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21/01/2020

Pierre Silvain, Le Côté de Malbec

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Longtemps, à Combray, l’enfant avait fait ses délices de la crème dans laquelle le père écrasait des fraises jusqu’à obtenir un certain ton de rose qui devait rester plus tard pour le Narrateur la couleur du plaisir, être celle du désir et du tourment amoureux. De Cabourg, où il terminait Du côté de chez Swann, Proust écrivait à Louise de Mornand qu’il avait rencontré sur la digue, « par un soir ravissant et rose », l’actrice Lucy Gérard dont la robe rose, à mesure qu’elle s’éloignait, se confondait avec l’horizon (ajoutant que, pour s’être attardé à la regarder, il était rentré enrhumé). Quand j’allais à la Ferme en fin de journée acheter des cœurs à la crème, ce n’était pas en pensant à l’épisode des fraises écrasées. Comme je n’avais pas lu la Recherche, je ne savais rien non plus du rose que le soleil levant mettait sur la figure de la petite marchande de café au lait, du rose de l’aubépine du jardin de Tansonville, j’ignorais qu’un tissu rose doublait la robe de Fortuny, que le Narrateur avait offerte à Albertine pour la tenir à sa merci.

 

Pierre Silvain, Le Côté de Malbec, L’escampette, 2003, p. 92-93. Photo T. H.

26/09/2015

Édouard Levé (1965-2007), Œuvres

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1. Un livre décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées.

 

3. La tête de Proust est dessinée sur une page d’À la recherche du temps perdu. Les mots que raye le contour de son visage forment une phrase grammaticalement correcte.

 

57. Un homme tient dans la main gauche Les Fleurs du Mal et dans la main droite un manuel de savoir-vivre du dix-neuvième siècle. Il lit à voix haute en prélevant aléatoirement des mots dans les deux livres, et s’efforce de formuler des phrases grammaticalement correctes.

 

425. Une voix fait le récit de la réalisation d’une œuvre non réalisée, comme si elle l’avait été : amonceler des pipettes dans el désert du Sahel.

 

Édouard Levé, Œuvres, P.O.L, 2015, p. 7, 7, 57 et 144.

 

 

04/06/2014

Daniel Pozner, /D'un éclair/ : recension

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   Dans son précédent livre, Trois mots (Le Bleu du Ciel, 2013), Daniel Pozner suivait une contrainte rigoureuse : chaque vers des 69 poèmes ne comprenait que trois mots, le premier vers de la première strophe devenant le second vers de la suivante, et cela jusqu'à la fin ;  la contrainte ne lassait pas, des fragments de citations étant introduits, plus ou moins reconnaissables : des paroles de chansons, un vers d'Apollinaire, etc., et bien lisible les premiers mots de Du côté de chez Swann. Pourquoi ce retour sur Trois mots  ? Parce que /d'un éclair/ est construit à partir d'un extrait de Proust donné en exergue avec la référence (« Rien qu'un moment du passé ? Beaucoup plus peut-être (...] », Marcel Proust, Le Temps retrouvé), précisément le poème reprend les mots du passage — passage qui se poursuit ainsi : « ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux »(1).

   Le poème alterne les parties en prose et en vers. Les premières amorcent ce qui est proposé dans les secondes, avec des décalages. Par exemple, l'annonce d'un récit dans la première séquence en prose se poursuit par le rappel des trois règles du théâtre classique (temps, lieu, action), mais l'unité « se défaisait[...] en petits morceaux »  et de manière triviale, avec  « la boue sur les bottes » (allusion au conte ?).  Dans les poèmes, la tentative du récit est rompue par le fait que les mots sont incomplets, aisément identifiables quand il s'agit d'éléments de la citation  : « Rien qu'un mo / Beaucoup plus / beaucoup plus / ce qu'au mo » (p. 8), beaucoup moins quand ils n'en font pas partie, mais ces mots réapparaissent, alors entiers (ou presque !) dans d'autres poèmes. Le poème s'élabore de manière analogue à la recherche proustienne et, dans les séquences en prose, les références au lent travail de remise en ordre des mots sont abondants. Il s'agit de « ramasser les miettes », on a affaire avec une « page à trous », un « morceau d'une chose brisée », un « fragment », des « traces », un « palimpseste », et le narrateur avoue : « J'avale mes mots », « je (...) biffe ». Peut-on retrouver une unité ?

    L'unité réside dans le forme : les séquences versifiées sont toutes des sonnets. Ils sont tous rimés, mais la rime n'est pas toujours constituée par un mot entier (voir l'exemple ci-dessus) ; les vers comptent le même nombre de syllabes, mais l'un d'entre eux a une syllabe de plus ou de moins : premier sonnet en vers de 3 syllabes, sauf le dernier, 4 ; deuxième sonnet en vers de 6 syllabes, sauf le onzième, 7 ; troisième sonnet en vers de 4 syllabes, sauf le sixième, 3... Cela est encore observable pour le cinquième sonnet, mais les sonnets 4, 6 et 7 sont hétérométriques... Quant aux huitième et neuvième, ils reprennent deux vers "classiques", respectivement l'octosyllabe et l'alexandrin, et le dernier intègre des mots empruntés à la suite de l'exergue (« Rien qu'un mo du passé ? Beaucoup plus : quelque chose / beaucoup plus essentiel de ma vie, la réa /...».

