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24/11/2016

Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe

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Cimetière de Saint-Christophe

 

                                                     Venise, septembre 1813

 

   À l’orée du cimetière, vers le Levant, on voit les sépultures des Grecs schismatiques et celles des protestants ; elles sont séparées entre elles par un mur, et séparées encore des inhumations catholiques par un autre mur : tristes dissentiments dont la mémoire se perpétue dans l’asile où finissent toutes querelles. Attenant au cimetière grec est un autre retranchement qui protège un trou où l’on jette aux limbes les enfants morts-nés. Heureuses créatures ! vous avez passé de la nuit des entrailles maternelles à l’éternelle nuit, sans avoir traversé la lumière ! Auprès de ce trou gisent des ossements bêchés dans le sol comme des racines, à mesure que l’on défriche des tombes nouvelles : les uns, les plus anciens, sont blancs et secs ; les autres, récemment déterrés, sont jaunes et humides. Des lézards courent parmi ces débris, se glissent entre les dents, à travers les yeux et les narines, sortent par la bouche et les oreilles des têtes, leurs demeures ou leurs nids.

 

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Quarto Gallimard, Tome 2, 1997, p. 2778-2779.

 

23/11/2016

Che-Tô (fin du sème siècle)

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Nulle part je n’habite.

Je couche dans l’Absolu,

Je grimpe au Nirvâna :

Au temple du bois d’encens,

   je joue.

 

Le plus souvent, je fais sans faire.

Fortune et renom ? Bulles d’illusion.

Si même l’océan se couvrait de mûriers,

Nos esprits ne sauraient se rencontrer.

 

Che-Tô [fin du vie siècle, dans La Montagne

Vide, Anthologie de la poésie chinoise, IIIe-XIe s.,

traduction P. Carré et Z. Bianu, Albin Michel,

1987, p. 52.

22/11/2016

Jean-Luc Parant, Le miroir aveugle

                     Jean-Luc Prant, la miroir aveugle, visage, mensonge, toucher, corps, livre

                                   De la nuit et du vide

 

   On m’a menti, il n’y a rien sous mes doigts, je ne sens rien de mon visage dans le miroir, comme je ne sens rien sous mes doigts quand j’ouvre un livre et que je touche ce qui est écrit.

   On m’a menti, moi qui suis d’abord un corps, avec ma tête que je touche sans cesse parce que je ne la vois pas, ma peau à travers de laquelle je respire, mes poils qui me protègent, mes cheveux, mon sexe qui me reproduit, mes mains et mes bras qui me dirigent dans la nuit, mes jambes et mes pieds qui me déplacent sur la terre dans le jour. Moi qui suis ce que je suis, avec une matière et une odeur avec lesquelles je suis né, avec lesquelles je disparaitrai.

   On m’a menti, on m’a dit que c’était moi dans la glace, que j’étais cette image intouchable, ce reflet insaisissable que l’on ne peut pas atteindre, moi qui suis si proche de moi, qui me touche qui me sens, moi qui suis si fragile, qui ai mal au moindre choc, qui saigne à la moindre blessure, qui m’abîme tous les jours, qui vieillis et qui un jour serai mort et qui ne serai plus que quelques os, un petit tas de poussière sur la terre.

 

Jean-Luc Parant, Le miroir aveugle, Argol, 2016, p. 147-148.

21/11/2016

John Taylor, Hublots / portholes, peintures de Caroline François-Rubino

 

   On pourrait sans difficulté relire une partie de la littérature française (pas seulement, mais soyons modestes) à partir du thème de la fenêtre, passage entre le dedans et le dehors. On se souvient du duc de Nemours voyeur, la nuit, de son aimée dans La Princesse de Clèves, et de l’invitation de Baudelaire, dans Le Spleen de Paris, à découvrir l’intime, également la nuit : « Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. » ("Les Fenêtres"). Aussi souvent la fenêtre ouvre sur le public, parfois l’inconnu, et l’on pense à la prison de Fabrice, aux Fenêtres de Mallarmé, à Emma Bovary, etc. Paul de Roux, à Paris, regardait de sa fenêtre le mouvement des nuages, la lumière, pour relire un poème d’ Apollinaire : « Tu soulèveras le rideau. Et maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre. (…) La fenêtre s’ouvre comme une orange. Le beau fruit de la lumière ». Le hublot est aussi une fenêtre, d’un genre particulier puisqu’elle n’est pas ouverture sur un dehors public.

