05/10/2017
Alejandra Pizarnik, Cahier jaune
Portrait de voix
– À l’aube je dormirai avec ma poupée entre les bras, ma poupée aux yeux bleu or, ou celle à la langue aussi merveilleuse qu’un poème à ton ombre. Poupée, tout petit personnage, qui es-tu ?
– Je ne suis pas si petite. C’est toi qui es trop grande.
– Qu’es-tu ?
– Je suis un moi, et cela qui semble si peu, est suffisant pour une poupée.
Petite marionnette de la bonne chance, elle se débat à ma fenêtre au gré du vent. La pluie a mouillé ses vêtements, son visage et ses mains, qui se décolorent. Mais il lui reste son anneau, et avec lui son pouvoir. En hiver, elle frappe à la vitre de ses petits pieds chaussés de bleu et elle danse, danse de froid, d’allégresse, elle danse pour réchauffer son cœur, son cœur de bois, son cœur de la bonne chance. Dans la nuit elle lèvre ses bras suppliants et crée à volonté une petite nuit de lune.
Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet, Ypsilon, 2012, p. 88.
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05/03/2015
Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet
Tragédie
Avec la rumeur des yeux des poupées agités par le vent si fort qu’il les faisait s’ouvrir et se fermer un peu. J’étais dans le petit jardin triangulaire et je prenais le thé avec mes poupées et la mort. Et qui est cette dame vêtue de bleu au visage bleu au nez bleu aux lèvres bleues aux ongles bleus et aux seins bleus aux mamelons dorés ? C’est mon professeur de chant. Et qui est cette dame en velours rouge qui a une tête de pied, émet des particules de sons, appuie ses doigts sur des rectangles de nacre blancs qui descendent et on entend des sons ? C’est mon professeur de piano et je suis sûre que sous ses velours rouges elle n’a rien, elle est nue avec sa tête de pied et c’est ainsi qu’elle doit se promener le dimanche en serrant la selle avec les jambes toujours plus serrées comme des pinces jusqu’à ce que le tricycle s’introduise en elle et qu’on ne le voit jamais plus.
Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet, Ypsilon, 2012, p. 43.
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24/01/2015
Juan Gelman, Vers le sud et autres poèmes, traduction Jacques Ancet
S'éveiller
ces poèmes que tu as écrits hier
tournent dans la chambre/ils ne
brillent pas comme ilsbrillaient dans la nuit/
dressés nus/comme des délires à venir/
ils ont beau marcher ils ne vont pas arriver dans ton pays/
ton pays c'est cette chambre pleine de ton pays/
une carte de ton pays est collée au mur/
bonjour te dit-elle chaque jour/vieille
est la pierre où assis attend l'espoir/tristes
les poèmes d'hier/tu regardes la carte
qui est seule et que frappe l'océan/tandis
que le poème du magnolia a les feuilles qui sèchent/
le poème du moineau ne vole plus/
les astres sont partis du poème du ciel/
le poème d'amour a froid/
et
tu trembleras dans la chambre qui s'est emplie de soir/
et plus tard elle s'emplira de nuit/
et tu tourneras comme un petit oiseau
avec son envol sous le bras/
à carmelo
Juan Gelman, Vers le sud et autres poèmes, traduction
et présentation Jacques Ancet, Poésie/Gallimard,
2014, p. 236.
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