28/01/2017
Samuel Beckett, Lettres, III, 1957-1965
A Matti Megged, 21.11.60
(…) Votre point de vue semble être que ce que vous ne pouvez vivre vous devriez au moins être capable de l’énoncer — et ensuite vous vous plaignez de ce que votre énoncé a dévitalisé son objet. Mais le matériau de l’expérience n’est pas le matériau de l’expression et je pense que le malaise que vous ressentez, en tant qu’écrivain, vient d’une tendance de votre part à assimiler les deux. La question a été en gros soulevée par Proust dans sa campagne contre le naturalisme, et la distinction qu’il opère entre le « réel » de la condition humaine et le « réel idéal » de l’artiste reste certainement valable pour moi et aurait même grand besoin d’être ranimée. Je comprends — je crois mieux que personne — la fuite de l’expérience vers l’expression et je comprends l’échec de nécessaire de l’un et de l’autre. Mais c’est la fuite d’un ordre ou désordre vers un ordre ou désordre d’une nature différente, et les deux échecs sont d’une nature foncièrement différente. Ainsi la vie dans l’échec ne peut-elle guère être autre chose que sinistre dans le meilleur des cas, tandis qu’il n’est rien de plus stimulant pour l’écrivain, ou plus riche en possibilités expressives inexploitées, que l’incapacité d’exprimer.
Samuel Beckett, Lettres, III, 1957-1965, Gallimard, 2016, p. 461.
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27/01/2017
Georges Perec, Un homme qui dort
Il fait nuit. De rares voitures passent en trombe. La goutte d’eau perle au robinet du palier. Ton voisin est silencieux, absent peut-être ou mort déjà. Tu es étendu, tout habillé, sur la banquette, les mains croisées derrière la nuque, genoux haut. Tu fermes les yeux, tu les ouvres. Des formes virales, microbiennes, à l’intérieur de ton œil ou à la surface de ta cornée, dérivent lentement de haut en bas, disparaissent, reviennent soudain au centre, à peine changées, disques ou bulles, brindilles, filaments tordus dont l’assemblage dessine comme un animal à peine fabuleux. Tu perds leur trace, tu les retrouve ; tu te frottes les yeux et les filaments explosent, se multiplient.
Georges Perec, Un homme qui dort, 10/18, 1976, p. 95.
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26/01/2017
Maryline Desbiolles, Poèmes saisonniers
que faire de cette violence qui endolorit chacun de mes muscles mais à laquelle je tiens comme à la prunelle de mes yeux que faire de cet amour que je lui porte et du combat contre elle que je voudrais livrer mais qui la nourrit plus encore que faire sinon serrer plus les dents plus fort qu’il est possible de sorte que du lait jaillisse de ma bouche au lieu que du fiel
Maryline Desbiolles, Poèmes saisonniers, éditions Telo Martius, 1992, np.
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25/01/2017
Raymond Queneau, Évolution (L'Instant fatal)
Évolution
L’espèce eut ses grands orteils
les ancêtres ont donc raison
ils font les monts et les merveilles
dans leur vieux temps ils font les cons
leur vieux temps où déjà bien jeunes
ils procréaient à queue-veux-tu
les rejetons les épigones
les disciples les trous du cul
les fils les filles et les mioches
la marmaille drette ou bancroche
l’averse des avortons
la multiplicité des gones
la prolixité sans borne des chiards
leurs héritiers leurs successards
c’était au temps où notre espèce
ne se voilait pas encore la face.
Raymond Queneau, L’instant fatal, dans
Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard,
1989, p. 116.
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24/01/2017
Robert Marteau, Fleuve sans fin, Journal du Saint-Laurent
Lundi 13 septembre [1982]
On conçoit que des esprits simplistes aient mis leur confiance et leur espoir dans les machines. Il me suffit de regarder la navigation devant moi pour comprendre ce qui peut passer par la tête de bien des gens à propos des progrès de la mécanique conjoint à celui de l’humanité. Surprenants, le vélo, l’automobile, l’avion, l’ordinateur, le satellite, mais nullement admirables. Or le monde fut fait pour l’admiration, c’est-à-dire pour que l’âme pût connaître un miroir où se contempler et reconnaître les signes de sa voie.
Robert Marteau, Fleuve sans fin, Journal du Saint-Laurent, Gallimard, 1986, p. 84-85.
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23/01/2017
Jean Tortel, Instants qualifiés
L’opération durant laquelle
Les choses sont
Et ne sont pas ce qu’elles sont,
Le noir ne salit pas le blanc.
