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28/08/2016

Marie de Quatrebarbes, La vie moins une minute

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Marie de Quatrebarbes, La vie moins une minute, Lanskine, 2014, p. 43.

 

27/08/2016

Johannes Bobrowski, Terres d'ombres fleuves

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             Le mont des Juifs

 

Voyage d’araignée,

blanc, la terre se répandait en poussière

de sable rougeâtre — forêt,

comme chevelure de tresses, cri d’animal,

lui heurtait la joue, herbe

piquait ses tempes.

 

Tard, lorsque le grand duc, bruissement

de cent nuits, traversait

le sommeil des genêts,

il se levait dans le hallier frémissant

des grillons pour voir un

blême chemin de lune qui montait

dans l’entrelacs des racines.

 

Il regardait par-delà le marécage.

Abrupt, indistinct, un reflet de lumière

le frôlait de son vol, le temps de ce

battement de cœur une sauvage

empaumure émergea des ténèbres,

hérissée, tête larmoyante.

 

Pressé entre les mains

le temps, non nommé : les essaims

qui, jaunes, suivaient

Curragh, nuées grondantes

au-dessus du lac, les abeilles

suivaient le pieux père,

il remuait les rames, il disait :

Je serai un mort dans la verte vallée.

 

 

             Der Judenberg

 

Spinnenreise

weiß, mit rötlichem Sand

stäubte die Erde — Wald,

flechtenhaarig, Tierschrei,

stieß um die Wange ihm, Gras

stach seine Schläfe.

 

Spät, wenn der Uhu, Sausen

aus hundert Nächten, umherstrich

durch den Schlaf der Geniste,

hob er sich in der Grillen

Schwirrgesträuch, einen fahlen

Mondweg zu sehn, der heraufkam

an die seufzende Eiche, die Greisin, in ihrem

Wurzelgeflecht verging.

 

Über das Bruch sah er hin.

Jäh, undeutbar, Lichtschein

flog vorüber, diesen

Herzschlag lang ragte wüstes

Schaufelgeweih aus der Finsternis,

zottig, ein tränendes Haupt.

 

Unter die Hände gepreßt

Zet, unbenannt: die Schwärme,

gelb, die dem Curragh

folgten, tönende Wolken

über der See, die Bienen

folgten dem frommen Vater,

er rührte die Ruder, et sagte :

Ich werde tot sein im grünen Tal.

 

 Johannes Bobrowski, Terre d’ombres fleuves,

traduit de l’allemand par Jean-Claude

Schneider, Atelier La Feugraie, 2005, p. 84-87.

 

26/08/2016

Michel Butor, Histoire extraordinaire, essai sur un rêve de Baudelaire

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(en hommage à Michel Butor)

 L’érotisme et la poésie

 

   Dans les Paradis artificiels, Baudelaire tentera d emmener à la poésie en défendant les drogues contre la morale bourgeoise, pour les condamner ensuite en tant que substituts précaires et dangereux de cette drogue absolue qu’est la poésie, « seul miracle dont Dieu nous ait octroyé la licence ». Nous voyons ici se dessiner dans sa pensée une autre apologie qui prendrait un point de départ dont la « tentation » est plus universelle encore, entouré d’une aura de scandale plus vive : il mènerait à la poésie en se servant de l’érotisme comme appât, et comme figure à dépasser.

Dans cette perspective, le Choix de maximes consolantes sur l »amour, paru en mars 1846 dans le Corsaire-Satan, l’une des premières publications de notre auteur, texte encore marqué de frivolité journalistique, tiendrait une place comparable à celle de l’essai de 1851, Du vin et du haschisch comparés comme moyens de multiplier l’individualité.

   Une des notes de Mon cœur mis à nu amorce le développement que je suggère :

   « Plus l’homme cultive les arts, moins il bande.

   Il se fait un divorce de plus en plus sensible entre l’esprit et la brute.