   Que voit-on ? Toujours : la mer, les infinies variations de l’eau, crêtes et creux des vagues, et ce qui s’y trouve : une île, un autre bateau ; ou, à l’approche de la terre, une falaise. Selon le moment, les formes changent, nettes sous le soleil, indistinctes, troubles, devenant confuses, s’effaçant presque avec la brume ou le soir venu ; les couleurs se transforment, du gris le plus profond au bleuâtre. Tous ces mouvements disparaissent avec la nuit et seuls les mots peuvent restituer cette absence et, tout aussi bien, ce qui est imaginé, qui prend aussi diverses formes.

   C’est surtout cet imaginaire construit dans l’espace du hublot que peint Caroline François-Rubino. Ici pourra-t-on reconnaître la mer et ses mouvements, là le ciel et ses transformations selon l’heure, la saison, mais toujours les nuances et les arrangements du bleu qui laissent toute latitude pour inventer tous les paysages possibles. Ces peintures suggèrent que l’on peut, en laissant errer le regard, voir derrière le hublot des mondes inconnus, ce que dit le poème : il y a, aussi, une fenêtre pour revisiter le temps,

 

Le hublot

de la mémoire

 

cercler

teinter de bleu

ce qui est

un vide blanc 

 

Poèmes et peintures conversent, se répondent, d’une certaine manière se commentent ; l’utilisation de la seule couleur bleue est en accord avec le caractère condensé des poèmes en anglais, fort bien adaptés en français. Ce lien très fort entre image et texte donne au livre une unité que n'ont pas toujours les "livres d’artiste".

John Taylor, Hublots portholes, peintures de Caroline François-Rubino, édition bilingue, traduction de Françoise Daviet, L’œil ébloui, 2016, 32 p., 13 €.

Cet article a paru dans Libr-critique.com, revue de Fabrice Thumerel, le 7 novembre 2016.

 

                                                                                             

20/11/2016

Sabine Péglion, Un trou dans la nuit

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Ce qui de l’eau dérive

         ces absences froissées

         au confluent des vents

         dans le pas des collines

         en ces jours désertés

 

Ce qui dans la terre s’obstine

         surgit    des feuilles mortes

         auréoles déposées

en stigmates d’argent

dans l’humus du temps

 

Ce qui en ce jardin de meure

là où l’enfant courait

et dispersait ses joies

l’empreinte de sa voix

dans l’aubier des noyers

 

Ce qui résonne en toi

 

         paroles d’un chant

qu’on fredonne en passant

dans les marges du temps

 

Sabine Péglion, Faire un trou à la nuit,

la tête à l’envers, 2016, p. 58.

19/11/2016

Antoine Emaz, Cambouis

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Il ne faut pas briller, mais luire. Les images les plus faibles ont la résonance la plus longue. Celles qui flashent durent leur éclair, pas davantage.

 

Vieux disque de Dylan, Blonde on blonde, et temps gris dehors. Correspondance entre cette lumière faible, de saison, et la vieillerie intacte de la chanson. Aucune nostalgie, seulement voir-entendre du temps.

 

Loin de la poésie, au sens où la langue n’interfère pus avec ce qui est. Les arbres et la pluie sont, sans demander leur reste de mots. Comme si les cordes internes étaient détendues, qu’il n’y avait plus qu’un désir de laisser filer le temps pour se refaire.

 

« Ajoutez quelquefois, et surtout effacez » (Boileau Art poétique). Juste. On n’a jamais fini d’enlever du trop.

 

Si tu n’écris pas de poèmes, ne te soucie pas. Tu ne devais pas en écrire. Ou tu n’étais pas à la hauteur. Ou tu n’avais pas besoin, intensément, d’en écrire. Et voilà. Laisse aller, attends.

 

Antoine Emaz, Cambouis, Seuil, 2009, p. 23, 46, 69, 93, 124.