L’inclinaison grâce à laquelle
Elles respirent.
Noir et blanc, couleurs non couleurs,
Contradictoires.
Jean Tortel, Instants qualifiés, Gallimard,
1973, p. 76.
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22/01/2017
Hubert Lucot, Écrire, pourquoi ?
En hommage à Hubert Lucot (1935-18 janvier 2017)
(…) Généralement, mes textes économico-politiques sont esthétiquement inférieurs aux autres, mais je m’accroche, je veux me convaincre que je dis l’essentiel, que j’attrape en plein le monde actuel, je me fais l’avocat de l’adversaire, je doute, je glisse un oblique poétique… et je ne cesse d’avoir conscience que quelques centaines de personnes, le plus souvent « de mon bord » me liront, quand la moindre apparition de Le Pen, de Madelin ou de Bernard-Henri Lévy suscite l’attention de millions de citoyens.
Je trace ici un petit crochet scolastique avec espièglerie : l’intensité de ma passion est un absolu marginal. Oui, l’art, la littérature, surtout à l’époque de la culture de masse, sont des absolus marginaux. Absolue peut paraître la liberté d’agir dans un monde où notre inconscient est manipulé par les puissances d’argent après que pendant des siècles notre liberté le fut par la foi, par notre destination éternelle.
Huber Lucot, dans Écrire pourquoi ?(collectif), Argol, 2005, p. 97.
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21/01/2017
Yves di Manno, Champs, un livre de poèmes, 1975-1995
Non sans peine
Son aile ! quand sous couvert d’abri
Couve mon hirondelle. April.
— « Comment t’appelles-tu ? Oh quel
lied, hymne à l’hommage du ciel
Plié lui dis-je (« lui ai-je dit »)
Et d’ailleurs. Répétant. Jeudi.
Un mot tourné dans les deux sens
Déchiffré à l’envers : versant
Est — s’en expliquer. Ou d’Anvers
À Hambourg — mais à la fin vers
Quel « il » dont est absent le vers
Te mèneront ces mots (bleu, vert)
— Et l’on croit que j’ironise
Pour tant soit peu qu’il soit de mise
— « Et ton prénom ? » Ah, je n’ai plus
Espoir qu’en vous deux (mon, nom) lus
À l’envers inversement.
Yves di Manno, "Sciences", dans Champs,
un livre de poèmes, 1975-1995, Flammarion,
2014, p. 133.
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20/01/2017
Ivan Alechine, Enterrement du Mexique
Cela s’appelle mesure
Si on considère la lune comme un visage de femme
quand une femme se maquille
on peut dire que ses mains (qui agissent) sont
l’atmosphère qui entoure la lune
comme la Vierge cachée par l’Arbre à sucre
pose son pied de bois sculpté sur un nuage
survolant un olivier croissant sur un globe terrestre
dans l’église de la Charité de San Cristobal de Las Casas
plus loin
une tranche de pain trempé dans un jus d’ananas chaud
à l’échoppe tout en plastique
entouré (je) d’objets en plastique
une musique de plastique
télévision de plastique
pulls de plastique
tout pour le brillant
néon bleu
ampoules nues
comme si les câbles électriques tendaient l’horizon
de points de fuite d’une perspective qui nous échapperait
et qu’on s’y fasse
finalement c’est la terre au crépuscule qui a le dernier mot
la nuit vient et fait d’elle la dernière ombre découpée
sur le papier du ciel
un œil du dix-huitième siècle
un lapin sur une galette de maïs
Ivan Alechine, Enterrement du Mexique, dessins d’Eduardo
Arroyo, Galilée, 2016, p. 35-36.
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19/01/2017
Anne Calas, Honneur aux serrures
Je me tais
devant les platanes nus
et le ciel presque [je me tais]
nuages brossés d’acier
totalement tendrement tragiquement aimés
bras levés, haut levés, dressés par dizaines érigés
invoquant, suppliant
intimant l’ordre intimidant
de t’aimer
Pourquoi prends-tu cet air pensif ?
parce que je pense à quelque chose
une chair neigeuse une lumière poudrée
une inadvertance rapide un
nuage d’inconscience
[je me tais parce que je n’ai plus rien à dire
Anne Calas, Honneur aux serrures, isabelle sauvage,
2016, p. 76-77.
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18/01/2017
T. S. Eliot, La terre vaine
Les hommes creux
(Un penny pour le vieux Guy)
I
Nous sommes les hommes creux
Les hommes empaillés
Cherchant appui ensemble
La caboche pleine de bourre. Hélas !
