Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

27/08/2015

Marie Étienne, Le LIvre des recels

                             Etienne_Marie.jpg

                                          Péage

 

  On tue une femme ou elle se tue. On ne sait pas. On la retrouve dans le fleuve. On l’a vue sur le pont, il fait nuit. Le fleuve, le pont : un paysage. Ils sont tranquilles et doux, ils possèdent une histoire, permanente. Celle d’une femme qui, différente et la même, a la douleur comme une rage, se voit déteindre assez, dans l’eau des jours, pour se vouloir enfin, trempée, noyée.

   Je l’ai aimée, sa silhouette, je l’ai cherchée dans les chroniques d’<Ile-de-France, dans le journal de la province, toujours à feuilleter les faits-divers. Sur la photo le pont, mais vide. Et l’eau.

   Tu comprends, j’imagine, ce qui se pourrait, là, passer. La Loire comme aujourd’hui, épaisse et plate, et nous, devant son eau, massée de mouvements internes, ou plantée d’arbres pâles ; la terre en ordre, malgré l’odeur des digues ; çà et là les moissons de pierres entassées, de ciels ; et pesamment le chaud qui baignes la ferveur, l’air qui brise le lisse.

 

Marie Étienne, Le Livre des recels, Poésie / Flammarion, 2011, p. 157.

22/06/2015

Marie Étienne, extrait de Onze petits contes

            Etienne1.jpg

3 janvier 2008

 

   Elle constatait avec effroi que son appartement dominait, surplombait la falaise. Ou plus exactement que son prolongement, un espace ni privé ni public, ne se terminait pas, se terminait sur le néant, un vide après lequel il n’y avait plus rien.

   Et elle pensait à la petite qui lui rendrait visite, au terrible danger qu’elle y rencontrerait, elle s’étonnait, elle s’insurgeait contre elle-même : comment avait-elle pu ne pas en tenir compte au moment de l’achat ?

   Son compagnon disait : la falaise s’effondre. Il avait ajouté quelque chose sur la bêtise des promeneurs qui abîmaient les bords de mer, et sur ceux, qui ensuite, y dressaient leur maison.

   Et justement c’était son cas. Devait-elle en changer ?

 

   À quelques jours de là, elle aperçut un pré en pente, très incliné, planté peut-être de lavande — une herbe drue et bleue. En haut du pré, une haie d’arbres, irrégulière, derrière laquelle une maison. « Sa » maison qui l’attend. « Sa » ou « une » mais c’est elle qu’elle attend.

 

Marie Étienne, Onze petits contes, dans Marie Étienne : organiser l’indicible, textes réunis et présentés par Marie Joqueviel-Bourjea, éditions L’improviste, 2013, p. 117-118.

01/04/2014

Marie Étienne, extraits de Un enfant qui s'endort

images.jpg

Dans l'autobus. Extérieur jour

 

Une femme corpulente, cheveux décolorés en jaune, s'entretenait sur son portable.

Elle avait commencé, déjà, sur le trottoir, elle continuait, assise, en parlant fort. Ce qui te déplaisait.

Jusqu'au moment où renonçant à te fermer à ses propos, tu écoutais.

Mais je te dis, répétait-elle, de prendre le brillant, moi je m'en fous, prends-le, ce n'est pas important.

Tu imagines, à l'autre bout, une autre femme, dans un appartement silencieux, cherchant, trouvant, et sur le point de s'emparer de la bague au brillant.

L'autre résiste, à ce qu'il semble, fait des manières.

Mais puisque je te dis que je m'en fous, que pour moi, l'important, c'est de l'avoir accompagnée jusqu'à la fin, de lui avoir fermé les yeux, puis d'avoir embrassé ses paupières. Tu comprends ?

Cela durait, durait, cette mort étalée dans le bus, ce chagrin dévoré de tendresse, l'inanité de ce diamant, stupide, énorme, dans un appartement déserté par la mort.

 

Une chambre. Intérieur. Nuit puis jour.

 

Un homme grand et beau, pareil à l'homme du café où Jude et toi, la veille, vous êtes arrêtés au retour des jardins de la gare, s'allonge près de ton corps, te touche te caresse sans toutefois entrer dans ton intimité.

Estimant que ses gestes et les circonstances ne sont pas dépourvues d'agrément, tu consens aux hommages.

