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27/09/2016

Michel Leiris, Mots sans mémoire

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Marrons sculptés pour Miró

 

I

Les poches veuves de cailloux blancs,

viens-nous en

où va la ligne qui s’envole

sans avoir à jeter du lest.

 

II

Ciel     comme celui du lit

étoile     comme celle de la mer,

cardinal    comme le gentil oiseau que dénomme sa couleur,

chinois     à l’eau-de-vie

 

III

Quelque chose de l’ordre d’un feu frais

un d’un désert surpeuplé.

À chaque battement d’horloge

roses des sables et flambées de plumes

jaillissent du creuset de ses doigts

et marquent le vide à son chiffre.

 

[…]

 

Michel Leiris, Mots sans mémoire, Gallimard, 1969, p. 135-137.

 

26/09/2016

Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance

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             Photo André Perlstein

 

   Une autre fois, il me semble qu’avec plein d’autres enfants, nous étions en train de faire les foins, quand quelqu’un vint en courant m’avertir que ma tante était là. Je courus vers une silhouette vêtue de sombre qui, venant du collège, se dirigeait vers nous à travers champs. Je m’arrêtai pile à quelques mètres d’elle : je ne connaissais pas la dame qui était en face de moi et qui me disait bonjour en souriant. C’était ma tante Berthe ; plus tard, je suis allé vivre presque un an chez elle ; elle m’a peut-être alors rappelé cette visite, ou bien c’est un événement entièrement inventé, et pourtant je garde avec une netteté absolue le souvenir, non de la scène entière, mais du sentiment d’incrédulité, d’hostilité et de méfiance que je ressentis alors ; il reste, aujourd’hui encore, assez difficilement exprimable, comme s’il était le dévoilement d’une « vérité » élémentaire (dorénavant, il ne viendra à toi que des étrangères ; tu les chercheras et tu les repousseras sans cesse ; elles ne t’appartiendront pas, tu ne leur appartiendras pas, car tu ne sauras que les tenir à part…) dont je ne crois pas avoir fini de suivre les méandres.

 

Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, L’imaginaire / Gallimard, 1994, p. 137-138.

 

25/09/2016

Jules Supervielle, Le Corps tragique

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                       Amour

 

Venant de tours indifférentes

Les regards des guetteurs s’échappent.

L’amour de l’homme et de la femme

Naît dans des citernes sans âme.

Combien faut-il d’obscurité

Avant que s’affrontent les corps

Tâtonnant vers leurs nudité

Et leurs plus obstinés trésors.

Les deux êtres soudain tout proches

Dardent leurs anguilles sous roche

Et, de feu sous les chastes cieux,

Croisent le fer voluptueux.

Les deux marées mâle et femelle

Rompent les digues de leur nuit

Formant un seul torse rebelle

Qui ruisselle de barbarie

Jusqu’à ce que le long des corps

Les mains lasses miment la mort.

 

Jules Supervielle, Le Corps tragique, dans

Œuvres complètes, édition Michel Collot,

Pléiade/Gallimard, 1996, p. 603.

24/09/2016

Jack Spicer, c'est mon vocabulaire qui m'a fait ça

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Une brouette rouge

 

Repose-toi et regarde cette satanée brouette. Quoi que

Cela soit. Chiens et crocodiles, lampes à bronzer. Pas

Pour leur signification.

Pour leur signification. Pour être humain

Les signes t’échappent. Toi, qui n’es pas très brillant

Es un signal pour eux. Pas,

Je veux dire, les chiens et les crocodiles, les lampes à bronzer. Pas

Leur signification.

 

L’amour

 

Tendre comme un aigle il plonge

Lavant tous nos visages avec sa langue rêche.

Enchaîné à un rocher et dans ce rocher, nus,

Tous les visages.

 

L’amour II

 

Tu as attaché ses ailes. Le marbre

Expose ses ailes attachées.

                             « Mort à l’arrivée » :

Dis-tu avant qu’il n’arrive quelque part.

Le marbre, où ses ailes et nos ailes d’une manière semblable fleurissent.

                   In-

Fini.

 

Jack Spicer, c’est mon vocabulaire qui m’a fait ça, traduit de l’anglais par

Éric Suchère, préface de Nathalie Quintane, Le bleu du ciel, 2006, p. 163.