18/11/2016

Christian Prigent, Grand-mère Quéquette

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                                      Tout va bien

 

[…] Pourtant mère m’a dit  tu seras poète on voit djà ça à ton béret, le même que Paul Fort. Et tu aimes les ânes, voire tu aimes en âne, c’est comme Francis Jammes. Et le poète sait, confirma Grand-mère, tel Jean Richepin, en fourrant le coke dans la cuisinière, mettre en strophes fines les pires catastrophes, passe-moi la brique : ça chauffe le lit mieux que bassinoire. Ainsi il met baume en nos cœurs dolents et nargue l’aigreur de bile des penseurs et qu’ils nous emmerdent avec des leçons de complication et brûle pas tes doigts. Oui oui, je m’ai dit, le maître me l’a dit de la communale, et d’ailleurs c’est écrit dans le journal : le poète raisonne aussi mais plus vite, et en musique douce, exemple Aicard (Jean) ou Maurice Carême je les sais par cœur. Il assaisonne de sel de forme l’intelligence de l’informe, ainsi à tire-larigot chez Victor Hugo. Poème traduit le langage de l’âme, précisa la note en bas de la page.

 

Christian Prigent, Grand-mère Quéquette, P. O. L, 2003, p. 168.

17/11/2016

Paul Celan, La rose de personne, traduction Martine Broda

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Gel, Eden

 

Il y a un pays : Perdu,

où pousse une lune dans le roseau,

mort de froid avec nous,

Il rayonne autour et voit.

 

Il voit, alors il a des yeux,

qui sont de claires terres.

La nuit, la luit, l’alcali.

Il voit, l’enfant-œil.

 

Il voit, il voit, nous voyons,

je te vois, tu vois.

Le gel ressuscitera

avant que l’heure se ferme.

 

Paul Celan, La rose de personne, traduction

Martine Broda, Le Nouveau Commerce,

1979, p 37.

16/11/2016

Paul Valéry-Catherine Pozzi, La flamme et la cendre, Correspondance

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À Catherine Pozzi

 

                                                                                  Lundi [Nice 24 avril 1922]

 

Je rentre à l’hôtel à 11h pour.. y trouver ce télégramme. Obsèques de qui ? Duchesne ? Elles ont lieu demain, pas aujourd’hui. Et puis quand elles auraient lieu aujourd’hui ! Aujourd’hui, dernier jour que nous pouvions avoir bien seuls.

— Ainsi, je m’en vais dans quatre jours. Jamais peut-être occasion pareille d’être ensemble, — et, contre l’Évangile même qui, cette fois unique, a dit quelque chose de raisonnable, vous préférez les défunts aux vivants ; l’Éternité qui n’est rien, au Temps, qui est tout, et ce mort à moi. Je suis affligé, ahuri, blessé, humilié, accablé de tristesse par ces dix mots inattendus. Hélas ! faut-il toujours qu’à peine éloigné de vous le moins du monde, surgissent des vapeurs et des ombres insensées !

Où est donc hier ? Ai-je rêvé que nous étions si doucement ensemble ? Pourquoi ne m’avoir rien dit de ceci, hier, qui était hier ? Que voulez-vous que je comprenne ? — j’ai cette terrible impression de l’obscurité, et cette autre, qui m’est si atroce, du temps dilapidé. Et il y en a si peu !

 

Catherine Pozzi, Paul Valéry, La flamme et la cendre, Correspondance, Gallimard, 2006, p. 382-383.

 

15/11/2016

Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes

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Il marchait un matin d’hiver

dans les rues vides d’un dimanche à Paris —

vent froid, ciel gris,

l’air un peu hagard, égaré

de l’errant qui ne sait pas au juste où il va —

il avait pourtant un désir précis :

arriver par delà le désespoir —

 

Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes,

Poésie/Gallimard, 2001, p. 170.

14/11/2016

Philippe Beaussant (1930-2016), Le biographe

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                     Billet

                                                                                                      Jeudi

   Mon amour, je déteste t’écrire… Je n’aime pas les mots écrits. Ils ne sont pas vrais. Il y a cet espace entre mon cœur et ce papier, qui ne se franchit qu’à peine et qui change les sens. Je le sens, je les pense, et lorsqu’ils arrivent jusqu’à la feuille, ce n’est plus eux, je ne les reconnais plus. Comment serais-je sûre que tu les reconnais ? J’aime t’avoir devant moi : je te donne mes mots, tu me donnes les tiens, ce sont des cadeaux que nous nous faisons. Je voois dans tes yeux les mots que tu vas dire, ou bien je ne les vois pas parce qu’il fait nuit et j’aime encore davantage. J’entends ta voix, je sens ta main sur moi qui dit les mots. Je veux ta main, mon amour. Quand viens-tu ?