Le jour venu, c'est presque un drame. Quelque chose de la nuit a filtré, s'est répandu comme un nuage de volcan islandais, les langues vont bon train, le scandale grossit sans pour autant vous désigner.

Tu écoutes la rumeur, pas vraiment concernée. C'est cet état d'esprit qu'il te faudrait examiner.

 

Marie Étienne, extraits de Un enfant qui s'endort (inédit), dans Les Carnets d'eucharis, 2014, n°2, p. 56 et 57.

L'Olivier d'Argens, Chemin de l'Iscle, BP 44, 83520 Roquebrune-sur-Argens.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

20/11/2013

Marie Étienne, Onze petits contes

imgres-1.jpg

28 février 2009

 

   Elle est assise à une table en formica. Sur le plateau, des miettes de pain, des boules de mie roulées.

   Celui qui avant elle était assis à cette place était un homme qu'elle aimait, et qui l'aimait

   Quelque chose entre deux a eu lieu de terrible.

   Lui n'est plus là.

   N'est plus.

   Tandis qu'elle reste à regarder les miettes de pain, les bouts de mie roulés en boule, qu'il a laissés

 

                                                  ***

 

18 décembre 2011

 

   Elle l'avait, encore une fois, aperçu, en contrebas, sur la route qui menait à la ferme, assis là, semblait-il par hasard, sans intention particulière, pas même d'attendre d'elle un geste, ou une explication qu'elle s'apprêtait à lui donner, pourtant, retardant le moment, vaquant à ses occupations, se contentant de le guetter, de vérifier qu'il était là, et de se demander, quand il n'y était pas, où il avait bien pu passer — elle lui dirait que tout allait rentrer dans l'ordre, que d'ailleurs, avec l'autre, il n'existait plus rien, oui, elle avait envie, vraiment, de lui parler —, elle le chercha des yeux, il avait disparu, cette fois, elle comprit qu'il ne reviendrait pas.

 

Marie Étienne, Onze petits contes (extraits d'un manuscrit en cours), dans Marie Étienne : organiser l'indicible, textes réunis et présentés par Marie Jocqueviel-Bourjea, éditons L'improviste, 2013, p. 118 et 122.

 

05/05/2013

Marie Étienne, L'Aigrette, dans Le Livre des recels

Marie Étienne, L'Aigrette, dans Le Livre des recels, oiseau, lumière, amour

Tu                m'appel

                     les l'Aigrette

                     dit l'Aigrette

                     mais tu i

                     gnores que je suis

                     l'Oiseau

                     qui vient de cette Nuit     Là-bas

 

au cœur       de la Forêt

                     ce n'est pas la Noirceur

                     mais souvenir de la Noirceur

                     ce n'est pas la Lumière

                     mais souvenir de la Lumière

                     qui entretient et remercie

 

j'ai regagné   le Fleuve

                     je m'y tiens à présent

                     comme une pierre en plein midi

                     une prière sur son socle

                     ô Ciel

                     ap

                     proche ta joue

 

et vous          un Dieu

                     combien au fond d'un Dieu

                     l'Amour est long

                     à être mus

                     elé

                     approche et sens

 

[...]

 

Marie Étienne, L'Aigrette [2008], dans Le Livre des recels, Poésie / Flammarion, 2011, p. 317-318.

 

 

 

15/01/2013

Marie Étienne, Haute lice

Marie Étienne, Haute lice, jeu des sons, allusions, Lewis Carroll,




Rien de plus efficace que l’exergue tiré de Rimbaud, « Moi, j’ai toujours été stupéfait ! Quoi savoir ? » ("Remembrances du vieillard idiot") pour lire ce livre singulier ; c’est dire d’entrée de jeu que le lecteur aura à construire quelque chose — donc à lire ; « Faut-il tout dire afin qu’un jour il ne reste plus rien que la lucidité ? » (p. 124) : certes non. Haute Lice est partagé en sept ensembles de courtes séquences et se ferme sur une postface bien en relation avec l’exergue, sorte de "mode d’emploi" où l’auteur esquisse une poétique : « À proprement parler, le sens ne compte pas vraiment, ou bien ni plus, ni moins, que la sonorité, le rythme et le suspens, c’est ainsi que les choses se passent. » (p. 171) De quoi s’agit-il pour que le lecteur n’ait pas à se préoccuper du sens ?