23/09/2016

Stefan Themerson (1910-1988), Ouah ! Ouah ! ou qui a tué Richard Wagner ?,

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   J’ai découvert, il y a longtemps, que je préfère les gens — je parle de mes amis — quand ils sont déprimés. Dès qu’ils deviennent ministres, dès qu’ils achètent des voitures puissantes, dès qu’ils rencontrent le succès, je m’aperçois qu’ils n’ont plus de temps à accorder à mon amitié, et la distance qui nous sépare augmente comme celle de deux vaisseaux sans gouvernail flottant à la merci des vagues ; sauf quand il leur arrive d’être déprimés. Je voyais Lampadophore dans cette vaste et puissante (bien que lente) automobile, mais je remarquais qu’il n’avait pas l’air très heureux.

— Qu’est-ce qui vous arrive, Lampadophore ? demandai-je.

   Alors il me parla de sa crainte qu’un jour quelqu’un ne trouve logique de l’amputer de la jambe gauche et du bras droit.

 

Stefan Themerson (1910-1988), Ouah ! Ouah ! ou qui a tué Richard Wagner ?, traduit de l’anglais par J.-M . Mandosto, Allia, 2000, p. 31-32.

22/09/2016

Walter Benjamin, Sur Proust

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   Les Romains disaient d’un texte qu’il était un tissu, et aucun ne l’est davantage et n’est plus dense que celui de Marcel Proust. Rien n’était trop dense ni trop durable pour lui. Gallimard, son éditeur, a raconté que les habitudes de Proust corrigeant ses épreuves mettaient les typographes au désespoir. Les placards revenaient toujours les marges pleines. Mais aucune faute d’impression n’avait été corrigée ; tout l’espace disponible était rempli d’un nouveau texte. Ainsi la loi du souvenir s’exprimait jusque dans l’ampleur de l’œuvre. Car un événement vécu est fini, en tant qu’il est contenu dans une seule sphère du vécu, alors qu’un événement remémoré est sans limites, car il n’est que la clé pour tout ce qui a eu lieu avant lui et après lui.

 

Walter Benjamin, Sur Marcel Proust, traduit de l’allemand et présenté par Robert Kahn, NOUS, 201, p. 41.

21/09/2016

Paul Celan, Renverse du souffle

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L’Écrit se creuse, le

Parlé, vert marin,

brûle dans les baies,

 

dans les noms,

liquéfiés

les marsouins fusent,

 

dans le nulle part éternisé, ici,

dans la mémoire des cloches

trop bruyantes à — mais où donc ?,

 

qui,

dans ce

rectangle d’ombres,

s’ébroue, qui

sous lui

scintille un peu, scintille, scintille ?

 

Paul Celan, Renverse du souffle, traduit

de l’allemand et annoté par Jean-Pierre

Lefebvre, Seuil, 2003, p. 83.

20/09/2016

Miche Leiris, Le ruban au cou d'Olympia

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À main droite,

ma manie de manipuler,

démantibuler,

désaxer et malaxer les mots,

pour moi mamelles immémoriales,

que je tète en ahanant.

 

Murmure barbare en ma Babel,

tu me tiens saoul sous ta tutelle

et, bavard balourd, je balbutie.

 

À main gauche,

mes machins,

mes zinzins,

mes zizanies,

les soucis (chichis et chinoiseries) qui me cherchent noise,

mes singeries, momeries et moraleries.

 

Ô gagachis qu’agacé j’ai sagacement jaugé et tout de go gommé,

jugeant superfétatoirement enquiquinant son chuchotis.

 

Au milieu,

le mal mou qui me moud,

me mord,

me lime,

m’annule,

m’humilie

et que, miel amer, je mettrais méli mélo à mille lieues mijoter,

mariner,

macérer.

 

M’a-t-il dit que ce monde dément demande un démenti,

le démon qu’enmantèle, emmêle et me démantèle ?

 

Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981, p. 176-177.

19/09/2016

Bashô, Le Faucon impatient

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Ne vous cognez pas la tête

est-il écrit sur la porte

 

À perte de vue le ciel

est une nuée d’azur

 

Dans cette terre

qui ne convient aux radis

ils sont tout tordus

 

À peine les poules

ont-elles gagné le juchoir

lune de crépuscule

 

Dans la montagne un portail

et lune du point du jour

 

Du printemps peu à peu

complètent la figure

lune et prunier

 

Bashô, Le Faucon impatient, traduit du

Japonais par René Sieffert, POF, 1994,

  1. 19, 21, 39, 51, 55, 87.