   La brute seule bande bien, et la fouterie est le lyrisme du peuple. »

   La « fouterie » se présente comme ersatz et reflet inférieur de l’acte poétique.

 

Michel Butor, Histoire extraordinaire, essai sur un rêve de Baudelaire, Gallimard, 1961, p. 70-71.

25/08/2016

Lisa Robertson, Le temps

 

Vendredi

 

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                           Vendredi

Nous nous reposons sur la cité ou de l’eau et des formes simulées dans un beau soir après les averses le ciel plein de spécimens de formes bizarres. Cette image présente le commencement d’une brume du soir. Nous nous reposons sur des événements violents ou des enchaînements d’incidents ou d’onguents de maquillage de pollen l’ornement mobile après le fait est entré montrant tapageur vigoureux et humide. De la partie du ciel une masse nuageuse. Nous nous reposons sur le spectacle chtonien prodigieux ou sur l’imbroglio satisfaisant dans l’inachèvement comme dans les brumes basses et rampantes. L’image est après les averses. Elle signifie célèbre éclatant et beau. Dans une belle soirée d’été. Tacite. Après les averses. […]

 

Lisa Robertson, Le temps, traduction de l’anglais (Canada) par Éric Suchère, NOUS, 2016, p. 52.

24/08/2016

Marie de Quatrebarbes, La vie moins une minute

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Café de la paix. Ici, tout va bien

le goût de rien, l’épée rentrée dans le thorax

j’ai la lèpre. Mais si, je vous jure : j’ai la lèpre

au point du jour, à point fermé le dimanche

je dors sous l’étendard, fait chaud là-dessous

 

Mon sommeil me murmure

« les mots sont importants »

on en discute avec les morts

jusqu’ici, tout va bien

 

Qu’es-ce que vous prendrez Mademoiselle ?

la nature est docile

cette façon délicate d’être soi-même

attentive aux gestes du détail

 

Je vis en rythmes économes

compte et recompte les boutons tombés du peignoir

j’ai été cette petite fille solitaire

la garder encore un peu près de moi

être pour elle la porte ouverte du château

enfermer ma jeunesse dans son cœur

une fois si vieille, peut-être

les retrouvailles rebattues

elles commencent ici pour nous

 

Marie de Quatrebarbes, La vie moins une minute,

Lanskine, 2014, p. 64.

23/08/2016

Antonin Artaud, L'arbre

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L’arbre

 

Cet arbre et son frémissement

forêt sombre d’appels,

de cris,

mange le cœur obscur de la nuit.

 

Vinaigre et lait, le ciel, la mer,

la masse épaisse du firmament,

tout conspire à ce tremblement,

qui gîte au cœur épais de l’ombre.

 

Un cœur qui crève, un astre dur

Qui se dédouble et fuse au ciel,

Le ciel limpide qui se fend

A l’appel du soleil sonnant,

Font le même bruit, font le même bruit,

Que la nuit et l’arbre au centre du vent.

 

Antonin Artaud, Œuvres complètes, I, *,

Gallimard, 1976, p. 254.

22/08/2016

Ana Tot, Méca

 

qu’ils crèvent les artistes. Qu’ils crèvent les poètes. Que crèvent toutes les confréries, les confraternités, les corps abstraits et les conglomérats. Qu’ils crèvent comme crèvent les autres, les sans–étiquette, les animaux, les chiens, les hommes, les femmes, les corps, la chair, les plaisirs et les joies. Il n’y a pas de raisons, je n’en vois aucune, pour que les catégories survivent aux catégorisés, les voix aux sans voix, les grades aux sans grade, tous crevards, chacun perdant son souffle dans la déliquescence de ses tuyauteries, éponges, pompes, fibres et robinetteries propres. Qu’ils crèvent les égos, tous égos ! réunis, confits dans leurs conflits, dans leurs affinités subies. Que vivent les singularités irréductibles, les accidentés, les infirmités, les moignons sans but, les ulcères désintéressés, les tumeurs et les tares. Que crèvent les idées, les sottises, l’Intelligence et l’Esprit, les Lettres, l’Art, le Sport et la Poésie. Qu’ils crèvent. […] Que crève ce programme, si c’en est un, qu’il crève puisqu’il en est, qu’il crève avant d’être dit, avant d’être et d’avoir été, qu’il succombe sur place, qu’il pourrisse sur pied, qu’il crève dans l’œuf, il a fait son temps, il a vécu, qu’il crève, qu’il crève, qu’il

