction Pierre Klossowski, Grasset, 1959, p. 147.

13/10/2016

Oscarine Bosquet, Histoire de géographie, dans Gare maritime 2016

                                                        poesie-doscarine-bosquet-rencontre-au-cafe-bazar.jpg

Je n’ai pas appris la leçon à la fin de la civilisation

européenne en Afrique ou en Amérique

la métamorphose des humanistes en bêtes

brutes pour éliminer les sombres autres

autres comme animaux singes

dinosaures

primitifs comme primates

têtes à extirper des terres

qui revenaient aux blancs

les hommes supérieurs

dont nous toi et moi.

 

Les fossiles d’ils seraient captivants.

 

Oscarine Bosquet, "Histoire de géographie", dans Gare Maritime 2016Maison de la Poésie de Nantes, p. 24.