    Simple jeu avec un fragment ? Certes non. D'abord, comme le suggère le derrnier poème, c'est par le travail de l'imagination que se révèle la beauté de la réalité, celle de la langue ; ensuite, l'ensemble enseigne que tout s'écrit avec ce qui est déjà écrit (le lecteur repérera d'ailleurs des allusions à la chanson, à Verlaine,...). Vieille leçon sans doute, mais celle-ci encore : que le poème dans son bel ordre — sonnet en alexandrins rimés — est analogue à « la queue de la comète » dont on sait qu'elle est en partie constituée de poussières.

 

Daniel Pozner, /D'un éclair/, Passage d'encres, 2014, 44 p, 5 €.

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1. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Pléiade, tome IV, 1989, p. 450.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

30/04/2013

Pierre Silvain, Le côté de Balbec

Pierre Silvain, Le côté de Balbec, Proust, la mer, barques, mouette

   Ce n'était pas un cimetière de barques, comme il arrive qu'on en découvre de baleines ou d'éléphants, préservés, secrets, rituels, il n'en restait que trois ou quatre qui n'en finissaient pas de se démembrer, renversées sur le flanc, à moitié prises dans la vase, l'une dressant l'extrémité rongée de son étrave presque à la verticale, de même que si elle était prête à s'engloutir. Elles avaient été abandonnées dans la partie de l'embouchure qui demeure à découvert en deçà d'une vaste prairie marine que chaque marée submerge. Du chemin en surplomb, j'ai surveillé d'année en année la progression de l'interminable anéantissement, sans rien noter qui me l'aurait laissé espérer, tant je me désolais de cette ruine figée. J'ai cru chaque fois retrouver, perchée à la pointe de la proue, gardienne pétrifiée elle aussi des épaves, la même mouette blanche à l'œil méfiant que j'avais la plus grande peine à chasser en tapant des mains, et qui revenait aussitôt, outragée, lâchant un cri hostile à l'adresse de l'indésirable, du malintentionné, du tourmenteur et délogeur d'oiseau qui s'éloignait enfin. À présent les barques sont toutes absorbées par les boues, d'où n'émerge plus qu'un tronçon de fer tordu évoquant le bras d'un supplicié privé de main.

 

Pierre Silvain, Le côté de Balbec, L'escampette, 2005, p. 42-43.

06/07/2012

Pierre Silvain, Du côté de Balbec

Pierre Silvain, Du côté de Balbec, Proust, laiterie

   Longtemps, à Combray, l'enfant avait fait ses délices de la crème dans laquelle le père écrasait des fraises jusqu'à obtenir une certain ton de rose qui devait rester plus tard pour le Narrateur la couleur du plaisir, être celle du désir et du tourment amoureux. De Cabourg où il terminait Du côté de chez Swann, Proust écrivait à Louise de Mornand qu'il avait rencontré sur la digue, « par un soir ravissant et rose », l'actrice Lucy Gérard dont la robe rose, à mesure qu'elle s'éloignait, se confondait avec l'horizon (ajoutant que, pour s'être attardé à la regarder, il était rentré enrhumé). Quand j'allais à la Ferme en fin de journée acheter des cœurs à la crème, ce n'était pas en pensant à l'épisode des fraises écrasées. Comme je n'avais pas lu la Recherche, je ne savais rien non plus du rose que le soleil levant mettait sur la figure de la petite marchande de café au lait, du rose de l'aubépine dans le jardin de Tansonville, j'ignorais qu'un tissu rose doublait la robe de Fortuny que le Narrateur avait offerte à Albertine pour la tenir à sa merci.

   La Ferme était une laiterie au rez-de-chaussée d'une bâtisse où de l'enseigne peinte sur sa façade subsistait seulement le contour de grandes lettres que les intempéries et le soleil avaient effacées. On poussait une porte basse, on entrait de plain-pied dans une pièce qui sentait le fade et l'aigri, le linge humide et la cendre. Dans la demi-obscurité, on s'attendait toujours à déranger une poule ou à se cogner contre un baquet. La femme retirait les cœurs de leur moule en zinc, les empaquetait, glissait l'argent dans la poche de son tablier. Personne n'avait gardé le souvenir qu'elle ait jamais engagé la conversation, salué et encore moins reconduit l'acheteur jusqu'au seuil de son antre. Elle pouvait se montrer méfiante, malgracieuse, mais nullement obligée à l'égard de ce dernier, puisqu'il reviendrait.

 

Pierre Silvain, Du côté de Balbec, L'escampette, 2005, p. 92-93.

©Photo Tristan Hordé.