02/06/2020
Georges Bataille, Manet
Une subversion impersonnelle
Qu’est donc Manet, sinon l’instrument de hasard d’une sorte de métamorphose ? Manet participa au changement d’un monde dont les assises achevaient lentement de glisser. Disons dès l’abord que ce monde était celui qui jadis s’ordonna dans les églises de Dieu et dans les palais des rois. Jusqu’alors l’art avait eu la charge d’exprimer une majesté accablante, incontestable, qui unissait les hommes ; mais rien ne restait désormais de majestueux, selon le consentement de la foule, qu’un artisan eût été tenu de servir. Les artisans qu’avaient été — comme les littérateurs — les sculpteurs et les peintres ne pouvaient exprimer à la fin que ce qu’ils étaient. Ce qu’ils étaient, cette fois, souverainement. Le nom équivoque d’artiste témoigne en même temps de cette dignité nouvelle et d’une prétention difficile à justifier : l’artiste est-il souvent plus qu’un artisan que gonfle la vanité, le vide d’une ambition sans contenu ? Cet individu ombrageux, sachant mal ce qui le fait plein de lui-même !
Georges Bataille, Manet, dans Œuvres complètes, IX, Gallimard, 1979, p. 120.
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13/07/2018
Georges Bataille, Poèmes
Nuit blanche
S’étrangler
rabougrir une voix
avaler mourante la langue
abolir le bruit
s’endormir
se raser
rire aux anges
Nuit noire
Tu te moqueras de ton prochain comme de toi-même
Tirez l’amour de l’oie
de la rate des grands hommes
L’oubli est l’amitié des égorgés
Révérence parler
Je m’en vais
Georges Bataille, Poèmes, dans
Œuvres complètes, IV, Gallimard
1971, p. 31
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22/02/2018
Laure, Écrits
Je le sens bien maintenant : « mon devoir m'est remis » lequel exactement ?
C'est parfois si lourd et si dur que je voudrais courir dans la campagne.
Nager dans la rivière
oublier tout ce qui fut, oublier l'enfance sordide et timorée, le vendredi Saint, le mercredi des cendres,
l'enfance tout endeuillée à odeur de crêpe et de naphtaline.
L'adolescence hâve et tourmentée.
Les mains d'anémiée.
Oublier le Sublime et l'infâme
Les gestes hiératiques
Les grimaces démoniaques.
Oublier
Tout élan falsifié
Tout espoir étouffé
Ce goût de cendres
Oublier qu'à vouloir tout
on ne peut rien
Vivre enfin
« Ni tourmentante
Ni tourmentée »
Remonter le cours des fleuves
Retrouver les sources des montagnes
les femmes les vrais hommes travailleurs
qui enfantent
moissonnant
M'étendre dans les prairies
Quitter ce climat
Ses dunes, ses landes sablonneuses, cette grisaille et ses déserts artificiels,
Ce désespoir dont on fait vertu,
Ce désespoir qui se boit
se sirote à la terrasse des cafés
s'édite... et ne demanderait qu'à nourrir très bien son homme
Vivre enfin
Sans s'accuser
ni se justifier
Victime
ou coupable
Comment dire ?
Un tremblement de terre m'a dévastée
On t'a mordu l'âme
Enfant !
Et ces cris et ces plaintes
Et cette faiblesse native
Oui —
Et s'ils ont vu mes larmes
Que ma tête s'enfonce
jusqu'à toucher
le bois
et la terre.
Écrits de Laure, précédé de Ma mère diagonale de Jérôme Peignot, avec une "vie de Laure" par Georges Bataille, Pauvert, 1971, p. 227-229.
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28/09/2017
Georges Bataille, William Blake, La Littérature et le mal
L’enseignement de Blake se fonde ( …) sur la valeur en soi — extérieure au moi — de la poésie. " Le Génie Poétique, dit un texte significatif1, est l’Homme véritable, et le corps, ou la forme extérieure de l’homme, dérive du Génie Poétique… De même que tous les hommes ont la même forme extérieure, de même (et avec la même variété infinie) ils sont tous semblables par le Génie Poétique... Les Religions de toutes les Nations sont dérivées de la réception du Génie Poétique Propre à chaque Nation... De même que tous les hommes sont semblables (encore qu'infiniment variés), de même toutes les Religions ; et comme tout ce qui leur ressemble, elles n'ont qu'une source. L'homme véritable, à savoir le Génie Poétique, est la source." Cette identité de l'homme et de la poésie n'a pas seulement le pouvoir d'opposer la morale et la religion, et de faire de la religion l'œuvre de l'homme (non de Dieu, non de la transcendance de la raison), elle rend à la poésie le monde où nous nous mouvons.Ce monde en effet n'est pas réductible aux choses, qui nous sont en même temps étrangères et asservies. Ce monde n'est pas le monde profane, prosaïque et sans séduction, du travail (c'est aux yeux des "introvertis", qui ne retrouvent pas dans l'extériorité la poésie, que la vérité du monde se réduit à celle de la chose) : la poésie, qui nie et détruit la limite des choses, a seule la vertu de nous rendre à son absence de limite ; le monde, en un mot, nous est donné quand l'image que nous en avons est sacrée, car tout ce qui est sacré est poétique, tout ce qui est poétique est sacré.