                                                                                                             J.

 

Philippe Beaussant, Le biographe, "Le Chemin", Gallimard, 1978, p. 63.

13/11/2016

Ariane Dreyfus, Le dernier livre des enfants

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Amherst (Emily Dickinson)

 

Je n’ai pas vu l’océan, mais l’arbre du XIXe siècle.

L’écorce n’a pas cessé de vivre

 

Elle ouvrait sa fenêtre

Pour nourrir les petits garçons

 

Si seule

Qu’elle est encore là

 

Dans ses pattes jointes

Un petit écureuil gris d’Amérique

Grignote à son tour

Une parcelle de ce monde

 

La terre sous les arbres sent si fort

On devient sage rien qu’en respirant

 

Quelque part le cimetière quelque part la maison

De quelques pas

 

L’angoisse qui se penche

L’humour la fait droite

Sombre jusqu’aux épaules étroites

La seule photo est minuscule

Enfermée en transparence

 

Elle est devenue le plus petit clou de la demeure

Mais il brille

 

Enfin un voyage

Où je n’ai pas bougé !

 

Je traverse ses pièces

Heureuse de ne rien chercher

 

Ses outils pour le pain sont tout noirs

De temps en temps s’être éclairci la voix

Sur le papier sans dimension

 

Neige ou ricochets

Ses messages sont les messagers

Qui tombèrent des manches

 

Je sais ouvrir un livre

 

Je m’assois

Adossée à rien

 

Entre deux miettes

Un moineau

 

Ariane Dreyfus, Le dernier livre des enfants,

Flammarion, 2016, p. 68-69.

12/11/2016

Joseph Joubert, Carnets, I

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La mort remplira leur bouche de terre.

 

Une conversation ingénieuse avec un homme, c’est une mission. Avec une femme, c’est une harmonie, un concert. Il y a le rapport de l’octave à la basse. Vous sortez satisfait de l’une, vous sortez de l’autre enchanté.

 

Aux médiocres il faut des livres médiocres.

 

Évitez d’acheter un livre fermé.

 

La mémoire — qui est le miroir où nous regardons les absents.

 

Chacun se fait et a besoin de se faire un autre monde que celui qu’il voit.

 

Le spectacle a changé, mais notre œil est le même.

 

Joseph Joubert, Carnets, I, Gallimard, 1994.

 

11/11/2016

Christine de Pisan, Cent ballades d'amant et de dame

Christine de Pisan, Cent ballades d’amant et de dame, amour, tromperie, fidélité,proverbe

La dame

 

Qui son chien veult tuer lui met la rage

Assus, dist-on, ainsi me veult tu faire,

Faulx déloyal, qui dis que mon corage

Se veult de toy, pour autre amer, retraire.

Mais tu scez bien, cetes, tout le contraire

Et qu’en mon cuer n’a grain de tricherie.

Mais cë es tu mauvais, tu t’as biau taire,

Qui deceveur es plain de menterie.

 

Car onc en moy, n’en semblant n’en lengaige,

Tu n’apperceuz chose qui fust contraire

A loyaulté, ce n’est pas mon usage.

Tu n’en fais pas doubte, mais pour moy traire

En sus de toy, tu veulx telz mots retraire

Pour mieux couvrir ta faulse tromperie,

Mais ne suis pas si comme toy faulsaire,

Qui deceveur es plain de menterie.

 

Ha ! mirez vous, dames, en mon dommage,

Pour Dieu Mercy, ne vous laissiez attraire

Par homme nul, tous sont de faulx plumage.

En ce cas cy, si fuiez leur affaire.

Au commenciez font bien le débonnaire

Mais au derrain c’est toute mocquerie.

Ce fais tu, Dieu d’Amours, pour cuers detraire,

Qui deceveur es plain de menterie.

 

Mais or me dy, Amours, s’il me doit plaire

Que pour amer je doye estre perie,

Ce es tu dont, j’en voy bien l’exemplaire,

Qui deceveur es plain de menterie.

