09/12/2016
Paul Auster, Disparitions
Nonterre
I
Accompagnant tes cendres, à peine
écrites, effaçant
l’ode, les racines avivées, l’œil
autre — de leurs mains gauches, ils t’ont traîné
dans la ville, t’ont serré
dans ce grand nœud de jargon, et ne t’ont rien
donné. Ton encre a appris
la violence du mur. Banni,
mais toujours au cœur
d’un calme fraternisant, tu retournes les pierres
d’une invisible terre, et rends douce ta place
parmi les loups. Chaque syllabe
est entreprise de sabotage.
Paul Auster, Disparitions, traduction Danièle Robert,
Babel, 2008 [Actes Sud 1994], p. 17.
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08/12/2016
Jean de Sponde, Œuvres littéraires
Qui sont, qui sont ceux-là, dont le cœur idolâtre,
Se jette aux pieds du Monde, et flatte ses honneurs ?
Et qui sont ces valets, et qui sont ces seigneurs ?
Et ces Ames d’Ébène, et ces Faces d’Albastre ?
Ces masques desguisez, dont la troupe folastre,
S’amuse à caresser je ne scay quels donneurs
De fumées de Court, et ces entrepreneurs
De vaincre encore le Ciel qu’ils ne peuvent combattre ?
Qui sont ces lovayeurs qui s’esloignent du Port ?
Hommagers à la vie, et félons à la Mort,
Dont l’estoille est leur Bien, le vent leur Fantasie ?
Je vogue en mesme mer, et craindroy de périr,
Si ce n’est que je scay que ceste mesme vie
N’est rien que le fanal qui me guide au mourir.
Jean de Sponde, Œuvres littéraires, édition Alan Boase,
Droz, 1978, p. 261.
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07/12/2016
Jean Genet, Un chant d'amour
Un chant d’amour
Berger descends du ciel où dorment tes brebis !
(Au chevet d’un berger bel Hiver je te livre)
Sous mon haleine encor si ton sexe est de givre
Aurore le défait de ce fragile habit.
Est-il question d’aimer au lever du soleil ?
Leurs chants dorment encor dans le gosier des pâtres.
Écartons nos rideaux sur ce décor de marbre ;
Ton visage ahuri saupoudré de sommeil.
Ô ta grâce m’accable et je tourne de l’œil
Beau navire habillé pour la noce des Îles
Et du soir. Haute vergue ! Insulte difficile
Ô mon continent noir ma robe de grand deuil !
[…]
Jean Genet, Le condamné à mort, l’enfant criminel,
[…], L’Arbalète, 1966, p. 81.
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06/12/2016
Georges Bataille, Poèmes
ma folie et ma peur
ont de grands yeux morts
la fixité de la fièvre
ce qui regarde dans ces yeux
est le néant de l’univers
nos yeux sont d’aveugles ciels
dans mon impénétrable nuit
est l’impossible criant
tout s’effondre
Georges Bataille, Poèmes, dans
Œuvres complètes, IV, Gallimard,
1971, p. 16.
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05/12/2016
Hilde Domin, Vingt-trois poèmes
Cauchemar
Je dois me séparer de moi,
On m’emmène
loin de moi.
Je tends les mains
vers moi,
je tourne au coin de la rue
et m’abandonne, moi qu’on emmène
en tenue de prisonnier.
Quatre rues plus tard revient la même rue
pour qui tourne au coin de la rue
plus loin là-bas la même rue.
Mais alors je serai loin,
emmenée au loin,
moi qui tends les bras
vers moi qui tourne au coin de la rue.
Hilde Domin, Vingt-trois poèmes, traduction
Marion Graf, la revue de belles-lettres, 2010, 1-2, 193.
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04/12/2016
Jean Bollack, Au jour le jour
En hommage à Jean Bollack (15 mars 1923-4 décembre 2012)
10 avril 2010
Nazis
X 2011, 8. VI. 2007
Beaucoup d’allemands devaient se dire au cours de la guerre, ou avant, que l’aventure nazie n’allait pas durer. S’ils n’ont pas pensé aux conséquences, c’est que la plupart, sinon tous, préféraient y croire, et profiter pour eux-mêmes de ce qu’ils considéraient encore comme un avantage et une promotion. L’ascension était plus personnelle et existentielle que sociale ou politique. Les dirigeants savaient la susciter.
Poésie
X 740
Les poèmes sont une seule lutte, requérant le droit à la différence ; tous les poètes sont « juifs » ; ils sont juifs positivement par l’indépendance, à savoir la non-appartenance. Ils revendiquent la liberté à l’endroit de toutes les traditions religieuses. Il y aurait comme une religion de la non-appartenance qui s’exprime le plus fortement dans le domaine de la grande poésie allemande.
Jean Bollack, Au jour le jour, PUF, 2013, p. 609 et 763.
© Photo Tristan Hordé
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03/12/2016
Antoine Emaz, Limite
24.10.2013
I
les mots
dans la masse de nuit
fondus absorbés perdus
retournés à l’encre
en rester là
serrer ce qui reste
pas plus avant
ce soir
la nuit gagne
II
les mains lâchent
ce sera
chiens de faïence
jusqu’à l’aube
on n’ira pas plus loin
nuit saturée
on entend son rire fou
écrasé
elle pouffe
s’étouffe de mots
gavée
ou bien c’est le vent
mais décidément
cette partie-là
est perdue
Antoine Emaz, Limite,
Tarabuste, 2016, p. 101-102.