18/09/2016

Ivan Diviš (1924-1999), Thanathea

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Mais tiens Holbein qui vient

là avec sa lance il marche boisé

Déjà le heaume s’assombrit déjà le fourmilier à la lisière

tire la langue dans le grouillement des poèmes

Déjà le crâne de panthère rougi de l’intérieur à la lumière

d’une bougie flottant à travers la véranda livre

le succus paradula

 

Moi le dernier

cétacé carré à l’horizon

j’étends le rideau brumeux dans l’azur

Allez donne déjà donne les fers les cordes les pitons

Je rampe déjà à travers la prière je creuse la nuit du   boutoir

je révoque mes insultes

et délivre les torts aux latrines

Par aucune pitié enfin ne pouvant servir

Traîne jusqu’où ne commence ni le rêve ni le repentir

Hop ma vieille

saute par là

enjambe moi

arrête la plume

arrose par l’entrejambe

 

Ivan Diviš, Thanathea, adapté du tchèque par

André Ourednik, La Baconnière, 2016, p. 35.

17/09/2016

John Taylor, Hublots / Portholes

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through mist                           à travers la brume

 

   the island                                         l’île

       rising                                              se lève

     to what                                           à ce qui

     has risen                                             s’est levé

 

 

     this island                                    cette île

    or another                                  ou une autre

 

John Taylor, Hublots Portholes, traduction de l'anglais

(États-Unis) Françoise Daviet, peintures de Caroline

François-Rubino, l’œil ébloui, 2016, p. 3.

 

16/09/2016

Eugène Savitzkaya, Rules of solitude

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Toucher son propre visage équivaut à plonger la main dans l’eau trouble ou à déranger la forme d’un nuage de fumée. Les enfants ont leur visage d’or comme une tache de soleil au milieu de la mer, hors de portée.

 

Touching your own face is tantamount to plonging your hand into muddy water or disturbing the shape of a puff of smoke. Children wear their golden faces like a splash of sun in the middle of the sea, far from any port.

 

Eugène Savitzkaya, Rules of solitude, traduction en anglais Gian Lombardo, Quale Press, 1997, np.

15/09/2016

Pierre Sylvain, Assise devant la mer

 

                                          pierre silvain,assise devant la mer,poule,mère,mort,sang

                                Photo Marina Poole

 

                                                   L’irregardable

 

   Entre ses murs nus blanchis à la chaux, la petite cour est déserte. L’enfant retient son souffle et quand la mère apparaît sur la scène où va s’accomplir un acte barbare, reste là, bien que saisi d’épouvante, pour tout voir ; la poule effarée qu’elle immobilise contre sa hanche, l’éclair des ciseaux au moment où elle les plonge à l’intérieur du bec que de son autre main elle maintient grand ouvert, la langue un instant dardée, d’un rose humide dans un réflexe de défense, le jet de sang sur sa main après qu’elle a retiré les ciseaux, l’hésitation de la poule qu’en essuyant sa main à son tablier elle a lâché, ses pas hésitants avant la course folle à travers la cour, les chutes, les bonds, les arrêts soudains, les derniers battements d’ailes, le dernier heurt contre le mur, l’éclaboussement écarlate contre la blancheur de la chaux, la mère qui s’est retirée dans une encoignure et attend que finisse la grotesque, pitoyable gigue de mort.

 

Pierre Silvain, Assise devant la mer, Verdier, 2009, p. 68-69.

14/09/2016

Jean-Luc Sarré, Poèmes costumés avec attelages et bestiaire en surimpression

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Orné de toiles d’araignées,

tanné comme un cuir, l’aïeul

quitte les combles pour un grenier

dont les lucarnes sans carreaux

— quelques pelotes fraiches en témoignant —

font encore le bonheur des chouettes.

Pendant que la famille s’attarde

parmi les malles, découvre un sabre,

une giberne de mameluk,

les rires d’enfant, dehors, dévalent une pente

dont ils ignorent tout.

 

Jean-Luc Sarré, Poèmes costumés avec attelages et

bestiaire en surimpression, farrago / Léo Scheer, 2003, p. 88.

13/09/2016

Malcolm Lowry, Réveil

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Réveil

 

L’homme ressemble à un homme qui se lève tard

Contemple l’assiette sale de son dîner

Aussi les bouteilles vides

Toutes lampées dans les larges comment vas-tu d’une nuit

Un verre pourtant contenant encore

Un fond comme sinistre appât

Combien l’Homme ressemble à celui-là

Titubant parmi les arbres rouillés

Allant chercher un déjeuner de pois de sardines

Et de rhum éventé.

 

Malcolm Lowry, traduction Jean Follain, dans Les Lettres

Nouvelles, ‘’Malcolm Lowry’’, 2ème trimestre 1960, p. 90.