 

Christine de Pisan, Cent ballades d’amant et de dame,

texte établi et commenté par J. Cerquiglini,

10/18, 1982, p. 125.

 

 

10/11/2016

Paul Claudel, Connaissance de l'Est

 

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Novembre

 

   Le soleil se couche sur une journée de paix et de labeur. Et les hommes, les femmes et les enfants, la tignasse pleine de poussière et de fétus, la face et les jambes maculées de terre, travaillent encore. Ici on coupe le riz ; là on ramasse les javelles, et comme sur un papier peint est reproduite à l’infini la même scène, de tous les côtés se multiple la grande cuve de bois quadrangulaire avec les gens qui face à face battent les épis à poignées entre ses parois ; et déjà la charrue commence à retourner le limon. Voici l’odeur de grain, voici le parfum de la moisson. Au bout de la plaine occupée par les travaux agricoles on voit un grand fleuve, et là-bas, au milieu de la campagne, un arc de triomphe, coloré par le couchant d’un feu vermeil, complète le paisible tableau. Un homme qui passe auprès de moi tient à la main des poules couleur de flamme, un autre porte aux extrémités de son bambou, devant lui, une grosse théière d’étain, derrière un paquet formé d’une hotte verte d’appétits, d’un morceau de viande et d’une liasse de ces taëls de papier d’argent que l’on brûle pour les morts, un poisson pend au-dessous par une paille. La blouse bleue, la culotte violette éclatent sur l’or terni de l’éteule.

 

Paul Claudel, Connaissance de l’Est [1900], Poésie / Gallimard, 1974, p. 60.

 

Pour que vive la Maison du Peuple (Saint-Brieuc)

«Et il faudrait ne rien dire ?»
Louis Guilloux,

La Maison du Peuple

 

 

OÙ EN SOMMES-NOUS ?

 

La Maison du Peuple de Saint-Brieuc, inaugurée en 1932, est interdite au public depuis 2005 pour des raisons de sécurité.
En 2008, Bruno Joncour en inscrit la réhabilitation dans son programme électoral.
En 2010, le mouvement social contre la réforme des retraites utilise un barnum installé sur la place Poulain-Corbion, derrière la Maison du Peuple fermée ; à la suite de quoi est créé à l'initiative de militants CGT et FSU un «Comité des usagers historiques de la Maison du peuple».
Lors du Conseil Municipal du 1er février 2011, le maire Bruno Joncour présente un rapport sur la «mise en place d'une concertation sur le devenir du site» de la Maison du Peuple. A cette occasion, il déclare : « Je vous propose ce soir que la Maison du Peuple [...] soit rénovée, reconstruite, dans l'esprit qui a été le sien lors de sa création et avec, naturellement, la vocation qui se rattache à son histoire».
Un «Comité de pilotage» chargé d'envisager des solutions pour «faire revivre» l'édifice est alors mis en place.
Depuis cette date (cinq ans déjà), RIEN n'a été fait et le site de la rue Cardenoual est à l'abandon.

 

 

QU'EST-CE QUE LA MAISON DU PEUPLE DE SAINT-BRIEUC ?

 

La Maison du Peuple de Saint-Brieuc n'est pas n'importe quelle Maison. Ce n'est pas qu'une Maison des Syndicats. Ce n'est pas une M. J. C ou une Maison de la Culture. C'est encore moins une salle polyvalente. Elle s'inscrit dans le mouvement d'éducation populaire (années 1920-1930) qui vit des ouvriers organisés prendre l'initiative de la construction de nombreuses maisons de ce type, en Belgique, en Suisse et en France.
Pourtant, ce n'est pas non plus n'importe quelle Maison du Peuple.
Sa singularité lui vient d'abord de ses origines (telles qu'elles sont évoquées dans le roman de Louis Guilloux, La Maison du Peuple, publié en 1927).
Elle lui vient ensuite de son histoire (depuis son inauguration en présence de Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT, jusqu'aux manifestations de 2010 — en passant par le Front Populaire, l'arrivée des réfugiés espagnols en 1939, les meetings de 1968, les luttes du Joint Français en 1972, le mouvement des chômeurs en 1998, la grève des enseignants en 2003...).
Elle lui vient enfin de la force symbolique que lui a conférée cette succession de rassemblements syndicaux, de batailles politiques, de débats démocratiques, d'actions de solidarité, de manifestations culturelles et artistiques (en 1999 elle accueillit la lecture de l’intégrale du Jeu de Patience de Louis Guilloux par plus de 200 habitants de la ville).
En somme, ce n'est pas seulement un bâtiment : c'est un mémorial. La présence de cette mémoire vivante au cœur de la cité est une réserve de sens et de confiance pour les luttes d'aujourd'hui comme pour celles de demain.