                  Les ensembles sont liés grâce à la présence du début à la fin d’un personnage, Ava, c’est-à-dire Ève, narratrice des brefs récits dans lesquels elle a un rôle ; ajoutons qu’elle-même devient à l’occasion auteur : « Pour vaincre la tristesse, je m’inventais des fables troubles, dont j’ignorais la signification. » (p.20) Autrement dit, dans cet emboîtement les histoires ne se distinguent pas les unes des autres. Elles mettent en scène Ava, de l’enfance à l’âge adulte, et de nombreux personnages qui n’apparaissent qu’une fois, comme Joachim l’Italien ou Seringa le chimpanzé, ou reviennent à intervalles réguliers, comme Stone (mari d’Ava) ou Nel. Tous font n’importe quoi, le n’importe quoi ne pouvant être toujours défini, et leur apparence même n’est pas fixe. Ainsi, Ava, dans un récit est exhibée au bout d’une laisse, serait-ce dans un cirque ?, et le lecteur retrouve cette laisse bien plus loin, cette fois Ava peut-être sous une forme animale : « La laisse de ma mère, de mauvaise qualité, va céder sous mes crocs. » (p. 117)


Tout peut arriver : les oiseaux ont des dents, des fillettes sont dans des cages suspendues pour le plaisir des curieux, Ava perd sa mère dans un train ou reçoit devant sa porte « face cachée, nuque exposée, une tête sans corps » (p. 94). On multiplierait les exemples, mais ce serait recopier Haute Lice…Si une partie du livre évoque un lieu désigné par Lajenès (à lire "la jeunesse", en créole haïtien), la narratrice se trouve aussi à Paris, monte dans un étrange autobus aux vitres aveugles qui l’emporte nulle part, « dans le milieu d’une étendue d’eau grise, crêtée de loin en loin par une touffe d’herbe. » (p.166) Le lecteur renonce vite à la tentation d’organiser le tourbillon des changements d’apparence, de chercher quelque équilibre dans des récits qui, si minuscules soient-ils, le conduisent dans l’inexploré. On verrait aisément un monde à la Lewis Carroll, une Alice dans Ava, et l’auteur semblerait nous engager dans cette voie, mais il l’exclut immédiatement :  
 
            Petite sœur me conduit au miroir.
            —Passe derrière, me dit-elle.
—Eh, quoi, ne me conduiras-tu ?
Elle rit, fleur goyave. (p. 124)
 
 
 
Le monde de Lewis Carroll a ses lois, qui relèvent somme toute d’une certaine logique, celui de Marie Étienne, qu’on pourrait lire comme relevant uniquement du rêve, est pour beaucoup un univers de mots, j’y reviendrai. 
Cependant Le monde de Lewis Carroll a ses lois, qui relèvent somme toute d’une certaine logique, celui de Marie Étienne, qu’on pourrait lire comme relevant uniquement du rêve, est pour beaucoup un univers de mots, j’y reviendrai. 
            Cet univers n’est pas totalement coupé de l’Histoire ; on y croise par exemple un maçon « admonesté et sous-payé comme c’était la coutume » (p. 39), et les femmes, qui savent distinguer la satisfaction du désir sexuel et l’amour, peuvent surtout être elles-mêmes par le rêve ou l’écriture ; « Je commençais d’écrire c’est-à-dire de migrer vers mes terres intérieures « (p. 75) indique Ava. Mais quand elle entend bien refuser d’être dans le temps (« Je refuse de survivre à l’instant annulé en m’accrochant avide aux basques du suivant »), sa sœur se moque d’elle : « Allons, allons, tu racontes des histoires ! » L’Histoire est présente aussi par les allusions littéraires ; par exemple, "La Ravaudeuse" évoque Margot la Ravaudeuse de Fougeret de Monbron et "Nel" peut-être un personnage de Fin de partie de Beckett, "Marigda" est sans doute une allusion au livre de Viviane Forrester Le corps entier de Marigda, etc. Quant au premier récit, "La dictée", dans lequel Ava se laisse aller à uriner  en classe au point que le liquide forme une grande mare, sans d’ailleurs que l’institutrice s’étonne outre mesure, il renvoie directement à "Remembrances du vieillard idiot" et donc à l’exergue :
 
[…] Quand ma petite sœur, au retour de la classe,
[…] Pissait, et regardait s’échapper de sa lèvre 
D’en bas, serrée et rose, un fil d’urine mièvre… !
 
