12/09/2016
Eugène Savitzkaya, Cochon farci
À l’inconnu tel qu’il fut en os,
entrailles entravant sa marche sous le ciel,
criblé de silice, la faux à l’épaule,
faucheur comme d’autres furent moines,
ceci est mon épaule, ceci mon cœur qui bat,
ceci la faux couchant les tiges et les tuyaux,
dénudant la terre et la pierre comme on ouvre
un chemin qui ne mène qu’à lui-même ou à
la voie lactée, combien de sueur en sobriété,
combien de bières, combien de chemises élimées
portent l’empreinte de son squelette
jusqu’à l’autre face du globe, combien de fils
livrés à eux-mêmes ? demain l’aube, aujourd’hui la fin
et vice-versa à l’infini, c’est du kif,
à n’en pas sortir de l’ornière.
Eugène Savitzkaya, Cochon farci, éditions de Minuit, 1996, p. 54.
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11/09/2016
Geoffrey Squires, Poème en trois sections
Pierres dans l’obscurité, formes
perçues plutôt que vues, inertes comme des animaux
endormis au milieu d’un champ ou le long de la route
où l’on avance avec précaution, frayant un chemin vers la maison
à travers l’herbe noire
Rocks in the darkness, shapes
sensed rather than seen, inert like animals
asleep in the middle of a field or by the road
which one moves among with care, picking a way home
across the dark grass
Geoffrey Squires, Poème en trois sections, traduit de l’anglais (Irlande)
par François Heusbourg, éditions Unes, 2016, p. 41 et 40.
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10/09/2016
Pascal Guignard, Sur le jadis
Chapitre LVI
Le rêve est ce qui fait apparaître comme étant là des êtres absents, ou éloignés, ou disparus, ou morts. Ils sont là mais le « là » où ils séjournent n’est pas une dimaension spatiale (pour le vivant) ni temporelle (pour le mort). Le « il est là dans le rêve » renvoie à un là qui est avant le temps (comme il est l’est dans le rêve). Ce « là » du rêve précède chez les vivipares le « là » où projette la naissance atmosphérique. Le temps qui vient déchirer le « là » ne l’apporte pas. Il y a un « jadis » distinct de l’ontogenèse dt de la phylogenèse et de l’histoire. Si je le nomme jadis, c’est en sorte de bien le distinguer de tout passé.
Pascal Quignard, Sur le jadis, Folio/Gallimard, 2004, p. 157.
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09/09/2016
Gustave Roud, Les fleurs et les saisons
Capucine, l’éclat de rire, défi, cristal, d’une petite nonnain qu’un ravisseur exclut galamment du moutier dans la nuit d’une chanson Vieille-France… Est-il d’autre ressemblance entre la plante et la jeune cloîtrée ? Une encore, peut-être, cette corolle qui brûle comme son corps.
Car toutes les capucines, même celles des Canaries où perche une profusion de fleurs minuscules, jaunes et plumeuses comme un hommage aux oiseaux de leur patrie, toutes semblent participer du feu. Aucune de leurs fleurs qui ne soit flamme ou reflet de flamme. Une bordure d’impératrice des Indes est une longue chaine de brasiers, rubis et velours (ce velouté de soie et de fumée qu’on voit au flamboiement des torches nocturnes.) Le long des piliers, des barrières, des colonnes, l’ample guirlande des Lobb rassemble et fige selon une sorte de magie pétrifiante les lueurs, les éclats, les sursauts, l’incendie des feux terrestres ou des météores.
Gustave Roud, Les fleurs et les saisons, La Dogana, 2003, p. 61-62.
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08/09/2016
Samuel Beckett, Le dépeupleur
Ce qui frappe d’abord dans cette pénombre est la sensation de jaune qu’elle donne pour ne pas dire de soufre à cause des négociations. Ensuite le fait qu’elle vibre de façon régulière et continue à une vitesse qui pour être élevée ne dépasse jamais celle qui rendrait la pulsation imperceptible. Et enfin beaucoup plus tard que de loin en loin et pour très peu de temps celle-ci se calme. Ces rares et brèves relâches sont d’un effet dramatique inexprimable pour en dire le moins. Les agités en restent cloués sur place dans des postures souvent extravagantes, et l’immobilité décuplée des vaincus et sédentaires fait paraître dérisoire celle qu’ils affichent d’habitude. Les poings en voie de cogner sous l’effet de la colère ou du découragement se placent à un point quelconque de l’arc pour n’achever le coup en série de coups qu’une fois l’alarme passée. Similairement ceux surpris en train de porter l’échelle ou de faire l’infaisable amour ou tapis dans les niches ou rampant dans les tunnels chacun selon sans qu’il soit utile d’entrer dans les détails. Mais au bout d’une dizaine de secondes le frémissement reprend et au même instant tout rentre dans l’ordre. Ceux qui erraient recommencent à errer et les immobiles se détendent. Les accouplés reprennent le collier et les poings se remettent en marche.
