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24/09/2012

Édith Azam, qui journal fait voyage

Édith Azam, qui journal fait voyage, le chien, le temps

le jour du chien qui me mordra

 

Dans le jardin d'en face

un chien hurle à la mort :

il attend le printemps.

 

Près de la niche

os en plastique

plastique bouffé

par les fourmis.

 

Lui le chien

le très vieux chien

il est aveugle

ses yeux de cire sont gris pâle

ses yeux de cire ne voient pas

les fourmis rouges bouffer l'os

les fourmis rouges qui approchent

 

le chien de cire hurle à la mort

le très vieux chien

le trop vieux chien

Pendant ce temps le printemps passe

le printemps passe

le printemps passe

le printemps passe...

 

Le jour du jour bouffe ton tapis

 

Cette fois le walkman à fond

me fais la cinquième

de Beethov'

Je cours trois cents kilomètres heure

je dépasse mon corps

arrache les cheminées chimiques

désosse les lignes de chemin de fer

et me fais moi :

tout dérailler

 

Dehors ?

Dehors tout va très vite

le point de fuite

est souterrain

 

l'autre côté de moi

ne laisse pas de temps

 

Édith Azam, qui journal fait voyage, Atelier de

l'agneau, 2012, p. 34, 42. www.at-agneau.fr

23/09/2012

Hervé Guibert, Des Aveugles

Hervé Guibert, Des Aveugles, fantaisie

   Ils étaient parés de robes incolores, de calottes de diable à cornes molles, de masques sans relief et sans trait, de capes informes qui n'étaient que le crissement virevoltant de leurs plis, de loups non échancrés, de diadèmes de lave et de collerettes de glace, d'inutiles azurs brodés, de pyjamas de soie rouge trompette et bleu violon, d'autres de bleus mous et de verts irritants, de bruns indistincts, de brassards et de couronnes de grelots, ils ne représentaient pas des hommes mais des rayons de lune, des rivières, des arbres de foudre, des éruptions, des ténèbres phosphorescentes les encerclaient en crépitant de doigt en doigt comme des feux magiques, sans danger pour se tourner la tête ils se rincèrent les yeux à l'alcool pur, ils se mirent des valses, is burent du feu dans des œillères, ils échangèrent chaussures contre tricornes, ils ajoutèrent des cascades de rubans sur leurs perruques, leurs mains étaient gantées de feuilles et leurs mollets de feux gainés, ils coururent d'un bout à l'autre des couloirs et sautèrent les obstacles, ils s'étaient déguisés en colonnes et en traîneaux, en Niagaras et en Monts-Blancs, ils dévorèrent des pièces montées et en croquèrent mariés et communiants, tout ruisselants d'odeurs qui n'étaient pas les leurs — hommes contre femmes, animaux contre cadavres — ils se poursuivirent dans les jardins, ils se lancèrent dans les pattes des rats mécaniques, les incendiaires luttèrent avec les prestidigitateurs, ils chutèrent délicieusement.

 

Hervé Guibert, Des Aveugles, Folio / Gallimard, 1985 [1983], p. 11-12.

22/09/2012

Pascal Quignard, Abîmes, Dernier Royaume III

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                                      Amaritudo

 

   Dans la volupté se perd le désir d'être heureux. Plus on s'abandonne tout entier au désir, plus le bonheur est presque là. On le guette et toute l'erreur consiste dans ce point. On s'attend à sa rencontre. On le pressent. On le voit soudain ; on l'attend encore plus ; il s'approche ; il arrive. En arrivant il se détruit.

   Cet argument permet de comprendre les décisions de la chasteté.

   Le désir est lié au perdu sans limites.

   De deux façons. 1. Le désir est plus proche du perdu que la joie génitale, plus récente, qui croit mettre la main dessus. 2. On perd le désir en jouissant. Cette perte très désagréable dans ses conséquences est même la définition de la volupté.

