22/10/2025
Philippe Jaccottet, Autres journées
Loriot : oiseau lié au soleil de huit heures du matin, aux ombres encore longues dans les vergers, les truffières.
Les engoulevents sont déjà repartis : brefs compagnons. Messagers ponctuels du crépuscule, avec leur bruit d'horloge de bois. Messagers de l'entre-deux, entre ciel et terre, entre jour et nuit — au ras de la cime des arbres.
Il y a une décantation qui se produit, en même temps qu'il fait plus sombre peu à peu — et c'est alors que paraît cet oiseau couleur d'ombre, plutôt paisible, flottant, autour duquel plus ou moins vainement je tourne. Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe.
Quand la fumée brillante du jour se dissipe.
Travail au jardin, sous un temps doux, ciel pâle. Pas une feuille nouvelle, sinon celles, infimes, de la spirée. Le rouge-gorge, le « cravaté de rouge» d'Emily Dickinson si cher à Roud dans sa vieillesse, par moments semble accompagner mon travail ou même s'y intéresser, tant il est proche ; petit piéton plutôt qu'oiseau, presque toujours à picorer dans la terre.
Aube d'octobre
Il fait un peu plus froid.
Le rouge-queue chante dans l'aube qui se dissipe.
C'est comme si chantait un charbon.
En plein midi, soudain, deux martinets très haut dans le ciel à côté d'un nuage en forme de tour blanche, légère — comme je ne sais quelle apparition foudroyante, énigmatique, ou quelle mesure de la hauteur de l'air, quelle révélation de l'espace aérien, quelle flèche de fer dans le cœur. Une joie bizarre, d'à peine une seconde — et en me relisant, je me rappelle le gerfaut des Solitudes, « scandale bizarre de l'air » —, une lettre tracée sur le bleu puis effacée, un trait — ou le crochet d'un hameçon ? Sait-on qui a pu vous ferrer ainsi ?
La fauvette dans le tilleul : chant extraordinairement, mystérieusement clair, comme s'il traversait, transperçait une enveloppe, franchissait une limite.
Fauvette
dernier oiseau parleur en plein été
de quoi me parles-tu ainsi de loin en loin
dans le feuillage du tilleul ?
De quoi peut donc parler voix si limpide ?
Philippe Jaccottet, Autres journées, Fata Morgana,
1987, p. 15, 19, 28, 34, 46, 82, 88.
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03/05/2025
Philippe Jaccottet, La Semaison
Pluie oblique, changeante, passante ou fuyante ; bruit d’une machine indéterminée, peut-être dans les champs. Journées encore presque froides, méchantes. Le bruit des voitures est aussi comme celui d’une machine, d’un outil qui s’enfoncerait dans la matière de l’air pour lr percer.
Des paroles brèves comme une rapide pluie. Comme ces lignes qu’elle laisse sur la vitre un instant, brillantes, étoilées, et pourtant chaque perle, chaque goutte a son nœud d’ombre. Derrière l’astre des larmes, l’herbe encore un peu plus verte, et une multitude analogue dans le nid des arbres. Une fumée bleue comme les lointains.
Philippe Jaccottet, La Semaison dans, Œuvres, Pléiade/Gallimard, 2014, p. 353
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02/05/2025
Philippe Jaccottet, Airs
Dans l’herbe à l’hiver survivant
ces ombres moins pesantes qu’elle,
des timides bois patients
sont la discrète, la fidèle,
l’encore imperceptible mort
Toujours dans le jour tournant
ce vol autour de nos corps
Toujours dans le champ du jour
ces tombes d’ardoise bleue
Philippe Jaccottet, Airs, dans Œuvres,
Pléiade/Gallimard, 2014, p. 422.
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30/04/2025
Philippe Jaccottet, Dans le ciel...