« All Religions are one » (Toutes les religions ne sont qu’une), vers 1788 [›• ∫•, Poetry and Prose, edited par G. Keynes, Londres, Nonesuch Press, 1948, p. 148-149). « Tous les hommes sont semblables par le Génie Poétique » : « La poésie doit être faites par tous, non par un », disait Lautréamont.
Georges Bataille, William Blake, dans La Littérature et le mal, Œuvres complètes, ix, Gallimard, 1979, p. 225.
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11/04/2017
Georges Bataille, L'expérience intérieure
(…)
Il y a quinze ans de cela (peut-être un peu plus), je revenais je ne sais d’où, tard dans la nuit. La rue de Rennes était déserte. Venant de Saint-Germain, je traverserai la rue du Four (côté poste). Je tenais à la main un parapluie ouvert et je crois qu’il ne pleuvait pas. (Mais je n’avais pas bu : je le dis, j’en suis sûr.) J’avais ce parapluie ouvert sans besoin (sinon celui dont je parle plus loin). J’étais fort jeune alors, chaotique et plein d’ivresses vides : une ronde d’idées malséantes, vertigineuses, mais pleine déjà de soucis, de rigueur, et crucifiantes, se donnaient cours… Dans ce naufrage de la raison, l’angoisse, la déchéance solitaire, la lâcheté, le mauvais aloi trouvaient leur compte : la fête un peu plus loin recommençait. Le certain est que cette aisance, en même temps l’ « impossible » on heurté éclatèrent dans ma tête. Un espace constellé de rires ouvrit son abîme obscur devant moi. À la traversée de la rue du Four, je devins dans ce « néant » inconnu, tout à coup… je niais ces murs gris qui m’enfermaient, je me ruai dans une sorte de ravissement. Je riais divinement : le parapluie descendu sur ma tête me couvrait (je me couvris exprès de ce suaire noir). Je riais comme peut-être on n’avait jamais ri, le fin fond de chaque chose s’ouvrait, comme si j’étais mort.
Georges Bataille, L’expérience intérieure, dans Œuvres complètes, V, 1, Gallimard, 1973, p. 46.
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06/12/2016
Georges Bataille, Poèmes
ma folie et ma peur
ont de grands yeux morts
la fixité de la fièvre
ce qui regarde dans ces yeux
est le néant de l’univers
nos yeux sont d’aveugles ciels
dans mon impénétrable nuit
est l’impossible criant
tout s’effondre
Georges Bataille, Poèmes, dans
Œuvres complètes, IV, Gallimard,
1971, p. 16.
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08/08/2016
Georges Bataille, Le loup soupire
Le loup soupire
Le loup soupire tendrement
dormez la belle châtelaine
le loup pleurait comme un enfant
jamais vous ne saurez ma peine
le loup pleurait comme un enfant
La belle a ri de son amant
le vent gémit dans un grand chêne
le loup est mort pleurant le sang
ses os séchèrent dans la plaine
le loup est mort pleurant le sang
Georges Bataille, Poèmes, dans Œuvres
complètes, IV, Œuvres littéraires posthumes,
Gallimard, 1971, p. 27.
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04/06/2016
Georges Bataille, Minibus date lilia plenis, dans L'Expérience intérieure
Qui suis-je
pas « moi » non non
mais le désert la nuit l’immensité
que je suis
qu’est-ce
désert immensité nuit bête
vite néant sans retour
et sans rien avoir su
Mort
réponse
éponge ruisselante de songe
solaire
enfonce-moi
que je ne sache plus
que ces larmes
*
Poèmes
pas courageux
mais douceur
oreille de délice
une voix de brebis hurle
au delà va au delà
torche éteinte
Georges Bataille, Manibus date lilia
plenis, dans L’Expérience intérieure,
Gallimard, 1954, p. 205 et 207.