                                                             

                                          (crève)

 

Ana Tot, Méca, Le Cadran ligné, 2016, p. 68-69.

21/08/2016

Michel de M'Uzan, Les chiens des rois

                                          michel de m'uzan,les chiens des rois,enfant,cerf-volant,absence

 

                                                                             Le cerf-volant

 

                                             

Les hommes se sont écartés, ils parlent et se frappent les mains, s’interpellent et se répondent. Ils sont nombreux, ils ne voient pas l’enfant blond, tout seul sur la plage. Le cerf-volant est parti, l’enfant est resté. Le fil s’est brisé, l’enfant a tendu les bras. Le cerf-volant était blanc avec une croix jaune au milieu, il montait et personne ne bougeait. L’enfant criait, il voyait encore la tache claire qui fuyait, très haut dans le ciel, au-dessus des arbres, de la terre et de la mer. Le cerf-volant est parti et l’enfant s’est couché sur le sable mouillé. Les hommes se sont avancés et ne se sont pas arrêtés. Ils ont dépassé les pleurs, ils marchaient et le bruit des voix et des pas s’est mêlé au crissement de dix doigts sur le sable. Un vent froid a soufflé, l’enfant s’est levé et des mots étrangers lui sont montés aux lèvres.

 

Michel de M’Uzan, Les chiens des rois, collections Métamorphoses, Gallimard, 1954, p. 138-139.

20/08/2016

Roger Giroux, Lieu-Je

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Il serait tellement plus facile de parler, de ne pas dire que je parle, de taire à la parole ses origines, son absence d’ici, de la laisser dans l’ignorance de ce lieu dont je parle, sachant qu’il n’y a rien à en savoir. Sachant que l’ignorance a quelque chose à voir avec lui (voir ?) mais je ne sais pas ce que c’est. Sachant que je ne sais pas de quoi je parle. Ne sachant pas cela. Mais il n’est plus possible de parler sachant cela. Et, ne le sachant pas je parle.

 

Roger Giroux, Lieu-Je, Éric Pesty éditeur, 2016, p. 15.

Lieu-Je, avait été publié avec Lettre (réédité également par Éric Pesty) en 1979, au Mercure de France, les deux textes réunis sous le titre L’arbre le temps.

19/08/2016

James Sacré, Écrire à côté

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Un restaurant dans Paris

 

   Ce 3 décembre 1988

   Les peupliers ne sont plus qu’un peu de gris léger

   Sur la pierre ensoleillée des immeubles, quai d’Orléans

   Quai de Bourbon. On voit maintenant mieux

   Les taches de bleu que font les portes cochères dans les arcatures d’anciennes demeures.

   On y a découpé des portes plus petites, avec au-dessus une ou deux fenêtres, même un balcon.

   Une couleur d’un bleu comme ouvrier qui a

   Un air de dimanche matin dans ce début d’après-midi. Plus loin

   Voilà le restaurant du pont Louis-Philippe son blan cassé,

   Ses tables enchaînées devant, et quelque chose d’endormi

   Dans tout son intérieur : de l’indifférence ou comme une attente apaisée

   Pendant que s’écrit

   Ce 3 décembre léger dans les peupliers de Paris.

 

James Sacré, , dans Affaires d’écriture (2000), Tarabuste, 2016, p. 99.