Samuel Beckett, Le dépeupleur, éditions de Minuit, 1970, p. 32-33.
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07/09/2016
James Joyce, Chamber Music, Pomes Penyeach
Ne chante pas l’amour qui meurt,
Amie, avec des chants si tristes,
Laisse là ta tristesse et chante
Qu’il suffit de l’amour qui passe.
Chante le long sommeil profond
Des amants morts, et dis comment
Ton amour dormira sous terre
L’amour est si las maintenant.
Gentle lady, do not sing
Sad songs about the end of love,
Lay aside sadness ans sing
How love that passes is enough
Sing about the long deep sleep
Of lovers that are dead, and how
In the grave all love shall sleep :
Love is aweary now.
James Joyce, Chamber Music, Pomes Penyeach,
traduction et présentation de Jacques
Borel, Gallimard, 1967, p. 71 et 70.
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06/09/2016
Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik
Enfant
J’ai largement reçu le don d’aimer.
Mais dès l’enfance
les gens
au travail sont dressés.
Moi — je filais sur la berge du Rion,
je traînais
ne fichant rien de rien.
Maman se fâchait : « L’affreux garnement ! »
Comme un fouet papa brandissait sa ceinture.
Et moi,
j’allais, trois faux roubles en poche,
faire avec des troupiers un tour de bonneteau.
Sans le faix des souliers,
sans le faix des chemises,
au four de Koutaïssi bronzé,
je tournais au soleil ou le dos,
ou la panse,
au point d’en avoir la nausée.
Le soleil s’émerveille :
« C’est haut comme trois pommes !
ça possède —
un cœur d’homme.
Il le fait s’échiner.
D’où vient
qu’il soit dans cet archine place
pour moi,
pour la rivière,
pour cent verstes de rochers ? »
Vladimir Maïkovski, Lettres à Lili Brik (1919-1930),
traduction André Robel, Gallimard, 1969, p. 90.
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05/09/2016
Henri Thomas, Poésies
Un oiseau
Un oiseau, l’œil du poète
s’en empare promptement,
puis le lâche dans sa tête,
ivre, libre, éblouissant.
Qu’il chante, qu’il ponde, qu’il
picore, mélancolique,
d’invisibles r ains d emil
dans les prés de la musique,
quand il regagne sa haie,
jamais cet oiseau n’oublie
les heures qu’il a passées
voltigeant dans la féérie
où les rochers nourrissaient
leurs enfants de diamant,
où chaque nuage ornait
d’une fleur le ciel dormant.
On trouvera l’oiseau mort
avant les froids de l’automne,
le plaisir était trop fort,
c’est la mort qui le couronne.
Henri Thomas, Poésies, Poésie /
Gallimard, 1970, p. 76-77.
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04/09/2016
Jacques prévert, Choses et autres
Les prisons trouvent toujours des gardiens.
*
La révolution est quelquefois un rêve, la religion, toujours un cauchemar.`
Jacques Prévert, Choses et autres, Gallimard, 1972, p. 110.
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03/09/2016
André Frénaud, Les Rois mages
Sans amour
Il va sous les végétations de la lumière,
le cœur sans amour.
Le monde se creuse comme la mer.
Le sourire éclatant du désespoir
tiendra-t-il jusqu’à la mort prochaine ?
André Frénaud, Les Rois mages,
Poésie/Gallimard, 1987, p. 82.