 

QUE VOULONS-NOUS ?

 

Nous sommes nombreux à Saint-Brieuc à croire qu'il peut toujours exister sous ce beau nom de «Maison du Peuple» un espace démocratique ouvert à toutes et à tous, à l'expression libre et à la prise de parole émancipatrice.
Nous ne voulons pas nous résoudre à ce que ce bâtiment intimement lié à l'image de notre ville soit détruit (ou même déplacé) — parce qu'il ne s'agirait pas seulement de la disparition d'un édifice mais de l'enterrement des questions que cet édifice incarne et suscite.
Nous voulons que la Maison du Peuple soit rénovée ou reconstruite sur place (au cœur de la cité) et dédiée à sa vocation historique : être «un outil au service du monde du travail, de ses luttes, et au service de l'éducation populaire»1.
Bien entendu, cette Maison du Peuple que nous appelons de nos vœux devra à nouveau accueillir des rassemblements syndicaux, fournir des salles de réunions pour la vie associative, être un lieu de meetings politiques, ouvrir ses salles à des spectacles, des concerts, des festivités populaires, servir de base à des actions solidaires et fonctionner comme établissement d'éducation populaire (par exemple pour l'alphabétisation des réfugiés, demandeurs d'asile, migrants).

 

 

 

UN PEUPLE ET SA MAISON ?

 

Vouloir maintenir et faire vivre à Saint-Brieuc une Maison du Peuple semble supposer que l'on sache ce qu'est aujourd'hui le «peuple» et qu'on ait une idée de ses «besoins» — auxquels répondrait l'existence d'une «Maison» qui serait la sienne.
Mais nul ne dispose aujourd'hui de ce savoir. Il s'agit de questions. Nous voulons qu'elles restent ouvertes. Ce n'est que dans l'action que des réponses peuvent apparaître. Une Maison du Peuple est un bon lieu pour accueillir ces actions et aider à formuler les réponses nouvelles dont notre temps a besoin.
Il faut pour cela que la gestion d'une telle maison ne soit ni sectaire, ni illusoirement œcuménique, ni figée dans les rôles et les modes d'action que son histoire a promus. Il faut au contraire qu'elle s'ouvre aux formes nouvelles d'action sociale, politique et culturelle qui s'inventent un peu partout aujourd'hui.

 

 

APPEL

 

Nous invitons le plus grand nombre possible de personnes et d'organisations à nous rejoindre et à agir pour obtenir des pouvoirs publics que la Maison du Peuple de Saint-Brieuc ne soit ni laissée à son état d'abandon actuel ni vendue et démolie; mais qu'elle soit au contraire réhabilitée sur place et remise en activité selon les vœux de la population briochine et conformément aux engagements pris il y a maintenant cinq ans par l'actuelle équipe municipale.

 

Vanda Benes (actrice), Roland Fichet (auteur dramatique), Michel Guyomard (responsable d'action culturelle), Guillaume Hamon (fonctionnaire territorial), Hervé Hamon (écrivain), Jean Guy Le Bère (ancien conseiller municipal), Vonig Le Goïc (militante associative), Yann Le Guiet (professeur de Lettres retraité), Annie Lucas (artiste dramatique), Monique Lucas (comédienne, professeure d'art dramatique), Lan Mafart (limonadier, libraire), Gérard Mauduit (citoyen militant), Jacky Ollivro (retraité, militant syndical), Christian Prigent (écrivain), Paul Recoursé (militant associatif), Robert Uriac, Jean-Luc Wilmart (retraité Gens de Mer).

 

 

Contacts :

christian.prigent@gmail.com

paul.recourse@wanadoo.fr

 Publié sur Situais le 4 novembre 2016