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21/12/2015
Georges Bataille, Poèmes
Insignifiance
J’endors
l’aiguille
de mon cœur
je pleure
un mot
que j’ai perdu
j’ouvre
le bord
d’une larme
où l’aube
morte
se tait.
Le petit jour
J’efface
le pas
j’efface
le mot
l’espace
et le souffle
manquent.
Georges Bataille, Poèmes, dans
Œuvres complètes, IV, Œuvres
littéraires posthumes, Gallimard,
1971, p. 28.
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04/09/2014
Georges Bataille, Poèmes, dans Œuvres complètes, IV
Le loup soupire…
Le loup soupire tendrement
dormez la belle châtelaine
le loup pleurait comme un enfant
jamais vous ne saurez ma peine
le loup pleurait comme un enfant
La belle a ri de son amant
le vent gémit dans un grand chêne
le loup est mort pleurant le sang
ses os séchèrent dans la plaine
le loup est mort pleurant le sang.
La Marseillaise de l’amour
Deux amants chantent la Marseillaise
deux baisers sanglants leur mordent le cœur
les chevaux ventre à terre
les cavaliers morts
village abandonné
l’enfant pleure
dans la nuit interminable
Georges Bataille, Poèmes, dans Œuvres complètes, IV,
Œuvres littéraires posthumes, Gallimard, 1971, p. 27 et 35.
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23/03/2013
Écrits de Laure
Je le sens bien maintenant : « mon devoir m'est remis » lequel exactement ?
C'est parfois si lourd et si dur que je voudrais courir dans la campagne.
Nager dans la rivière
oublier tout ce qui fut, oublier l'enfance sordide et timorée, le vendredi Saint, le mercredi des cendres,
l'enfance tout endeuillée à odeur de crêpe et de naphtaline.
L'adolescence hâve et tourmentée.
Les mains d'anémiée.
Oublier le Sublime et l'infâme
Les gestes hiératiques
Les grimaces démoniaques.
Oublier
Tout élan falsifié
Tout espoir étouffé
Ce goût de cendres
Oublier qu'à vouloir tout
on ne peut rien
Vivre enfin
« Ni tourmentante
Ni tourmentée »
Remonter le cours des fleuves
Retrouver les sources des montagnes
les femmes les vrais hommes travailleurs
qui enfantent
moissonnant
M'étendre dans les prairies
Quitter ce climat
Ses dunes, ses landes sablonneuses, cette grisaille et ses déserts artificiels,
Ce désespoir dont on fait vertu,
Ce désespoir qui se boit
se sirote à la terrasse des cafés
s'édite... et ne demanderait qu'à nourrir très bien son homme
Vivre enfin
Sans s'accuser
ni se justifier
Victime
ou coupable
Comment dire ?
Un tremblement de terre m'a dévastée
On t'a mordu l'âme
Enfant !
Et ces cris et ces plaintes
Et cette faiblesse native
Oui —
Et s'ils ont vu mes larmes
Que ma tête s'enfonce
jusqu'à toucher
le bois
et la terre.
Écrits de Laure, précédé de Ma mère diagonale de Jérôme Peignot, avec un "vie de Laure" par Georges Bataille, Pauvert, 1971, p. 227-229.
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25/01/2013
Georges Bataille, L'expérience intérieure
Le dernier poème connu de Rimbaud n'est pas l'extrême. Si Rimbaud atteignit l'extrême, il n'en atteignit la communication que par le moyen de son désespoir : il supprima la communication possible, il n'écrivit plus de poèmes.
Le refus de communiquer est un moyen de communiquer plus hostile, mais le plus puissant ; s'il fut possible, c'est que Rimbaud se détourna. Pour ne plus communiquer, il renonça. Sinon c'est pour avoir renoncé qu'il cessa de communiquer. Personne ne saura si l'horreur (la faiblesse) ou la pudeur commanda le renoncement de Rimbaud. Il se peut que les bornes de l'horreur aient reculé (plus de Dieu). En tout cas, parler de faiblesse a peu de sens : Rimbaud maintint sa volonté d'extrême sur d'autres plans (celui surtout du renoncement). Il se peut qu'il ait renoncé faute d'avoir atteint — (l'extrême n'est pas désordre ou luxuriance), trop exigeant pour supporter, trop lucide pour ne pas voir. Il se peut qu'après avoir atteint, mais doutant que cela ait un sens ou même que cela ait eu lieu — comme l'état de celui qui atteint ne dure pas — il n'ait pu supporter le doute. Une recherche plus longue serait vaine, quand la volonté d'extrême ne s'arrête à rien (nous ne pouvons atteindre réellement).