 

Pascal Quignard, Abîmes, Dernier Royaume III, Folio -Gallimard, 2004 [2002], p. 57.

21/09/2012

Danielle Collobert, Cahiers 1956-1978

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   Le calme revient par moments — le silence — et aussi conscience de tout ce qui n'est pas entièrement présent — longtemps pour apprivoiser les mots — départ — décision de partir — décollement de l'instant — et du lieu — pas d'éloignement immédiat —

   perception égale — plane —

   les mots — beaucoup de mots — sans raison apparente_

   des mots dissemblables — de gens — de consonances — très éloignés entre eux — produisent sur moi le même effet ou plutôt la même gêne ou malaise — des mots prononcés par certaines personnes détruisent en moi ce que je croyais très solide — ça m'effraie — j'arrive difficilement à dépasser le moment de cette gêne qui dure parfois des jours entiers — sans que d'autres impressions viennent s'y substituer — je dors sans que la sensation disparaisse au réveil — ça s'étend à des domaines inhabituels — par exemple l'autre jour ce désir énorme de manger jusqu'à la sensation de lourdeur — de boire jusqu'à l'inconscience — être un organe géant — monstrueux — engloutir ­ ce mot-là — la sensation de ce mot —

 

Danielle Collobert, Cahiers 1956-1978, Change, Sefhers/Laffont, 1983, p. 26.

19/09/2012

Emily Jane Brontë, Poèmes, "L'amour et l'amitié"


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                   L'amour et l'amitié

 

L'amour à la sauvage églantine est pareil

Et l'amitié pareille au houx.

Si le houx reste obscur quand fleurit l'églantine,

Lequel fleurit plus constamment ?

 

La sauvage églantine est suave au printemps ;

L'été, ses fleurs embaument l'air.

Attendez toutefois que revienne l'hiver,

Qui dira l'églantine belle ?

 

Dédaigne l'églantine et sa vaine couronne,

Fais du houx luisant ta parure

Afin, lorsque décembre aura flétri ton front

Qu'il y respecte sa verdure.

                                                                              [automne 1839]

 

                       Love and friendship

 

Love is like the wild rose-briar,

Friendship like the holy-tree —

The holy is dark when the rose-briar blooms

But which bloom most constantly ?

 

The wild rose-briar is sweet in spring,

Its summer blossoms scents the air ;

Yet wait till winter comes again

And who will call the briar fair ?

 

Then scorn the silly rose-briar now

And deck thee with the holly's sheen,

That when December blights thy brow

He will may leave thy garland green. 

                                                               [Autumn, 1839]

 

Emily Jane Brontë, Poèmes, traduction de Pierre Leyris, édition

bilingue, Poésie / Gallimard, 1983 [1963], p. 89 et 88.

 

18/09/2012

Charles Baudelaire, Fusées

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   L'enthousiasme qui s'applique à autre chose que les abstractions est un signe de faiblesse et de maladie.

 

   La vie n'a qu'un charme vrai ; c'est le charme du Jeu Mais s'il nous est indifférent de gagner ou de perdre ?

 

   De la langue et de l'écriture prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire.

 

   Dans certains états de l'âme presque surnaturels, la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu'il soit, qu'on a sous les yeux. Il en devient le symbole.

 

   Il y a dans l'acte de l'amour une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale.

 

   Si un poète demandait à l'État le droit d'avoir quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel.

 

   Ce qu'il y a d'enivrant dans le mauvais goût, c'est le plaisir aristocratique de déplaire.


   À chaque minute nous sommes écrasés par l'idée et la sensation du temps. Et il n'y a que deux moyens pour échapper à ce cauchemar : la plaisir et le travail. Le plaisir nous use. Le travail nous fortifie. Choisissons.

   Plus nous nous servons d'un de ces moyens, plus l'autre inspire de répugnance.

 

Charles Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, édition révisée par Claude Pichois, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 1251, 1252, 1256, 1257, 1257, 1257, 1259, 1266.