18/08/2016

Louis Wolfson, Le Schizo et les Langues

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   Malgré toutes les déclarations solennelles d’amour pour lui, malgré toutes les affirmations de bonne volonté, d’empressement de faire tout pour lui, lesquelles déclarations et affirmations lui ayant été faites, en effet enfoncées dans la tête, par sa mère si fréquemment et d’aussi loin qu’il pût s’en souvenir, malgré ses énonciations réitératives, à elle, que tous ces sentiments et de tels étaient les seules raisons pour tous ses actes envers lui, le schizophrène pense que la conduite récente de sa mère envers lui, et surtout la conduite verbale, fournit une forte preuve d’une indifférence fondamentale, sinon une vraie antipathie, pour lui.

   En effet, le psychotique se réjouit quelquefois d’être venu à cette conclusion, d’avoir passé son temps à faire ces études des langues, lesquelles études l’y auront mené sans même qu’il eût préalablement pensé à une telle éventualité, et cela même s’il est irrémédiablement en train de devenir sourd, du moins partiellement, par suite de son emploi excessif, presque constant, et abusif, et durant plus d’une année, des écouteurs de sa radio à transistors bon marché, et bien entendu les ayant employés le plus souvent tous les deux à la fois.

   Quoique sa mère l’eût fréquemment averti que les écouteurs le feraient sourd et avant même qu’il ne s’en rendît compte, elle persistait à crier souvent, presque toujours en anglais, à des temps imprévisibles, parfois sans cesse, semblait-il, durant plus d’une heure, et sachant bien la réaction très probable de son fils schizophrénique, trop maigre et peut-être manquant fréquemment de la force, de l’énergie, ou du moins trop paresseux, de se tenir chaque oreille bouchée d’un doigt : à savoir de faire très haut, assourdissant le volume des petits écouteurs que, à cette époque, il maintenait, tous les deux, presque toujours enfoncés dans les orifices externes des organes auditifs.

 

Louis Wolfson, Le Schizo et les Langues, Gallimard, Connaissance de l’inconscient, 1970, p. 244.

 

 

17/08/2016

Philippe Beck, Chants populaires

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         Concours

 

Paresse est bête !

Qui va sur quel terrain ?

Quelle terre relative ?

Terre est pas d’adieu souvent.

Père lance un concours d’inaction.

Qui est la bête

parmi des enfants immobiles ?

Il fixe des commençants.

(Dans la constance irritable.)

Amour est l’entraîneur.

Père passe la main.

Il faut le palmarès

pour continuer ?

Dans le semble.

Au prix de passivité intime.

Une propriété

au fils immobile.

À l’Indifférent Apparent.

Impassible est le fusible

pour continuer ?

Ou bien le passionné à part ?

Ici, paresse est fille d’impassibilité.

Mère Fixe est fusible infini.

 

Un enfant pleut l’insomnie.

Elle est obstacle infini.

C’est bien.

L’autre est un homme à l’arrêt,

chien inutile,

si les habits sont en feu.

Est-ce un homme d’arrêt ?

Où est la battue ?

Le dernier laisse la corde

serrer,

les bras comme des branches

de saule posé dans les rayons.

À l’office fermé.

Il gagne le concours inventé

par un homme tendu.

Le P. Premier.

Il est allé loin dans l’idée.

Dernier a paressé avec intensité.

Loin dans l’idée

du terrain d’Éternité Limitée.

Maison cimente

les noms défunts de la continuité.

L’enfant qui est un arbre

de pierre

est l’héritier.

Fils Minéral

est une idée de la propriété

Éternité.

Qui a du temps particulier.

Sous le champ manque la plage d’or.

Propriétaire Passif

imprime

des pages de paix antipathique.

 

D’après « Les trois paresseux »

 

Philippe Beck, Chants populaires,

Poésie / Flammarion, 2007, p. 134-135.