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02/09/2016
Laurent Mauvignier, Ce que j'appelle oubli
et ce que le procureur a dit, c’est qu’un homme ne doit pas mourir pour si peu, qu’il est injuste de mourir à cause d’une canette de bière que le type aura gardé assez longtemps entre les mains pour que les vigiles puissent l’accuser de volet et se vanter, après, de l’avoir repéré et choisi parmi les autres, là, qui font leurs courses, le temps pour lui d’essayer — c’est ça, qu’il essaie de courir vers les caisses ou tente un geste pour leur résister, parce qu’il pourrait comprendre alors ce que peuvent les vigiles, ce qu’ils savent, et même en baissant les yeux et en accélérant le pas, s’il décide de chercher le salut en marchant très vite, sans céder à la panique ni à la fuite, le souffle retenu, les dents serrées, un mouvement, ce qu’il a fait, non pas tenter de nier lorsqu’il les a vus arriver vers lui et qu’ils se sont, je ne dirais pas abattus sur lui, parce qu’ils étaient lents et calmes et qu’ils n’ont pas du tout fondu comme l’auraient fait, disons, des oiseaux de proie, non, pas du tout, au contraire, ils se sont arrêtés devant lui et c’était très silencieux […]
Laurent Mauvignier, Ce que j’appelle oubli, éditions de Minuit, 2013, p. 7-8.
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01/09/2016
Paul de Roux, Poèmes des saisons
En hommage à Paul de Roux, décédé dans la nuit du 27 au 28 août
D’où viens-tu, Été qui n’est plus là quand même
ce serait ta saison, et qui soudain nous effleures et nous gagnes ?
toi qui te vêts des plus lourds, des plus fastueux atours,
des feuilles les plus larges et des denses poussières, Été
à la trop courte nuit, renversant villes et campagnes
sous des ciels où s’effrite longuement la lumière, nuit
inventant des labyrinthes pour ses amants,
levant des futaies pour de blanches larmes de lune, et toi
oublié ou absent, soudain
faisant mentir le poids des jours, l’effluve
du tilleul chevauchant une imperceptible brise
serait ta résidence parmi nous ?
Paul de Roux, Poèmes des saisons, dessins de Gabrielle
de Roux, le temps qu’il fait, 1989, non paginé.
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31/08/2016
Raymond Queneau, Fendre les flots
La sirène éliminable
Je ne sais qui chantonne à l’ombre du balcon
c’est un chant de sirène ou bien de vieux croûton
il faudra que j’y aille afin de voir si je
me suis trompé ou bien si j’ai mis dans le mille
si c’est un vieux croûton je le pousse du pied
doucement dans le ruisseau pour qu’il vogue et qu’il
aille vers la mer où il sera libéré
des balais éboueux des tracas de la ville
si c’est une sirène alors serai surpris
je lui dirai madame un tel chant m’exaspère
vous avez une voix qui ne me charme guère
elle me répond : monsieur j’ai eu un prix
au conservatoire autrefois dans ma jeunesse
donnez au moins l’aumône au titre de noblesse
Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard,
1969, p. 98.
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30/08/2016
Raymond Queneau, Courir les rues
Zoo familier
Chats pigeons chevaux perruches
quelques moustiques quelques mouches
les ânes les chèvres les poneys
des champs de Mars ou Élysées
des singes et des perroquets
parfois même des araignées
chiens de race ou simples roquets
dans leurs vases des poissons rouges
dans leurs toisons les pauvres pous [sic]
raee qui tend à disparaître
les cancrelats et les punaises
les merles les corbeaux les pies
les très peu nombreux ouistitis
les mulots les rats les souris
le perce-oreille issant du fruit
mille-pattes et charançons
sur les faces des comédons
les urus dans les mots croisés
quelques vers dans les framboises
de rares aigles
dans sa cage chante un serin
et puis des humains
et puis des humains
Raymond Queneau, Courir les rues,
Gallimard, 1967, p. 110-111.
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29/08/2016
Raymond Queneau, Battre la campagne
Le repos du berger
Y a-t-il un obstacle
à la poursuite du vent ?
Y a-t-il obstruction
à ce que volent les mots ?
Y aura-t-il empêchements
à la pose des inscriptions ?
le vieillard berger sonore
hurle et crie dans la vallée
que l’écho redise encore
les injures ondulées
en a-t-il donc à la pierre ?
aux arbres ? aux rus ? aux serpents ?
aux sucs de la bonne terre ?
aux herbes tout envahissant
mais ce ne sont plus des injures
car le vent en les emportant
les sasse et les voilà pures
les phonèmes du dément
les mots caressent donc la pierre
les arbres les rus les serpents
les sucs de la bonne terre
les herbes tout envahissant
et le berger devenu sourd
à sa propre injustice
s’étend pour enfin dormir
dans le silence enfin complice
Raymond Queneau, Battre la campagne,
Gallimard, 1965, p . 140-141.
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