Le moi n'importe en rien. Pour un lecteur, je suis l'être quelconque : nom, identité, historique n'y changent rien. Il (lecteur) est quelconque et je (auteur) le suis. Il et je sommes sans nom sortis du ... sans nom, pour ce ... sans nom comme sont pour le désert deux grains de sable, ou plutôt pour une mer deux vagues se perdant dans les vagues voisines. Le ... sans nom auquel appartient la « personnalité connue » du monde du etc., auquel elle appartient si totalement qu'elle l'ignore.
Georges Bataille, L'expérience intérieure, Gallimard, 1943, puis 1954, p. 69-70, et dans Œuvres complètes, V, Gallimard, 1973, p. 64-65.
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19/11/2012
Laure (Colette Peignot), Écrits
La vie répond – ce n’est pas vain
on peut agir
contre – pour
La vie exige
le mouvement
La vie c’est le cours du sang
le sang ne s’arrête pas de courir dans les veines
je ne peux pas m’arrêter de vivre
d’aimer les êtres humains
comme j’aime les plantes
de voir dans les regards une réponse ou un appel
de sonder les regards comme un scaphandre
mais rester là
entre la vie et la mort
à disséquer des idées
épiloguer sur le désespoir
Non
ou tout de suite : le revolver
il y a des regards comme le fond de la mer
et je reste là
quelquefois je marche et les regards se croisent
tout en algues et détritus
d’autres fois chaque être est une réponse ou un appel
Laure, Écrits de Laures, précédé de Ma mère diagonale,
par Jérôme Peignot, avec une Vie de Laure par Georges
Bataille, Pauvert, 1971, p. 150.
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12/06/2012
Georges Bataille, La Littérature et le mal : Baudelaire
La poésie est toujours en un sens un contraire de la poésie (à propos du Baudelaire de Sartre)
[...] Inhérente à la poésie, il existe une obligation de faire une chose figée d'une insatisfaction. La poésie, en un premier mouvement, détruit les objets qu'elle appréhende, elle les rend, par une destruction, à l'insaisissable fluidité de l'existence du poète, et c'est à ce prix qu'elle espère retrouver l'identité du monde et de l'homme. Mais en même temps qu'elle opère un dessaisissement, elle tente de saisir ce dessaisissement. Tout ce qu'elle put fut de substituer le dessaisissement aux choses saisies de la vie réduite : elle ne put faire que le dessaisissement ne prît la place des choses.
Nous éprouvons sur ce plan une difficulté semblable à celle de l'enfant, libre à la condition de nier l'adulte, ne pouvant le faire sans devenir adulte à son tour et sans perdre par là sa liberté. Mais Baudelaire, qui jamais n'assuma les prérogatives des maîtres, et dont la liberté garantit l'inassouvissement jusqu'à la fin, n'en dut pas moins rivaliser avec ces êtres qu'il avait refusé de remplacer. Il est vrai qu'il se chercha, qu'il ne se perdit, qu'il ne s'oublia jamais, et qu'il se regarda regarder ; la récupération de l'être fut bien, comme l'indique Sartre, l'objet de son génie, de sa tension et de son impuissance poétique. Il y a sans nul doute à l'origine de la destinée du poète une certitude d'unicité, d'élection, sans laquelle l'entreprise de réduire le monde à soi-même, ou de se perdre dans le monde, n'aurait pas le sens qu'elle a. Sartre en fait la tare de Baudelaire, résultat de l'isolement où le laissa le second mariage de sa mère. C'est en effet le « sentiment de solitude, dès mon enfance », « de destinée éternellement solitaire », dont le poète lui-même a parlé. Mais Baudelaire a sans doute donné la même révélation de soi dans l'opposition aux autres, disant : « Tout enfant, j'ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires, l'horreur de la vie et l'extase de la vie ». On ne saurait trop attirer l'attention sur une certitude d'irremplaçable unicité qui est à la base non seulement du génie poétique (où Blake voyait le point commun — par lequel ils sont semblables — de tous les hommes), mais de chaque religion (de chaque Église), et de chaque patrie.
Georges Bataille, La littérature et le mal, "Baudelaire", dans Œuvres complètes, IX, Gallimard, 1955, p. 197-198.
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