"Chaque poème ou chant populaire s'inspire ici d'un conte "noté" par les Grimm" (Avertissement, p. 7)

16/08/2016

Pierre Reverdy, Sable mouvant

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   Il faut donc se décider à dire que la poésie n’est intelligible à l’esprit et sensible au cœur que sous la forme d’une certaine combinaison de mots, en quoi elle se concrète, se précise, se fixe et assure une réalité particulière qui la rend incomparable à toute autre. Je dis une certaine combinaison de mots à dessein, parce que, en effet, si dans la forme arbre on est toujours sûr de trouver la matière bois, dans la forme sonnet, par exemple, on est beaucoup moins sûr de trouver, à tout, coup, son compte de substance poétique. Un sonnet peut être absolument parfait de forme sans que la moindre parcelle de poésie y soit incluse. À l’assemblage de mots que je laisse pour l’instant libre, la qualité, la richesse de la matière donneront la forme qui, si peu orthodoxe qu’elle apparaisse, sera — et je n’oublie pas les objections qu’on ne manquera pas de me faire — toujours préférable à celle pré-établie, dans laquelle on aurait coulé une substance pauvre et sans vertu.

 

Pierre Reverdy, Soleil mouvant, édition E.-A. Hubert, Poésie / Gallimard, 2003, p. 114.

15/08/2016

Hölderlin, Hypérion, Fragment Thalia

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                           Fragment Thalia

 

   Il est pour l’homme deux états idéaux : l’extrême simplicité où, par le seul fait de l’organisation naturelle, sans que nous y soyons pour rien, nos besoins se trouvent en accord avec eux-mêmes, avec nos forces et l’ensemble de nos relations, et l’extrême culture, où le même résultat est atteint, les besoins et les forces étant infiniment plus grands et plus complexes, grâce à l’organisation que nous sommes en mesure de nous donner. L’orbite excentrique que l’homme (l’espèce aussi bien que l’individu) parcourt d’un point à l’autre, c’est-à-dire de la simplicité plus ou moins pure à la culture plus ou moins accomplie, paraît être toujours identique à elle-même, du moins dans ses directions essentielles.

   Les lettres, dont ce qui suit n’est qu’un extrait, se proposent de décrire quelques-unes de ces directions, ainsi que les corrections dont elles sont susceptibles.

   Le rêve de l’homme est à la fois d’être en tout et au-dessus de tout, et la sentence que l’on peut lire sur la tombe de Loyola : « Non coerciti maximum, contineri tamen a minimo »(1), peut aussi bien définir ce dangereux penchant à tout convoiter et à tout dominer que le pus haut et le plus bel état que l’homme puisse atteindre. Laquelle de ces deux interprétations choisir, c’est à la libre volonté de chacun d’en décider.

 

Hölderlin, Hypérion, Fragment Thalia, dans Œuvres, sous la direction de Philippe Jaccottet, Pléiade / Gallimard, 1967, p. 113 ; traduction P. Jaccottet.

 

  1. "Ne pas être limité par le plus grand et n'en tenir pas moins dans les limites du plus petit

 

14/08/2016

Antoine Emaz, Planche : recension

 

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Après un relevé des emplois du mot ’’erre’’ (« mot que j’aime bien »), le livre s’achève sue « Erres : titre pour un recueil de notes ? ». À quelques exceptions près, Antoine Emaz choisit un seul mot pour titrer ses recueils de poèmes ou, comme celui-ci, de notes. ’’Planche’’, en dehors de la mise à plat, évoque le lien — du navire au quai —, et tout autant ce qui sauve (sens ancien de ’’planche’’ repris par ’’planche de salut’’). Ces sens conviennent pour approcher ce livre qui écarte, d’une certaine manière, un « blocage », celui de l’écriture de poèmes. Le poème ne s’écrit pas quand on le voudrait ; quand il survient c’est « comme si la vie / la langue étaient poreuses, porteuses l’une et l’autre d’une vérité simple. »