            La postface introduit un jeu entre lice et lisse, d’où les termes techniques de peausserie lisser et chagriner ; dans les deux cas, le travail de l’artisan — la tapisserie, montage complexe de fils, la préparation des peaux — permet de passer d’une apparence à une autre : impossible de reconnaître dans l’œuvre achevée les matériaux travaillés. Et c’est heureux. De même, les mots sont associés non pas comme dans une fatrasie, mais pour construire des ensembles pas encore vus, pas encore imaginés, pas du tout impossibles … puisqu’ils sont décrits. Voici par exemple le début d’une scène dans la loge d’une maison d’Ava :
 
« La femme est belle, moi je sucre, elle a les doigts qu’il faut, on lui en mangerait son cratère de plaisir, d’autant qu’elle sait ce qui convient : détecter en dansant mais sans colle ni buée les écrans de fumée qui séparent du bleu, et lire dans les yeux le tintamarre des culs. » (p. 97)
 
Le seul changement de position des mots (qui entraine modification du statut grammatical) produit des effets, ainsi dans ce passage : « or voilà que la terre se bombe, or voilà que les bombes se terrent » (p. 30) ; on notera les nombreux jeux avec les sons, minuscules (« je suis en pantalons, pantoise ») ou non : Ava aime une femme qu’elle nomme "Missive" ou "Mélisse" ou "Réglisse", noms qui portent le sens « de délice (ou supplice ?) », et il n’est pas surprenant que la rivale de cette femme ait pour nom "Céline" — la finale ne peut entrer dans la série….Au jeu des sons s’allie le rythme ; on prendra plaisir à entendre le mouvement de la voix dans ce passage :
 
« Musique en fête, en tête, en crête, en kiosque, en dents calquées sur les montagnes, en tournevis, en tour de roue, musique saoule sur les terrains poudreux, éclatée à dessein, flûtes en verve. Musique verte. (p. 80)
           
Il y a dans Haute Lice un amour de la langue (comment dire autrement ?) que l’on voudrait plus répandu, une jubilation que l’on partage sans peine, un humour constant — et une manière malicieuse de l’auteur d’être présente : "Marie" et "Ava/Ève" sont deux origines culturelles, et ne reconnaît-on pas "Marie" dans les noms de personnages "Mariquido" et "Marigdar" ?
 
Marie Étienne, Haute lice, José Corti, 2011.

Paru dans Les Carnets d'eucharis en 2011.

 

05/01/2013

Marie Étienne, Le Livre des recels

Marie Étienne, Le Livre des recels, la laide, rêverie

Journal sans bords, 1975-1978

 

1                                                                                 LA LAIDE

 

   Amère, amère. Retombée de citron. Elle est celle qui s'éprend de l'heure reine tôt vécue.

 

   Et marcher dans cette ouate imbibée, quel retard !

Les arbres sans racines se sont trompés de terre, leurs feuilles s'engloutissent, s'engloutissent, n'ayant rien d'autre à espérer. Les pierres sont devenues montagnes, elles-mêmes devenues carnaval incertain que chacun se balance à la tête.

 

   « Ma rivière calme dans sa fête, l'air carnassier, Mère des Trois Pays, ça cogne dans ta tête, tu crois que c'est à la fenêtre.

   Va-nu-pieds sur la digue, sur la digue don daine, tu traînes, corps vautré.

   Sang coulé n'a pas d'odeurs, le tien si car de menstrues.

   Les comptines sont là pour toi, crevasses en sus. »

 

  2

 

   Un homme a sa fenêtre compte les notes disposées sur les fils électriques, tandis qu'un train, si train il y a, refuse sa chanson aux moines paysans qui déversent aux champs leurs surplus de prières ; tandis que les gendarmes prennent la cuisinière en flagrant délit de masturbation.

 

   Ça c'est un à-côté, rien de commun avec la laide, qui s'enfuit en cachant sa pensée, toute rouge dressée, et poursuivie par des soldats casqués en vue de ce travail.

 

   Revêches sont les cerisiers, les épaules, les villages.

 [...]

 Marie Étienne, Le Livre des recels, Poésie / Flammarion, 2011, p. 121-122.

 

                                      

14/04/2012

Marie Étienne, Journal sans bord, dans Le Livre des recels

1987755238.jpeg

Journal sans bord, 1975-1978 (Extraits)

 

                                                                              La laide

 

1

 

   Amère, amère. Retombée de citron. Elle est celle qui s'éprend de l'heure reine tôt vécue.