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02/12/2016
Ilse Aichinger, Josefstadt
Josefstadt
École de l’après-midi, asile des aveugles, une pièce de monnaie perdue sur la place silencieuse. Je suis invitée ici : aujourd’hui à quatre heures. Il suffisait que j’arrive un peu en retard, il n’y aurait plus rien ici qu’au loin les murs des hôpitaux, des prisons, des corbeaux dans le ciel gris.
Où seraient alors les clôtures plus basses, la fumée plus clémente, et moi-même, où serais-je ? Celui qui a ramassé la pièce de monnaie nous a-t-il recueillie avec ?
Ilse Aichinger, Courts-circuits, traduction Marion Graf, dans la revue de belles-lettres, 2014, 1, p. 114.
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01/12/2016
Baudelaire, Les fenêtres
Les fenêtres
Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir et lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis.
Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, dans Œuvres complètes, édition Yves Le Dantec, Pléiade / Gallimard, 1961, p. 288.
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30/11/2016
Jacques Lèbre, L'immensité du ciel
Visages
Quelles peaux laissons-nous derrière nous
qui gardent encore notre forme exacte
en des époques révolues
dans une ressemblance un peu décalée ?
À dix-sept ans de distance dans le temps
et à cent cinquante kilomètres de distance
quelque chose d’un moment ricoche sur l’autre.
Visages, pourquoi remontez-vous parfois
du fond de toutes les années mortes ?
Est-ce la vie qui de nouveau vous décompose
quand le présent ne décèle jamais la cause
de votre soudaine et troublante apparition ?
Jacques Lèbre, L’immensité du ciel, La Nouvelle
Escampette, 2016, p. 21.
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29/11/2016
Au bord du lac (Londres, Regent Park)
© Photos Chantal Tanet, novembre 2016
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28/11/2016
Jean Tortel, Relations
« La grande plaine est blanche, immobile et sans voix. »
(Guy de Maupassant)
Pour le redire ? Grande plaine
(Et nul coup de feu).
Sans soleil et sans ombre.
Une.
Je suis absent. Nul n’appelle personne.
J’ouvre indument cette blancheur
Immobile en son ordre
Et sans voix.
Qu’elle parle : c’est moi
Qui l’oblige à passer
De son ordre à quelque autre.
Et de quel droit le mien ?
Jean Tortel, Relations, Gallimard, 1968, p. 84.
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27/11/2016
Pascal Quignard, Les désarçonnés
On appelle fonctionnaires les hommes qui remplissent toutes les fonctions qui contribuent au fonctionnement de l’État. Les fonctionnaires sont les hommes grâce auxquels l’État fonctionne en l’état. Le mot français « état » a ici le sens latin de status tel qu’il se voit dans l’expression –statu quo-. Mais la formule latine entièrement développée de statu quo, qui semble si spatiale, si bornée de frontières, si entourée de gardes-frontières, de police montée, de douaniers, est à a la vérité intégralement temporelle : statu quo ante. Les fonctionnaires ont pour charge de faire fonctionner l’état de ce qui est en sorte que ce qui sera « après » soit comme ce qui était « avant ».
Pascal Quignard, Les désarçonnés, Grasset, 2012, p. 114-115.
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26/11/2016
Claude Dourguin, Points de feu
Nos sociétés ont fait des choix idéologiques, plus nombreux que jamais ceux que Nietzsche appelle « les philistins de la culture » — s’entend ceux qui aiment l’art pour son divertissement et/ou l’idée qu’ils se font d’appartenir à une élite.
L’auteur c’est d’abord, l’étymologie nous le rappelle avec bonheur, celui qui accroît. Certainement pas celui qui « crée » — on se demande d’ailleurs comment et par quelle opération du Saint-Esprit, comme il se disait naguère de manière, heureusement irrévérencieuse. Cette imposture (pleine de prétention) qui nous rebat les oreilles avec les « créateurs » de tous poils est devenue insupportable tant elle prévaut partout.
L’exigence d’une tâche.
Virginia Woolf également dénonçait le « I, I, I », la permanence du sujet, du moi dans l’écrit.
L’impression, parfois, que l’on est parmi les derniers à regarder encore les étoiles du ciel, à se satisfaire de cette contemplation, de ces moments, de leur silence.
Claude Dourguin, Points de feu, Corti, 2016, p. 131, 141-142, 153, 155, 157.
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25/11/2016
Samuel Beckett, Les Os d'Écho et autres précipités
Le Vautour
traînant sa faim à travers le ciel
de mon crâne coquille de ciel et de terre
il s’abat sur ceux qui gisent mais qui bientôt
devront reprendre debout le cours de leur vie
leurré par une chair inutile
tant que faim terre ni ciel ne sont devenus charognes
Samuel Beckett, Les Os d’Écho [1935] et autres précipités,
traduit et présenté par Édith Fournier, Les éditions
de Minuit, 2002, p. 17.
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