 

17/09/2012

Pierre Chappuis, La rumeur de toutes choses

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   Lacunes

   Fascinant, le rêve l'est par ses lacunes bien plus que par son contenu souvent, examiné a posteriori, d'une consternante banalité.

 

   Illusoire ?

   La mémoire (n'est-elle fonction que de lanterne sourde ?), le paysage (la réalité faussement dite extérieure), les mots (leur charge affective en jeu) : autant, je le voudrais, de vases communicants, gages d'intimité.

 

   Désarroi de la lecture

   Lire : triturer, malaxer, tordre et détordre au plus près d'une vérité qui échappe.

   Des notes de lecture éparses sur la table, réduites au strict minimum, parfois plus développées, des phrases ou bribes de phrases recopiées, des réflexions adjacentes, d'inattendus croisements de chemins, une errance sans but, inquiète et captivante : le livre lu et relu se défait, soumis à une véritable mise en pièces — en vue de quelque remise en état pour l'instant douteuse, quelle reconstitution toujours à remettre en cause ?

 

   Cependant — n'est-ce pas là l'essentiel ? — il ne cesse de former un tout, de se régénérer ou métamorphoser en nous dans les moments de répit où notre volonté n'agit plus sur lui de même que, dans le reste de l'existence, chahutés par les émotions, la fatigue, la bousculade de nos journées, nous avons  besoin, pour nous retrouver, d'un sommeil réparateur.

   Savoir, quand un livre nous tient à cœur, si ce n'est pas plutôt lui qui poursuit en nous son exploration et, tirant à lui une part de nous-même, restaure ainsi son unité en même temps que la nôtre.

   Sans ce travail sous-jacent, tout effort demeurant vain et désordonné, notre désir de comprendre, d'entrer en sympathie ne pourrait sans doute que se briser ; telle une vague venue se jeter contre des rochers, nous-même, provisoirement, nous ne serions qu'éclaboussures.

 

 

Pierre Chappuis, La rumeur de toutes choses, "en lisant en écrivant",  José Corti, 2007, p. 74, 83, 84-85.

16/09/2012

Edmond Jabès, Aely

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                                  Le livre

 

   L'ombre a, pour passé, la lumière et la clarté, l'ombre.

   Quel que soit le chemin que nous empruntions, le passé brasille au loin, tel d'une bougie, le dernier bout libre de la mèche.

   Nous retrouvons la chandelle quittée, le temps d'une lecture.

   Le livre est le lieu de ces allers et retours ampliatifs.

 

   ... de la nuit à la nuit, c'est-à-dire de l'en deçà à l'au-delà du passé.

 

   Je fais une œuvre qui, instantanément, se refait dans le livre.

   Cette répétabilité est celle de sa propre respiration, comme elle est celle de la reduplication de chacun de ses signes.

 

   Si inspirer consiste à remplir d'oxygène ses poumons, expirer serait donc les vider de vie, glisser dans le vide.

   Ainsi, nous ne nous maintenons au monde que parce que nous consentons d'avance à mourir.

 

Edmond Jabès, Aely, Gallimard, 1972, p. 157-158.

 

   

15/09/2012

Tristan Corbière, Les amours jaunes

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        À la douce amie

 

Ça : badinons — J'ai ma cravache —

Prends ce mors, bijou d'acier gris ;

— Tiens, ta dent joueuse le mâche...

En serrant un peu : tu souris...

 

— Han !... C'est pour te faire la bouche...

— V'lan !... C'est pour chasser une mouche...

Veux-tu sentir te chatouiller

L'éperon, honneur de ma botte ?

— Et la folle-du-logis trotte...

Jouons à l'Amour-cavalier !...

 

Porte-beau ta tête altière,

Laisse mes doigts dans ta crnière...

J'aime voir ton beau col ployer !...

Demain : je te donne un collier.

 

— Pourquoi regarder en arrière ?

Ce n'est rien : c'est une étrivière...

Une étrivière ... et — je te tiens !

 

.....................................................