 

   Et marcher dans cette ouate imbibée, quel retard ! Les arbres sans racines se sont trompés de terre, leurs feuilles s'engloutissent, s'engloutissent, n'ayant rien d'autre à espérer. Les pierres sont devenues montagnes, elles-mêmes devenues carnaval incertain que chacun se balance à la tête.

 

   « Ma rivière calme dans sa fête, l'air carnassier. Mère des Trois Pays, ça cogne dans ta tête, tu crois que c'est à la fenêtre.

   Va-nu-pieds sur la digue, sur la digue don daine, tu traînes, corps vautré.

   Sang coulé n'a pas d'odeurs, le tien si car de menstrues.

   Les comptines sont là pour toi, crevasses en sus. »

 

2

 

   Un homme à sa fenêtre compte les notes disposées sur les fils électriques, tandis qu'un train, si train il y a, refuse sa chanson aux moines paysans qui déversent aux champs leurs surplus de prières ; tandis que les gendarmes prennent la cuisinière en flagrant délit de masturbation.

 

   Ça c'est un à-côté, rien de commun avec la laide, qui s'enfuit en cachant sa pensée, toute rouge dressée, et poursuivie par des soldats casqués en vue de ce travail.

 

   Revêches sont les cerisiers, les épaules, les villages.

 

3

 

   Elle l'appelle de sons neigeux, le fol, l'éclaté byzantin, le Mozambique à nez camard, elle divague la sucrée, creusant ses paumes, dictant ses plaintes.

 

          Elle chevauche, elle requiert

          « Mon foisonnement rare », dit-elle.

 

   Elle halète, bras sémaphore, dans le champ froid évanoui, gorge tendue, cri répété.

          « La forêt s'ouvre et me rejette, gros poisson ballonné.

           De mes siamois qu'adviendra-t-il ?

           De mes perdrix roucoulent douces ?

           De chaque chêne à moi donné ?

           De mes cristaux transparents gais ? »

 

Marie Étienne, Le Livre des recels, Poésie / Flammarion, 2011, p. 123-125.

06/02/2012

Marie Étienne, Lettres d'Idumée

author_cover_marie_etienne_206722_250_350.jpeg

    Le mal des choses

 

Cette année-là l'hiver

en elle le désir de sommeil

obscure et sourde en elle l'attente

 

Je fus prise jusqu'aux vastes rives

par les questions

 

Le mal des choses ne s'invente pas

ni le deuil qui efface ni

l'ombre

 

 

Du côté lent de la prairie

midi me brûle

je franchis l'eau

 

avec des floraisons de rage

pour les promesses comme limite

l'air léger sans rideaux

 

Elle écrivait viens voir

comme je vis blessée

 

 

La chambre est petite, sèche

Je suis restée debout toute la nuit et toute la journée

           et j'ai laissé entrer le vent

Tout autour il y a des bouleaux gros et blancs, un saule

           qui retombe sur l'eau

 

Elle ne comprenait rien car elle avait appris trop vite

            elle ne comprenait pas les mots seulement les

            chansons craignant le sang comme appliqué par

            une main

 

Elle reposait, sa tête renversée se débattait sur l'oreiller,

            point si grande, le sourcil oblique

 

[...]

Marie Étienne, Lettres d'Idumée, Poésie 82 Seghers, 1982, p. 49-51.

04/04/2011

Marie Étienne, "Postface" de Haute lice

À proprement parler, le sens ne compte pas vraiment, ou bien ni plus, ni moins, que la sonorité, le rythme et le suspens, c’est ainsi que les choses se passent. Alors un manuscrit, c’est-à-dire un agrégat de mots, ressemble au matériau du fabricant — le ciment du maçon, la pâte du boulanger ou l’argile du potier — il se malaxe, il se travaille, il s’échafaude. Parfois il sert et il ressert à plusieurs fins, pas tout à fait définitif. Ce qui le constitue est à la fois aléatoire et primordial. Ainsi s’expliquent les redites, les recommencements. C’est comme si, au fond, on disposait d’un stock, limité au départ, et qui serait utilisé à des fins différentes. On pourrait en changer, s’en reconstituer un neuf, mais non, merci, on n’y tient pas, on conserve celui-là qui remplit son office.

 

Marie Étienne, "Postface" de Haute lice, éditions José Corti, 2011, p. 171