Les couleurs graves des fins d’après -midi, l’hiver : le brun qui tire sur le fauve, le pourpre, le violet ; le vert très sombre, les lointains bleus ; et aujourd’hui, entre l’horizon et de longs nuages peut-être chargés de neige, un morceau de ciel si clair qu’il en paraît juvénile ou angélique. L’enclos du grand jardin avec ses murs couverts de lierre donne toujours un même conseil de calme, de patience, de confiante attente.
Autre « Chambre des époux » fidèles, avec à la voûte cette couronne légère, cette baie d’air animée par de rares nuages pareils à des roses. Comme si l’on embrassait d’un même regard la navigation, là-haut, et tout en bas l’heureuse rumeur du port.
Philippe Jaccottet, Dans le ciel…, dans Œuvres, Pléiade/Gallimard, 2014, p. 765.
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27/04/2025
Philippe Jaccottet, Observations I
Le vingt-huit novembre au matin, comme je passais le pont du Carrousel, une brume sans aucun poids ni moiteur (le ciel au zénith étant clair) enveloppait encore la Seine, le Louvre, la passerelle des Arts et au moins la base de l’Île. Ni la Tour Saint-Jacques, ni le City-Hôtel, ni le Vert Galant n’existaient plus qu’une âme endormie. Un soleil parfaitement rouge apparut dans leur rêve et roula, par-dessus les toits du Louvre jusque sur le jardin qu’ils encadrent.
Philippe Jaccottet, Observations I, dans Œuvres, Pléiade/Gallimard,
2014, p. 32.
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10/11/2024
Philippe Jaccottet, Airs
Qu’est-ce que le regard ?
Un dard plus aigu que la langue
la course d’un excès à l’autre
du plus profond au plus lointain
du plus sombre au plus pur
un rapace
Philippe Jaccottet, Airs, dans
Œuvres, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 427.
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09/11/2024
Philippe Jaccottet, Leçons
Toi cependant,
ou tout à fait effacé
et nous laissant moins de cendres
que feu d’un soir au foyer,
ou invisible habitant l’invisible,
ou graine dans la loge de nos cœurs,
quoi qu’il en soit,
demeure en modèle de patience et de sourire,
tel le soleil dans notre dos encore
qui éclaire la table, et la page, et les raisins ?
Philippe Jaccottet, Leçons, dans Œuvres,
Gallimard, Pléiade, 2014, p. 460.
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08/11/2024
Philippe Jaccottet, Airs
Qu’est-ce que le regard ?
Un dard plus aigu que la langue
la course d’un excès à l’autre
du plus profond au plus lointain
du plus sombre au plus pur
un rapace
Philippe Jaccottet, Airs, dans
Œuvres, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 427.
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07/11/2024
Philippe Jaccotet, L'Ignorant
Chanson
Qui n’a vu monter ce rire
comme du fond du jardin
la lune encore peu sûre ?
Qui n’a vu s’ouvrir la porte
au bout de l’allée de pluie ?
(Ah ! qui entre dans cette ombre
ne l’oublie pas de sitôt !)
Les bras merveilleux de l’herbe
et ses ruisselants cheveux,
la flamme, du bois mouillé
tirant rougeur et soupirs…
(Qui s’enfonce dans cette ombre
ne l’oubliera de sa vie)
Qui ‘a vu monter ce rire…
Mais toujours vers nous tourné,
on ne peut qu’appréhender
sa face d’ombre et de larmes.
Philippe Jaccottet, L’Ignorant, dans
Œuvres, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 147.
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06/11/2024
Philippe Jaccottet, Observations, I
L’amour lui-même ne doit-il pas être absolument sans but ? Ainsi une sorte de bonheur semblerait possible même dans les plus dures conditions.
La lumière du monde n’est pas moins pure qu’au temps des Grecs ; mais moins proche, et nos paroles moins limpides. Il es inquiétant de songer à cette évolution.
La vanité est tressée dans la littérature. Elle détruit. Bonheur de la naïveté.
Pas de hâte. On est toujours trop pressé. La source est bien gardée : que de contes nous l’ont dit ! Ce n’est pas encore aujourd’hui que tu dissiperas l’obscurité qui t’entoure, que tu deviendras le compagnon des oiseaux.