 

Et tu m'as aimé... — rosse, tiens !

 

Tristan Corbière, Les amours jaunes, dans Charles Cros

Tristan Corbière, Œuvres complètes, Bibliothèque de

 la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 763.

14/09/2012

Jacques Demarcq, Dictons d'émoi

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le temps n'a pas de sens

     autant l'appât des sens

 

                *

de gai

  ou de farce

    hardi grâce

     au carnaval

      qui à la ca-

        marde ira

 

                   *

 

qu'indécente

en décembre

      la nuit

        sur nous

       descende

 

Jacques Demarcq, Dictons d'émoi, suivi de

l'aile lissitzky, "Plis urgents", Rougier V.,

p. 9, 15, 34. 

13/09/2012

Christiane Veschambre, Robert et Joséphine

 

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          Joséphine se souvient

 

 

Quand j'étais enfant

il y avait un homme

qui passait

une fois par an

pour vendre

du fil

des ciseaux

des tissus

des choses

rangées dans sa boîte

 

une fois

j'avais pris

un petit couteau

rouge

il était beau

 

tu vas reposer ça

m'a crié

ma grand-mère

 

l'homme

a doucement

refermé

ma main dessus

garde-le

je le revois bien

mon petit couteau

rouge

 

Christiane Veschambre, Robert et Joséphine,

Cheyne éditeur, 2008, p. 93-94.

11/09/2012

Jacques Bens, 41 sonnets irrationnels

Jacques Bens, 41 sonnets irrationnels, poésie

 

—Parlons clair : tu adoptes quoi comme système ?

Si tu préfères : tu mets quoi dans un poème ?

Ta philosophie ?Mmm ? Ton modus vivendi ?

 

— Des bruits, des sons, des mots, des pieds, des vers, des phrases.

 

— Oui, je sais. Mais ce n'est pas ça que je te dis.

Je parle des idées, comment dire ? Du thème,

Du... Ou plutôt, voici : dis-moi ce que tu aimes

Dans les vers honorés, méconnus ou maudits ?

 

— Les bruits, les sons, les mots. Parfois, une ou deux phrases.

 

Un sourire pincé, un cri, mais pas l'emphase,

Une fleur oubliée, un rire démentiel,

Une chanson, par-ci par)là, qui vient, qui jase,

Quatre regrets, mon cœur, et peut-être Pégase,

Ma jeunesse partie,

                              Mer,

                                      Terre,

                                                Soleil,

                                                         Ciel.

 

Jacques Bens, 41 sonnets irrationnels, Gallimard, 1965, p. 57.

                                        

 

10/09/2012

Émile Verhaeren, Poèmes : Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux noirs

Émile Verhaeren, Poèmes : Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux noirs, le cri, oiseau

                           Le cri

 

Sur un étang désert que lustra une eau brunie,

Un rai du soir s'accroche au sommet d'un roseau,

Un cri s'écoute, un cri désespéré d'oiseau,

Un cri pauvre qui pleure au loin une agonie.

 

Comme il est faible et frêle et peureux et fluet !

Et comme avec tristesse il se traîne et s'écoute,

Et comme il se répète et comme avec la route

Il s'enfonce et se perd dans l'horizon muet !

 

Et comme il scande l'heure, au rythme de son râle,

Et comme, en son accent minable et souffreteux,

Et comme, en son écho languissant et boiteux,

Se plaint infiniment la douleur vespérale !

 

Il est si doux parfois qu'on ne le saisit pas.

Et néanmoins toujours, et sans fatigue, il tinte

L'obscur et triste adieu de quelque vie éteinte ;

Il dit les pauvres morts et les tristes trépas :

 

La mort des fleurs, la mort des insectes, la douce

Mort des ailes et des tiges et des parfums ;

Il dit les vols lointains et clairs qui sont défunts

Et reposent, cassés, dans l'herbe et dans la mousse.