   Il est beaucoup question de poésie dans Planche. D’abord parce qu’Antoine Emaz lit ses contemporains et commente plus ou moins longuement la manière dont il reçoit Jacques Ancet, James Sacré, Mary-Laure Zoss, Valérie Rouzeau, Ariane Dreyfus, Jean-Pascal Dubost, Jacques Josse, Nicolas Pesquès, etc. (on pourrait établir une chronologie des notes à partir des dates des recueils lus). Une place particulière est réservée à Jaccottet, à propos de son anthologie L’encre serait de l’ombre ; la qualité de la langue est reconnue, mais regrettée l’absence de tout nom de poète né après 1930, comme si la poésie avait alors cessé d’exister. Surtout, est vivement rejetée sa « morale de l’irresponsabilité » à laquelle est opposée celle de Camus : il ne faut jamais cesser de lutter — de se tenir debout, écrit Emaz —, or Jaccottet « semble ne rien voir des forces collectives en lutte pour écrire telle ou telle histoire ». C’est que l’écrit n’est pas à l’écart de la vie, de l’histoire.

   Pour Emaz, le poème est toujours liée au vécu, à une circonstance biographique ou historique ; non qu’il pourrait être représentation de la vie, mais parce que doit être restituée « la densité humaine d’une expérience de vie » (le mot « expérience » revient souvent dans ces notes), c’est-à-dire ce qui donne du sens. Pour cela, il est nécessaire de bousculer la langue : ce n’est jamais l’émotion qui prime, il faut ajuster, retrancher, raboter pour ne pas rester dans l’immédiat. Dans une note, Emaz fait un éloge de la lenteur : c’est le « temps de l’usure et du renouvellement nécessaires pour laisser advenir en soi l’imprévu, le nouveau, sans forcément violence et rupture, plutôt évolution, maturation jusqu’à ce que s’impose ce qui doit être. » Ce primat du sens, de l’humain a pour corollaire le rejet du formalisme contemporain, la langue n’est pas neutre et écrire un poème ne consiste pas à « s’amuser avec un logiciel ». C’est toujours la vie vivante qui devrait primer dans la poésie (que l’on se reporte aux noms retenus ci-dessus), sans pour autant qu’un des thèmes de prédilection du lyrisme, l’amour, soit présent chez Emaz et il s’en explique : « Sauf au début et à la fin peut-être, aimer quelqu’un est bien trop compliqué pour que ça puisse entrer dans un poème. »

   Antoine Emaz revient à plusieurs endroits sur la différence entre la note et le journal — lisant d’ailleurs le journal de Pierre Bergounioux publié sous le titre Carnet de notes… Pour lui, la datation tout comme la présence du sujet caractériserait le journal, alors que la note, « plus élastique », ne serait pas liée au quotidien. Genre attrape tout : il n’y a pas en effet que des remarques à propos de la poésie, des livres lus ou écrits ; on trouve un paragraphe sur le changement d’une nappe, sur le rangement de la bibliothèque, sur l’enfance et le jardin selon les saisons, on lit un titre possible (« ce qui ne se tait pas »), etc. La distinction entre journal et note tiendrait peut-être dans le fait que « la note doit valoir assez en soi mais elle tient aussi par les autres. »

   Antoine Emaz publie aussi bien des ensembles de notes que des recueils de poèmes, poursuivant ainsi une longue tradition, de Baudelaire à Reverdy et du Bouchet pour retenir les écrivains auxquels il renvoie. On entre ainsi dans l’atelier où s’écrivent dans le désordre du carnet quelques lignes sur le rythme, puis quelques mots à propos de Gracq ; un portrait se construit, d’un homme ferme dans ses convictions et toujours dans la questionnement parce que sa poésie « opère le plus souvent dans le dur à vivre. »

 

Antoine Emaz, Planche, éditions Rehauts, 2016, 136 p., 16 €.

Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 23 juillet 2016.