Philippe Jaccottet, Observations I, Gallimard, Pléiade, 2014, p.44, 46, 56, 62.
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05/11/2024
Philippe Jaccottet, L'Effraie et autres poésies
Les eaux et les forêts
I
La clarté de ces bois en mars est irréelle,
tout est encore si frais qu’à peine insiste-t-elle.
Les oiseaux ne sont pas nombreux ; tout juste si,
très loin, où l'aubépine éclaire les taillis,
le coucou chante. On voit scintiller des fumées
qui emportent ce qu’on brûla d’une journée,
la feuille morte sert les vivantes couronnes
et, suivant la leçon des plus mauvais chemins
sous les ronces, on rejoint le nid de l’anémone,
claire et commune comme l’étoile du matin.
Philippe Jaccottet, L’Effraie et autres poésies, dans
Œuvres, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 20.
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22/05/2023
Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux
Tous les blés flambent
et la brève alouette est un fragment ascendant de ce feu.
Elle ne gravit tous les paliers de l’air
que parce que le sol est trop brûlant.
Il est une beauté que les yeux et les mains touchent
et qui fait faire au cœur un premier degré dans le chant.
Mais l’autre se dérobe et il faut s’élever plus haut
jusqu’à ce que nous autres ne voyions plus rien,
la belle cible et le chasseur tenace
confondus dans la jubilation de la lumière.
Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux,
Gallimard, 2021, p. 30.
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08/03/2023
Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux
Tous les blés flambent
et la brève alouette
est un fragment ascendant de ce feu.
Elle ne gravit tous les paliers de l’air
que parce que le sol est trop brûlant.
Il est une beauté que les yeux et les mains touchent
et qui fait faire au cœur un premier degré dans le chant.
Mais l’autre et dérobe et il faut s’élever plus haut
jusqu’à ce que nous autres ne voyions plus rien,
la belle cible et le chasseur tenace
confondus dans la jubilation de la lumière.
Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux,
Gallimard, 2021, p. 30.
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07/03/2023
Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux
En écoutant Claudio Monteverdi
On croirait, quand il chante, qu’il appelle une ombre
qu’il aurait entrevue un jour dans la forêt
et qu’il faudrait, fût-ce au prix de son âme, retenir :
c’est par urgence que sa voix prend feu.
Alors , à sa lumière d’incendie, on aperçoit :
une pré nocturne, humide, et par-delà
où il avait surpris cette ombre tendre,
ou beaucoup mieux et plus tendre qu’une ombre :
Il n’y a plus que chênes et violette maintenant.
La voix qui a illuminé la distance retombe.
Je ne sais pas s’il a franchi le pré.
Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux,
Gallimard, 2021, p. 9.
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09/10/2021
Philippe Jaccottet, Ponge, pâturages, prairies
En se rejoignant
elles deviennent silencieuses
les eaux de montagne
Qu’a donc voulu dire Buson en écrivant ce haïku, sinon, apparemment, ceci : qu’au moment où confluent au fond de la vallée les torrents descendus des montagnes, on cesse d’entendre le bruit de leurs eaux ? Belle découverte !
Il se trouve toutefois que l’extrême concision du haïku, en ne laissant passer dans les mots que quatre éléments : la montagne, les eaux, leur confluence et le silence qui s’ensuit, en les associant comme elle le fait dans un mouvement et une sorte de métamorphose, permet au poète de susciter, autour de ce presque rien, un espace ouvert où la rencontre de ces éléments, dont chacun est lié pour nous à un nombre très élevé de correspondances intérieures, de souvenirs et de rêves peut prendre sa plus large et plus profonde résonance. En cela, de surcroît, sans avoir l’air d »’y toucher, sans que cette notation qui serait, formulée autrement, à la limite de l’insignifiance, soit aucunement montée en épingle.
Philippe Jaccottet, Ponge, pâturages, prairies, le bruit du temps, 2015, p. 47-48.
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