Nos voix desséchées, quand
Nous chuchotons ensemble
Sont sourdes, sont inanes
Comme le souffle du vent parmi le chaume sec
Comme le trottis des rats sur les tessons brisés
Dans notre cave sèche.
Silhouette sans forme, ombre décolorée,
Geste sans mouvement, force paralysée ;
Ceux qui s’en furent,
Le regard droit, vers l’autre royaume de la mort
Gardent mémoire de nous — s’ils en gardent — non pas
Comme de violentes âmes perdues, mais seulement
Comme d’hommes creux
D’hommes empaillés.
T. S. Eliot, La terre vaine, dans Poésie, traduction Pierre
Leyris, Seuil, 1969, p. 107.
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17/01/2017
Laurent Fourcaut, lecture ce soir à la librairie Le Rideau Rouge
Le mardi 17 janvier à 19h30, Laurent Fourcaut fera une lecture de ses deux livres de poésie tout juste parus, Arrière-saison et Du vent.
Ce sera à la librairie Le Rideau Rouge, 42 rue de Torcy, dans le XVIIIe arrondissement de Paris (métro Marx Dormoy).
Il y aura abondamment à boire et à grignoter après !
Arrière-saison est un bref livre de poèmes (sonnets et dizains), publié par un éditeur de Genève, Le Miel de l'Ours (44 p., 11 euros).
Du vent est un « poème cinématographique » (un scénario de film dont les dialogues en sont en alexandrins), paru aux éditions La Passe du vent (122 p., 10 euros).
On pourra se procurer également les deux précédents livres de Laurent Fourcaut, Sonnets pour rien (Tarabuste, 2006) et En attendant la fin du moi (Bérénice, 2010), ainsi que le dernier numéro paru de la revue de poésie Place de la Sorbonne (PLS 6, PUPS, 2016), dont il est le rédacteur en chef.
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Aimé Césaire, Soleil cou coupé
Marais
Le marais déroulant son lasso jusque là lové autour de son nombril le marais dégoisant les odeurs qui jusque là avaient tissé une épaule avec des aisselles
Le marais défaisant le mauvais œil qui jusqu’à présent lui avait éclairé tant bien que mal le mauvais bouge au fond duquel il entretenait ses mauvaises raisons dans un bocal de sangsues luxueuses réservées au sang des plus illustres têtes couronnées.
et me voilà installé par les soins obligeants de l’enlisement au fond du marais et fumant le tabac le plus rare qu’aucune alouette ait jamais fumé.
Miasme on m’avait dit que ce ne pouvait être que le règne du crépuscule. Je te donne acte que l’on m’avait trompé. De l’autre côté de la vie, de la mort, montent des bulles. Elles éclatent à la surface avec un bruit d’ampoules électriques brisées. Ce sont les scaphandriers des victimes de la réclusion qui reviennent à la surface remiser leur tête de plomb et de verre leur tendresse.
[ …]
Aimé Césaire, Soleil cou coupé, K éditeur, 1948, p. 77.
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16/01/2017
Andrea Zanzotto, Vocatif, suivi de Surimpressions, traduction Philippe Di Meo
Vide des toiles d’araignée
par les fissures et les vallées,
vide de naissance et de sang.
De l’eau et quel verbe pierreux
tu déposes au pied de ces monts, de ces collines,
et quel vert sans pitié
vous révélez dans un feu
inégal et néfaste
ou — c’est égal — dans un feu
effilé, équilibré
contre le mur où je pleure ; et le mur s’élève
depuis la tête lasse
lasse de naître et de naître encore
dans l’atroce vie bourdonnante.
Andrea Zanzotto, Vocatif suivi de Surimpressions,
traduit de l’italien et présenté par Philippe Di Meo,
Maurice Nadeau, 2016, p. 79.
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15/01/2017
Jacques Réda, La Tourne
Pauvreté. L'homme assiste sa solitude.
Elle le lui rend bien. Ils partagent les œufs du soir,
Le litre jamais suffisant, un peu de fromage,
Et la femme paraît avec ses beaux yeux de divorce.
Alors l'autre que cherche-t-elle encore dans les placards,
N'ayant pas même une valise ni contre un mur
La jeune amitié des larmes ? — Te voilà vieille,
Inutile avec tes mains qui ne troublent pas la poussière.
Laisse. Renonce à la surface. Espère
En la profondeur toujours indécise, dans le malheur
Coupable contre un mur et qui te parle, un soir,
Croyant parler à soi comme quand vous étiez ensemble.
Jacques Réda, La Tourne, "Le Chemin", Gallimard, 1975, p. 59.
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