 

Émile Verhaeren, Poèmes : Les soirs, Les débâcles, Les flambeaux

noirs, Mercure de France, 1920, p. 63-64. 

09/09/2012

Jacques Demarcq, Les Zozios

Jacques Demarcq, Les Zozios, Verlaine


            le verlaine

                                Carnamen caramba

 

Le ciel par-dessus toi ? que vois-je

de tes dessous monte à l'assaut

quand floue froutant sur le rivage

tu viens rincer l'œil du ruisseau

 

De dentelles te soudoient... nuages

dont l'air s'essouffle en cui-cui sots

léché partout d'émoi ; j'en nage

de tiédeur soûl — honte à l'oiseau

Qui s'émeut ; tant et plus que haut

   tirant de ma queue la plume

    s'y dresse un voli volume

    de frais titillés pohumes

 

Dotée d'ailes de surcroît, l'image

de mes doigts fous compte aller où

 

                                   — Vers l'aine ?

                             *

Oh merci mon cœur

  ce bel ange au nid

  qui se glisse et rit

berçant     persifleur

  ma mélancolie

 

Ce merle oui moqueur

     pris de griverie

  d'un mélange honni

perçant     postérieure

  la merde en colique

 

                  *

Le pipeau à Popol

pis que pitre il est fol

si l'artiste est l'Arthur

qui le sifflet cajole

 

Dans sa cage il carbure

et gazouille au gazole

si tenté qu'ailé vole

au verger d'envergure

 

Puis d'invertir les drôles

à l'attaque au lard dur

dans ma carne à la gnôle

et crie cuite le grill sur

 

Zizique avant toute

                                  rose

le reste au lit n'est que rature

 

Jacques Demarcq, Les Zozios, éditions NOUS, 2008, p. 238-239.

 

08/09/2012

Hugo Hofmannsthal, Le lien d’ombre, poèmes complets

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Tercets, IV

 

 Parfois des femmes que nul n’a jamais aimées viennent

En rêve à notre rencontre, on dirait des petites filles,

Et elles sont indiciblement émouvantes à voir.

 

Comme si avec nous sur d’invisibles routes

Elles avaient par un soir de jadis longuement cheminé,

Tandis que les cimes des arbres s’agitent en respirant

 

Et que tombe sur nous un souffles parfumé, et la nuit, et l’angoisse,

Et que le long du chemein, de notre chenmin, l’obscur,

Dans la clarté du soir les étangs muets resplendissent.

 

Miroir de notre nostalgie, ils scientillent comme en rêve,

Et à toutes les paroles murmurées, à tout le flottement

De l’air du soir et au premier éclat des étoiles,

 

Les âmes, cessœurs, profondément tressailent

Et s’affligent, et s’emplissent d’une gloire triomphante,

Émues par le profond pressentiment qui comprend la grandeur de la   

    vie

 

Et sa splendeur et son austérité.

 

 

             Terzinen, IV

 

Zuweilen kommen niegeliebte Frauen

Im Traum als kleine Mädchen uns entgegen

Und sind unsäglich rührend anzuschauen,

 

Als wären sie mit uns auf fernen Wegen

Einmal an einem Abend lang gegangen,

Indes die Wipfel atmend sich bewegen

 

Und Duft herunterfällt und Nacht und Bangen,

Und längs des Weges, unsres Wegs, des dunkeln,

Im Abendschein die stummen Weiher prangen

 

Und, Spiegel unsrer Sehnsucht, traumhaft funkeln,

Und allen leisen Worten, allem Schweben

Der Abendluft und erstem Sternefunkeln

 

Die Seelen schwesterlich und tief erbeben

Und traurig sind und voll Triumphgepränge

Vor tiefer Ahnung, die das große Leben

 

Begreift und seine Herrlichkeit und Strenge.

 

 

Hugo Hofmannsthal, Le lien d’ombre, poèmes complets, traduit de l’allemand, annoté et présenté par Jean-Yves Masson, édition bilingue, Verdier poche, 2006, p. 200-201.